Partie I : Balloté par les flots.
S’aventurant en dehors de la boutique de magie d’Eniod, Endar fendit la foule qui s’écarta bien vite de son passage en tentant de ne pas se faire toucher par lui, comme s’il était porteur de la peste. Les murmures désapprobateurs et remplis de haine résonnèrent à ses oreilles pointues, néanmoins tout cela ne le touchait pas plus que cela puisque la vie des humains était aussi inintéressante qu’elle était fragile. L’elfe noir se rendit près du port et y chercha une place tranquille près d’arbres surplombant la mer à l’abri des regards des matelots qui s’agitaient sur le pont de leurs navires de pêche. Il s’assit en tailleur, les yeux rivés sur les vagues qui venaient lécher les parois rocheuses et sortit de sa besace la fiole qui contenait de l’eau d’un bleu profond, arrachant le bouchon pour la boire rapidement. Il porta vivement sa main à sa gorge en feu, il avait l’impression d’avoir bu toute la mer, le sel lui donnant d’atroces nausées. Se pliant en deux, il rampa jusqu’au bord du bout de terre surplombant l’immense étendue d’eau salée, ses mains tremblant, prises de violents spasmes tout comme le reste de son frêle corps.
- Que m’arrive-t-il par tous les dieux ?
Sa propre voix lui semblait à présent lointaine et il lui sembla que son esprit s’ouvrit à la mer qui, à chaque houle, semblait chanter pour lui. Dans un ultime effort, il se retourna, son dos nu contre la terre, son œil mordoré fixant les branches des hêtres qui s’agitaient au gré du vent marin. Il entendit au loin les croassements d’un corbeau aussi noir que l’ébène venant de la cité marchande et bientôt, il se rapprocha de sa position, ses ailes vibrant dans l’air jusqu’à ce qu’il vienne se poser sur la branche d’un vieil hêtre au-dessus de lui.
- Toi le banni et l’insoumis des dieux, lorsque la terre et l’eau se lieront, la souffrance te reviendra en mémoire. Suis les corbeaux jusqu’aux blanches falaises lorsque la lune miroitera. De mots il te faut t’armer jusqu’au chemin de la vérité.
Il ne manquait plus qu’un dieu jouant les prophètes à ses heures perdues au tableau, celui-ci d’ailleurs à travers le corbeau continuait de le fixer de ses trois yeux rouges. Un humain surgit soudain des fourrées et bien qu’affaibli, le mage sentit sa magie affluer dans ses veines. L’humain le vit et son visage se crispa sous l’effet de la haine, ce n’était sans doute pas aujourd’hui qu’un shaakt pourra vivre parmi les humains.
Torse nu couvert de poils, il continuait de le dévisager à plusieurs mètres de lui, l’odeur de poisson émanait de lui et frappa ses sens développés. Mal rasé, des cheveux noirs en bataille et le sel collant encore à sa peau, il était certain qu’il revenait tout juste d’un long voyage en mer qui n’avait pas été de tout repos. Même de loin, il entendait sa respiration saccadée et difficile et il mettrait presque sa main au feu qu’il était atteint d’addiction à la drogue et à l’alcool à en juger par son haleine avinée. Un pantalon surmonté d’une corde venait tout juste l’habiller et ses chausses étaient attaquées par le sel ce qui le rendait encore plus méprisable. Malgré tout cette hargne qui luisait follement dans ses yeux, il baissa la tête et partit la queue entre les jambes comme un loup s’avouant vaincu.
Lorsque le marin s’éloigna, Endar chercha à se relever, passant ses bras autour de l’arbre dont les branches surplombaient la mer, sentant qu’il s’habituait à cette nouvelle magie. C’est alors que le marin surgit de nouveau, le bousculant violemment pour se retrouver sur lui, une dague levée vers les cieux.
- Au nom de Valshabarath, meurs ! assena-t-il en tentant de le poignarder.
Ses mains bloquèrent celles du tueur alors que la dague ne se trouvait qu’à quelques centimètres de son cou. Il entendait les croassements de plus en plus énergiques du corbeau qui observait la scène sans doute avec délectation en se demandant qui sera son prochain repas et il était hors de question que ce soit lui ! Cette simple pensée lui permit de repousser légèrement le marin au regard fou, cependant, il était bien trop fort et il reprit du terrain en raison de la fatigue du shaakt. Le mage crut entendre la mer se déchaîner, mais en réalité c’était le rebord qui se fissurait, la roche depuis longtemps dévorée par les marées. Son assassin n’était sans aucun doute pas conscient des craquements de la terre et lorsqu’un dernier craquement se fit entendre le pan de terre s’effrita les faisant tout deux tomber en pleine mer. Sauvagement fracassés contre les parois rocheuses, les deux protagonistes se séparèrent sous l’effet de la violence des flots et la mer déchaînée l’emporta dans les abysses.
Des souvenirs lui revinrent en mémoire sous la forme de flash. Il était de nouveau dans l’arène souterraine de Khonfas, son corps frêle couvert d’hématomes et ensanglanté, ses pieds à nu sur le sable chaud. Comment avait-il pu survivre alors même qu’il n’était pas encore au courant de ses pouvoirs ? Cette question ne cessait de le tarauder et aucune réponse ne finirait par le satisfaire. Si le goût du sang, la douleur et les épreuves subites l’avaient poussé à se battre, il ne saurait jamais par quel miracle il était encore en vie. A chaque adversaire gisant sur le sol, son corps tremblait de plus en plus sous l’effort, contenant avec peine la douleur qu’avaient laissée les lames et les poings de ses adversaires humains ou des elfes d’autres ethnies aussi malchanceux que lui de se retrouver en ce lieu maudit. A la fois, la peur le prenait au ventre et en même temps l’excitation de se retrouver en plein combat le poussait vouloir verser encore plus de sang.
Quand il est sorti de l’arène, il n’était même plus une des nombreuses recrues fouettés jusqu’au sang par les anciens guerriers, il était devenu un simple monstre qui n’obéissait plus à des dieux manipulant le destin des êtres de Gaïa.
Petit à petit, il reprit conscience du monde tout autour de lui se retrouvant sur une lande de sable, la mort l’ayant rejeté au même titre que la mer. Ses doigts étaient en train de griffer la terre tandis qu’il se redressait, la face à demi couverte par la boue. Endar se tenait devant un bois d’hêtres, il espérait juste que la mer ne l’ait pas rejeté trop loin d’Eniod, cependant, au loin, il crut distinguer les hauts remparts d’Eniod ce qui le conforta dans l’idée que le courant ne l’avait dévié que de quelques kilomètres de sa position initiale.
Sa sacoche contenant la fiole de fluide de terre, la bourse pleine de yus et le fragment d’or de la mine qu’il avait découverte s’était échouée près de lui, intacte malgré le sel qui était en train de ronger le cuir. Vérifiant que rien ne lui manquait, il la remit en bandoulière et s’approcha de l’étendue de l’eau pour se nettoyer autant que possible. S’aventurant à l’orée de la forêt, il y ramassa quelques branches mortes et quelques cailloux afin d’établir son campement de fortune face à la mer. Il leva la tête vers les étoiles illuminant la nuit telles des phares guidant les marins jusqu’à leur chez-eux. La ville souterraine de Khonfas lui manquait plus qu’il ne l’aurait crû, cependant approcher des portes de la cité lui causeraient plus de problèmes qu’elle n’en résoudrait et il n’avait pas oublié la punition réservée à son père et ces araignées qui avaient cherché à le dévorer tout comme son père. Les traits de son visage se durcirent lorsqu’il se souvint des cris d’effroi et de douleur de son père implorant la clémence des dieux mais aucune larme ne venait longer son visage fin.
Pleurer lui était devenu comme impossible, la tristesse était d’ailleurs vite balayée par la vengeance et corrélativement du besoin de puissance. Cette haine qui s’était emparée de son être ne l’avait jamais quitté, elle était devenue une amie, une compagne qui ne l’abandonnait jamais. Cette vengeance qui l’avait poussé à servir un seigneur shaakt autoproclamé qui n’hésitait jamais à recourir à des méthodes efficaces pour limiter dans l’ombre le pouvoir de sa sœur cadette. Qu’avait-il vu au moment où les gardes de la prison l’avaient amené à la demeure des Vrinn ? Un grand seigneur à l’armure étincelante ? L’espoir de la fin du règne des matriarches à Khonfas ? Un nouveau père ? En regardant les étoiles et en écoutant le roulis des vagues, il se sentait paisible et il n’aurait quitté cet endroit pour rien au monde, si et seulement si il ne désirait pas acquérir autant de pouvoir.
Tuer les matriarches responsables de la mort de son père ne suffirait pas à étancher sa soif de sang et reviendrait à supprimer quelques shaakts vite remplacés par d’autres au sein du grand jeu des chaises musicales du pouvoir. Il s’allongeait de tout son long sur la terre à côté du petit feu de camp qui servait plus à éviter que les bêtes sauvages ne viennent l’attaquer par curiosité culinaire, du moins celles qui étaient effrayées par le feu, plutôt qu’à se réchauffer.
Admirant les étoiles pigmentant cette toile d’un bleu sombre, il songea à son rêve de devenir lui aussi un seigneur shaakt, bien plus grand que ceux qui léchaient les bottes des matriarches pour espérer survivre. Dans un soupir las et résolu, il pensa que l’opportunité de se faire un nom dans une guerre n’était pas au rendez-vous, certes avait-il déjà pu mener des escarmouches notamment en direction d’Eniod il y a quarante ans de cela mais c’étaient des pillages et non des batailles rangées, encore moins des campagnes militaires. Endar était fin tacticien, une qualité sans doute des plus appréciables lorsqu’on est un mage extrêmement fragile au corps à corps. Durant toute la nuit, il se concentra à diffuser ses fluides d’eau dans tout son corps pour s’y habituer et commença à diriger ses fluides sur la mer calme pour tenter de maîtriser cet élément encore mystérieux pour lui. Au bout d’un certain laps de temps qui lui parut une éternité, il arriva à guider le courant du bout des doigts, dirigeant l’eau comme un marionnettiste manipulant sa création. Ne connaissant qu’une seule formule magique, sa seule solution résidait en l’abandon des incantations et à l’utilisation d’une nouvelle méthode pour user de magie.
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