Le changement d'atmosphère est saisissant. Le vent chaud sur son visage lui rappelle à quel point l'air libre et les grands espaces peuvent lui manquer … quelque soit l'endroit sur Yuimen où elle se trouve, au final.
Il y a encore quelques semaines, lorsqu'elle arrivait à Tulorim depuis sa terre natale, elle aurait juré sur sa foi qu'elle ferait tout pour y retourner ; et il y a à peine une dizaine de minutes, elle y était et à pourtant choisi de revenir ici.
Ce n'est pas seulement pour celui qu'elle porte dans ses bras, qu'elle préfère confier aux prêtres de ce continent que du sien à Xaoranh, trop isolés depuis longtemps pour accepter un gobelin, même mort, sur leur terre sacrée. Ce n'est pas seulement pour la promesse de retrouver les assassins de sa sœur, qu'elle aura du mal à retrouver maintenant qu'elle a perdu leurs traces à Yarthiss. C'est un peu des deux et beaucoup pour elle-même, se retrouver seule à seule afin de faire le point, afin de prendre le temps de réfléchir à ce qu'elle est devenu, ce pouvoir naissant et cet autre monde qu'elle a à peine effleuré du bout des doigts et qui l'appelle comme une sirène appelle les marins perdus en mer.
Après une longue et profonde inspiration, elle se décide à regarder en arrière.
Il n'y a plus rien, évidemment. Pas de lumière, plus de trace de la porte qu'elle vient de franchir. Le volcan, la salle où était enchainés les Silnogures profanés par la folie de Karsinar, les enfants, ses compagnons d'infortune, le messager de Brytha … tout est loin, tout est finit.
Elle ravale sa rancœur envers ce nouveau et plus que dérangeant culte purificateur.
Au final, elle le sait au fond d'elle sans vraiment l'accepter, le sentiment général de gâchis qui s'impose dans son esprit n'est pas justifié. Après tout, ils ont sauvés plus que de simples animaux, ils ont réussi à déjouer le plan de Karsinar sans suivre aveuglément les desiderata d'une soit disant Déesse purificatrice. Mais s'ils y avaient été obligés, elle aurait sacrifié dix vies pour en sauver des centaines car après tout, n'était-elle pas la mieux placée du groupe pour savoir que la mort n'est qu'un chemin que tout le monde doit emprunter et n'est en rien une fin en soit.
Son dégoût naissant pour Brytha l'avait pourtant exhorté à repousser l'échéance, convaincue qu'un être aussi puissant qu'un Dieux, s'il décide d'intervenir dans leurs vies … décide aussi de l'intégralité du comment.
Des morts inutiles, il y en a eu. Le petit corps vert du gobelin si spécial a été le premier.
- On avance, dit-elle pour se donner le courage de faire le premier pas qui signifie la fin d'une épreuve et le début d'une route inconnue.
Son compagnon mort-vivant marche à ses côtés sur le chemin isolé menant au temple des Dieux noirs. La dernière fois qu'elle l'avait emprunté, elle n'avait même pas conscience qu'elle possédait ce pouvoir de ramener les âmes torturées des enfers à la vie, ou tout du moins, de leur permettre d'arpenter de nouveau ce monde qui les a vu mourir … mais dans quel but ? Cela elle ne le sait pas encore. Peut être que la réponse se trouve dans les livres qu'elle a pris dans la bibliothèque de Brytha, peut être qu'elle devra les découvrir comme elle a découvert comment se lier à une âme torturée ou comment communiquer avec les esprits des morts : dans la douleur et la souffrance, et pas forcément celle des autres.
Le temple se dresse devant elle, sa forme étrange légèrement pyramidale, l'obscurité lourde qui semble l'entourer quelques soit l'heure de la journée, le croassement lugubres des corbeaux … tout est là et plus encore. Elle se sent soudainement en paix, en harmonie avec ce qui se dégage des lieux, aussi terrifiant soient-ils pour une grande majorité des Yuimeniens.
Tout est sombre malgré les bougies allumées le long des parois du temple, tout est froid malgré la chaleur oppressante de la région, tout est fait pour que seuls les serviteurs des Dieux noirs se sentent chez eux comme nulle part ailleurs. Et Maâra est de ceux là, quoi qu'elle puisse paraître, quoi que puisse faire croire son visage de porcelaine et son regard absent.
Elle avance lentement à l'intérieur du temple, Fenouil dans les bras et Stor Varg marchant un pas devant.
- Bienvenue visiteur.
La voix d'outre tombe rebondit sur les murs nus du grand couloir. Maâra s'approche de la lueur d'une bougie et salue respectueusement l'être encapuchonné avant de parler.
- Maître Idilius.
La présence, l'aura de cet homme lui est toujours aussi difficilement déchiffrable. Il émane de lui une puissance qu'il semble savoir contrôler au point de pouvoir influencer les personnes qu'il rencontre d'une simple modulation dans la voix.
- Nous sommes-nous déjà rencontré ? demande-t-il en s'approchant de la nécromancienne.
- Une fois, il y a plusieurs semaines maintenant, lors d'un rituel de l'ellmetiah.
- Oui, le serment de vengeance aveugle. Vous avez bien grandi depuis.
- Je … marmonne-t-elle, ne comprenant visiblement à quoi il fait référence.
- Votre pouvoir, il a éclot, il est naissant, balbutiant mais vous semblez impatiente de le maîtriser.
Et lui ? demande-t-il en désignant Fenouil.
- C'est pour lui que je suis ici. Avez-vous quelques minutes devant vous ?
Il lui fait signe de le suivre jusqu'au fond du grand couloir et désigne de la main l'autel de pierre encadré par les deux piliers des Dieux maudits afin qu'elle repose le gobelin dessus.
- Il est mort de la main d'un serviteur de la purificatrice, lors d'un rituel initié par Brytha pour sauver les âmes d'animaux profanés par Karsinar.
Une introduction courte, concise, succincte et laissant une place immense à mille nouvelles questions. Idilius lui fait cependant signe de continuer sans en poser.
Par des actes de tortures et de magie puissante, Karsinar a réussit à profaner plusieurs races de Silnogures à travers tout Yuimen. Ces animaux mythiques erraient sans âmes mais toujours en vie. Un acte contre nature que j'ai participé à arrêter … au prix entre autre de la mort de ce gobelin.
Si je vous l'ai ramené c'est que je n'ai pas réussi à retrouver son âme ou son esprit dans les enfers. Brytha semble avoir réussi via son rituel à morceler des âmes qu'elle considérait comme pures, pour sauver et rendre la leur aux Silnogures. Ce gobelin est mort pendant le rituel … mais je n'ai perçu aucune parcelle de son âme de l'autre côté. C'est incompréhensif. J'ai besoin de votre savoir pour comprendre comment il peut être mort sans que son âme soit perceptible, et vivant à travers la race qu'il a sauvé.
Le serviteur de Phaitos est resté aussi impassible qu'un rocher séculaire pendant son récit.
- C'est troublant, en effet, dit-il enfin en faisant signe à quelqu'un que Maâra n'avait pas senti de les rejoindre.
Je vous laisse entre de bonne main, jeune nécromancienne. Vous aurez vos réponses.
L'être encapuchonné repart aussitôt sans un regard vers la dépouille de fenouil. Maâra reste sans voix, se demandant si elle n'avait finalement pas fait là une terrible erreur en œuvrant contre les ambitions d'un des treize.
- Ne soyez pas offensée par son attitude.
- Pas le moins du monde, je pensais à autre chose. Vous pouvez m'aider ?
- Bien sur, je suis tout comme vous nécromancienne, avec un peu plus d'expérience.
- Comme presque tout le monde on dirait, rajoute-t-elle d'une voix blasée.
- Chaque chose en son temps.
Elle s'approche de Fenouil et Maâra sent la magie du prêtre remplir la pièce, si puissante qu'elle en est presque palpable. Une ombre s'abat sur la pièce déjà sombre, le froid s'intensifie et une rumeur semble venir des tréfonds des lieux, une murmure envoutant pour qui sait apprécier ce son d'outre tombe.
- Il est là bas.
La voix cristalline de la prêtresse sort Maâra de son cocon d'obscurité.
- Pourquoi je n'ai pas pu le retrouver ?
- Parce qu'il n'est pas là où n'importe quel nécromancien peut le contacter. Il est à l'abri, en quelques sortes, sous la protection de Phaitos en son nom ou celui d'un autre Dieu.
Il existe sur Yuimen des âmes dites héroïques. Des âmes puissantes, des êtres bénis par les Dieux destinés à de grands desseins … et qui peuvent ressusciter.
- Alors il va … ?
- S'il en a la force, oui. Nous ne pouvons rien pour lui de ce côté du monde. Nous allons prendre soin de son corps, mais vous ne pourrez pas venir. Il est des choses que même vous ne pouvez voir ou faire.
- Je comprends. Pouvez-vous m'enseigner comment retrouver une telle âme ? demande alors Maâra en pensant à sa sœur qu'elle n'avait pas réussit à retrouver non plus.
- Cela ne s'enseigne pas. Si vous en êtes digne un jour, vous le pourrez. Mais si je peux me permettre un conseil, ne cherchez pas à forcer votre pouvoir … c'est le meilleur moyen de le perdre ou le dénaturer.
- Je suivrais votre conseil. Prenez soin de lui surtout.
- Il est entre de bonnes mains maintenant, n'ayez crainte.
Maâra hoche la tête en acquiesçant avant de remercier la nécromancienne.
C'est en sortant du temple qu'elle se rend compte qu'elle n'a pas douté un instant de leurs paroles. Si au cœur du volcan, le commandement de tuer des enfants pour leur pureté avait émané de Phaitos en personne, aurait-elle lutté comme elle l'a fait ou serait-elle devenue comme Hector, un pantin aveuglé et soumis ?
Elle ose croire que non … ayant depuis toujours trouvé dans le doute et la remise en cause de ses certitudes une manière de renforcer sa foi. Mais n'est-ce pas l'inverse qui vient de se passer à l'instant ?
suivant