Rituel macabre.Les ruelles sombres de l’après-crépuscule étaient silencieuses. Les bonnes gens s’en étaient allés trouver un repos bien mérité pour la nuit, et le peuple nocturne n’aimait rien de mieux que d’être secret et invisible. De lourds nuages mordorés venant de l’Ouest donnaient au ciel une obscurité totale, cachant la lune et les étoiles. Ils n’étaient visibles que via les reflets marbrés de leur noir profond se teignant d’anthracite pour les plus bas d’entre eux. La cité du vice dormait en paix, alors que l’air se chargeait d’une densité étrange, presque palpable. Et l’Ogre marchait, imposant et imperturbable, sur les pavés sales de la ville. Sous le capuchon de sa sombre soutane, ses deux yeux laiteux brillaient d’une lueur mauvaise. Il était de nouveau là, dans ces rues ensanglantées, théâtre d’odieuses actions perpétrée par et pour les Dieux de l’Ombre. Il était de nouveau lui, l’Ogre de Tulorim, le cauchemar des cœurs purs et des culottes courtes. Repus de chair et de boisson, c’est la soif du pouvoir des Ténèbres qui l’appelait désormais. Son retour ici bas devait se faire dans les règles de l’art, avec un rituel qui laisserait sa marque sur les âmes paisibles des Tulorains. Tous apprendraient sa mythique résurrection. Tous sauraient qu’il était de nouveau là, terrible et cruel comme autrefois…
Désormais, il savait quelle voie s’offrait à lui. Il l’avait entraperçue, dans les ombres de sa solitude recluse : Les âmes tourmentées s’étaient réveillées, et lui avaient soufflé la sentence de Phaïtos qui les accablait, et leur but haineux sous le règne de Thimoros, au service de l’obscurité. Les morts inacceptés des Enfers, racailles insidieuses qui répandaient le mal sur les Continents, dans chaque pays et villes… Il y avait là un potentiel de force et de cruauté énorme et inexploité. Une occasion pour Gurth Von Lasch de prouver son éternelle adoration des dieux du Mal. De la mort naitrait la souffrance, le chaos, et encore plus de morts… De ses mains, il répandrait l’idéologie de ses Maîtres divins.
Il n’y avait qu’un lieu pour ce rituel, un seul endroit dans Tulorim qui soit apte à recueillir les premières semences d’une haine grandissante, d’une passion aveuglante, d’un chaos indicible : Le cimetière.
Les mausolées et pierres tombales trembleraient dans leur fondement, ce soir. Car Gurth approchait, de son pas lourd et cadencé. Alors qu’un grondement sourd résonnait au loin, au dessus de la forêt qui cernait Tulorim, son ombre gigantesque apparut dans le cimetière, poussant la grille rouillée qui en protégeait bien sommairement l’accès. Un soupir rauque sortit de sa bouche, comme un ricanement sourd et sans joie. Les éléments s’accordaient : c’était la soirée parfaite pour ce qu’il avait à faire. Une ambiance lourde, un ciel aveugle, un orage en vue et un parfum de mort stagnant dans l’air. Il savait bien ce qu’il avait à faire, et où il devait se rendre. Mais il comptait prendre son temps, et faire ça bien. Depuis tant de temps qu’il se préparait à ce jour, il n’allait pas tout gâcher sous la simple menace d’une excitation désuète et affligeante. La fratrie obscure méritait plus que ça, bien plus…
Ainsi, sans empressement, sans raccourci ou pas rapide, il parcourut les allées du cimetière, d’abord les principales, puis les secondaires : celles qui le mèneraient à son but. Et il y parvint bientôt, alors que son cœur battait à tout rompre dans son immense poitrine graisseuse. Ici, les tombes étaient plus petites qu’ailleurs dans le cimetière. Elles étaient frêles et fragiles, tout comme les êtres qui étaient enfouis sous elles, six pieds sous terre. Des enfants. Les cancres chamailleurs, brailleurs délétères, chapardeurs cariés et turbulents bagarreurs. Ceux que Gurth haïssait depuis toujours, symbole de la vie qui naissait, du bruit qui rompait le silence quiet d’une réclusion mortelle, du mouvement antinomique de l’immobilisme cadavérique. Une plaie de ce monde, ses premières victimes. Si c’est un concours de nourriture qui lui avait valu ce surnom d’Ogre de Tulorim, c’était bien cette haine rancunière et meurtrière qui avait donné à ce pseudonyme une connotation sanglante et effrayante. Nul ne l’avait pris sur le fait, et rien ne permettait de l’associer aux crimes sanguinaires d’enfants dans la cité, mais des bruits avaient circulés, autrefois, sur un énorme mangeur d’enfants qui tuaient les jeunes humains lors des nuits de pleine lune… Un ogre terrifiant, c’était toujours l’appellation qui lui correspondait le mieux, depuis tout ce temps. Peut-être même plus, depuis sa réclusion intentionnelle dans sa cellule du Temple.
Le cimetière des enfants s’étendait devant lui, et ses yeux blancs reluquaient les noms et écrits gravés sur les pierres tombales. Un large sourire sadique s’étendait sur son monstrueux visage à mesure qu’il avançait dans les petites allées bordées de cailloux et de mauvaises herbes. Et ce sourire se figea soudainement, en même temps que son pas lourd, devant une petite stèle recouverte de mousse séchée.
Aniah Herm
Arrachée à la vie par un monstre.
Passants, craignez et haïssez l’Ogre qui tua notre enfant.
Une ancienne connaissance, qu’il avait laissée égorgée, se vidant de son sang après s’en être repu sur les dalles d’une sombre ruelle. Il n’avait que faire de son identité, ou des sourdes menaces de ses géniteurs peinés et abrutis. Gurth ne ressentait aucune pitié pour ces tas de chair vivants, et n’aurait de cesse que de les faire souffrir de douleurs diverses. Ce qui l’intéressait, c’était le corps pourrissant de cette petite fillette, sa dernière victime, celle qui avait habité ses rêves ténébreux, de nombreuses nuits. Ce soir, elle serait le médium de sa puissance, le pinceau qui étalerait la peinture noire de son pouvoir sur la toile de son corps immense.
Sans plus attendre, il se mit à genoux et plongea ses mains dans la terre. Elle n’avait pas bien été tassée par le temps, et devait s’être fait récemment remuer par l’écrasement du cercueil en bois pourri. Elle était meuble et grasse, et ses gros doigts s’enfonçaient dedans avec une déconcertante facilité. Ahanant d’excitation et d’essoufflement, il creusait, creusait et creusait encore, retournant la terre en l’envoyant valser derrière lui, sans considération d’ordre ou d’organisation. Bien vite, des gouttières de sueur se formèrent sur son crâne chauve et le long de sa nuque, mais il n’en avait cure : tout effort, toute souffrance avait pour lui un but, et n’était qu’un chemin vers son idéal.
Ainsi, peinant et suant, il creusa la tombe jusqu’à en retrouver le contenu. Le cercueil s’était bien effondré récemment sur lui-même, tant et si bien que l’Ogre n’eut qu’à en retirer les morceaux épars pour enfin faire face à l’objet de sa convoitise : le corps inerte d’une enfant tuée deux ans auparavant. Ses chairs nécrosées laissaient voir ses os, de-ci de-là, alors que l’obscurité ambiante rendait invisible toute l’horreur des marques de la mort. Il importait peu à Gurth de la discerner avec précision : sa seule présence suffisait à son acte… Sa respiration s’accéléra encore, alors qu’il fouillait avidement sa besace. Lorsque ses doigts aux ongles noirs de terre trouvèrent enfin ce qu’il cherchait, il redevint subitement calme. Lentement, il sortit une petite fiole sombre de son sac. Le récipient en verre semblait minuscule dans ses grandes paluches, et contenait un liquide plus noir que la nuit, qui semblait absorber toute source de lumière autour pour n’en faire que des ombres. D’un coup de pouce, il ôta le bouchon de la fiole et tendit celle-ci vers les cieux mordorés. De son autre main, il saisit la gorge de la défunte gamine pour sortir de terre ce qui restait d’elle. Alors, à ce moment, il s’adressa à ses Dieux, d’une voix grave et sombre, rauque et poussiéreuse.
« Par le meurtre passé, par le repos troublé d’une tombe profanée, Dieux Sombres, prêtez-moi votre pouvoir afin que s’étendent les ombres sur ce monde ! »Et d’un coup, d’un seul, il engloutit le contenu fluidique de la fiole de verre, qu’il écrasa dans sa main, meurtrissant sa paume à sang. Le pouvoir des Ombres affluait en lui, anesthésiait la douleur tout en la rendant plus vive, plus longue. Le froid et le chaud se déchiraient le corps énorme du géant, et la puissance atteint bien vite son cœur, réveillant son pouvoir endormi, révélant sa force inouïe… De nouveau, les fluides noirs circulaient en lui avec ferveur, et il pourrait les déchaîner pour accomplir sa destinée…
***
Titubant de plaisir, il se releva, se redressa de toute sa haute stature, tête haute, bras levés, surplombant la tombe profanée de toute sa hauteur. Le sourire sadique qui ornait son visage d’un rictus effrayant se muta en un rire bruyant et malsain. Il lâcha le corps sans vie de la fillette assassinée à l’instant même où un éclair cinglant stria le ciel obscur, reflétant le blanc inquiétant des yeux du monstre. Il riait, riait encore et encore, alors que la pluie se mettait à tomber, d’abord en gouttelettes éparses, puis en trombes d’eau. La terre du cimetière se métamorphosait en boue, et remplissait la tombe qu’il venait de profaner, rendant au cimetière le cadavre qui lui serait désormais inutile. La terre agglomérée sur ses mains coula elle aussi sur le sol, le lavant de tout élément perturbateur. Tout était parfait pour ce qu’il avait à accomplir : Ses pouvoirs d’autrefois étaient revenus à la surface, à fleur de peau, plus nombreux encore qu’auparavant, le sol humide se ramollissait, et laisserait filtrer plus aisément les ossements des cadavres qu’il allait exhumer.
Car oui, maintenant se révélait le sombre dessein de cette soirée : De tous les dons qu’il possédait, celui de nécromancie n’était pas encore développé. C’était celui-là qu’il avait choisi, parmi tant d’autres, pour répandre la violence sur les terres de ce monde. Il contrôlerait la mort, domaine de Phaïtos, pour répandre le chaos et la guerre, domaine de Thimoros. Il ne pouvait mieux accomplir la volonté des deux divinités, et ce soir serait l’avènement d’une nouvelle époque, son époque. Une ère de meurtres crapuleux, de conflits éternels. Plus il sèmerait la mort, plus il aurait de cadavres à posséder, sur lesquels déchainer ses nouveaux pouvoirs.
Dans la pluie, dans le cimetière, Gurth hurla la formule qu’il avait maintes fois répétée, dans sa cellule, et qui imprégnait désormais ses pensées, son corps, son âme et ses fluides :
« Per Herle en Tal’Raban, Mortuus Vivum Capit ! »Une formule mise au point par deux des plus grands nécromanciens que Yuimen ait pu connaître, fidèles suivant d’Oaxaca, Tal’Raban et Herle Krishok, afin de réveiller les morts des entrailles de la terre. De faire pénétrer les âmes tourmentées des rejetés de Phaïtos pour les insuffler dans les cadavres abandonnés, squelettes anciens, cadavres inhumés des temps passés, pour que ces derniers se lèvent en une symphonie macabre pour servir aveuglément l’émissaire aux fluides noirs qui les avait réveillés.
Dans un premier temps, rien ne se passa. Les fluides déchainaient toute leur puissance dans le corps de Gurth, remuant presque à lui faire exploser la tête, mais aucune manifestation extérieure ne se fit voir. Puis, alors que l’Ogre maintenait le pouvoir à son point d’ébullition le plus ardent, quelques points du cimetière commencèrent à frétiller. S’en suivit un grattement morbide et glutineux, qui semblait vouloir faire sortir des choses de la boue du cimetière. Cinq doigts osseux dépassèrent du sol, à proximité du fanatique, puis bientôt, six mains squelettiques, chacune tendue au bout d’un bras qui s’extirpait du sol. Gurth transpirait à nouveau, et tremblait sous la décharge d’effort qu’il devait assembler pour rester concentré. Ses jambes tremblaient, et ses bras aussi. Assez vite, trois des bras retombèrent inertes. La quantité d’énergie utilisée était trop forte pour son niveau de pouvoir. Il n’était pas encore assez entrainé, pas encore assez puissant. Il se concentra donc sur les trois restants, qui offrirent bientôt à la vue de l’adepte occulte des cors décharnés qui sortirent péniblement de terre. L’un d’eux y resta empêtré, et Gurth en lâcha le contrôle, se concentrant sur les deux derniers. En quelques minutes, ils furent debout, dressés auprès de celui qui les possédait. Ils étaient frêles et peu résistants. Il n’aurait fallu qu’un coup pour les envoyer mordre la poussière, mais ils étaient bien présents.
Les Dieux Sombres avaient parlé, et désormais, le destin de Gurth était tracé.
Dans le cimetière nocturne, demeure des trépassés,
L’Ogre venait de s’offrir un pouvoir dénaturé.