À nouveau ce silence malaisé. J’entends, je ressens la foule. Elle retient son souffle. Quelque chose se passe, mais quoi, mais quoi?
"Mademoiselle au fond. Avez-vous changé d'avis ? Croyez-vous en la culpabilité de l'accusé ?"
Mademoiselle? Pas encore… tout de même pas…
"Absolument pas."
Espoir. Exaspération. Elle y repasse. Vas-y! Du cœur, de l’intelligence, matraque-les, convaincs-les! Diplomate, soit fine! VOILA! Ils te laissent parler, démontre, raisonne! Oh par pitié, raisonne les…
"En ce cas, Messieurs. Le conseil peut-il expliquer comment ces mêmes yeux ont pu disparaître si la victime et l'accusé sont restés seuls toute la nuit ?" "En outre, la victime, qui est censée avoir arraché les yeux de l'accusé, est morte. Comment ne pas se rendre compte qu'il y a l'œuvre d'une personne tierce ?"
Parfait, continue comme ça! Si seulement je pouvais parler, si seulement…
"Suffit !" intervient le vieillard en haut de sa chaise. "Mademoiselle, vous avez dépassé votre quota ! Veuillez sortir. Gardes !"
… … Oh… … Cette fois… cette fois, encore, détruit, oh pourquoi a-t-il fallu que tu parles??? Et ça continue, ça continue, ça continue, ça continue, ça con…
"Si j'avais été humaine, m'auriez-vous expulsée aussi vite avec autant de gardes ?"
Comment? Elle n’est donc pas… humaine? Mais alors… qui? Une porte qui s’ouvre. La brise redouble, la sortie donc. La liberté, juste là… L’air chaud qui avive mes plaies. Petite douleur. Je souffre, donc je vis. C’est au moins ça. TU ne m’as pas encore! Une porte qui se referme. Fin du vent. Fin de la petite douleur. Fin de cette petite voix. Je suis seul désormais, complètement seul. Ils m'ont enlevé, arraché ma seule alliée...
Non pas seul. Je les entends dans la foule. ''Quelle folle!'' ''Maudits soient ces elfes noirs!'' ''Folle? Pas plus que ce meurtrier là! Sale engeance…'' ''Bah, la morte n’était qu’une prostituée, non?'' ''Moi je ne suis ici que pour la cause dix-huit, s’ils pouvaient se dépêcher un peu!'' ''Les yeux, ils sont peut-être écrasés et cachés dans ses vêtements!''
Je sens le grondement sourd du reproche, de l’hostilité. Celui du divertissement aussi… Ils s’amusent, ils s’amusent!
''Si personne n’a rien à ajouter afin d’inculper l’accusé, nous passerons donc aux preuves atténuantes. Sergent!''
''Première preuve. L’accusé et la victime vivaient ensemble depuis environ un mois. Des rumeurs de mariage circulaient dans le voisinage.''
Enfin! C’est ça, c’est exactement ça! Environ un mois… Dire que je la connaissais depuis à peine une dizaine de semaines. Je la croisais chaque jour, à l’entrée d’une ruelle entre la taverne d’Hargartt et le port. Pas si jeune, la trentaine humaine passée. Un peu fanée. L’éclat de ses cheveux blonds était terni par la saleté ambiante. Elle ne souriait pas souvent, surtout au début. Cependant, son visage était encore joli, surtout lorsqu’elle s’égayait. Et bon, son pied bot n’aidait pas… Je me souviens qu’Arleck me l’avait conseillée un jour, alors qu’on rentrait la barque au port. Dans sa condition, elle prenait n’importe qui… Même des mêlés. Alors bon, j’ai fini par y aller…
''Deuxième preuve. Rien n’a été volé, l’accusé étant resté sur place.''
Et je suis retourné… Encore… Au début, je le voyais, elle était… froide… raidie… Et moi j’avais un peu honte. Alors je lui parlais. Tout le temps. Et ça a changé rapidement. Elle était seule. Solitaire. Enfin, à part les autre clients réguliers… Et j’étais seul aussi. Pas exclus - entre pêcheurs les différences comptent moins - mais pas accepté non plus. C’est sûrement pour cela que nous avons emménagé si rapidement… Oh, Ophelia… Pas parfaite. Pas le grand bonheur. Mais pour sur ce qui m’est arrivé de mieux ces dernières années… Et maintenant… Cette soirée fatale, je me souviens bien, le repas, les blagues, les vêtements qui tombent, les caresses, les étreintes… Le réveil. La souffrance. L’égarement. La panique. Le noir. La mort…
''C’est tout en ce qui concerne les réfutations.''
Quoi? Comment c’est tout? Et mes yeux crevés? Et… et… et le fait que ça n’est pas moi??
''Le conseil en prend acte. Avant de passer à la suite, quelqu’un a-t-il quoi que ce soit à rajouter afin de disculper l’accusé?''
Oh, ils sont fiers. La foule surtout. Un silence de connivence. Ils vont silencieusement ne rien dire. Laisser faire. Ne pas y penser. Pense à Ophelia. Ses petits yeux pétillants quand tu lui arrachais un sourire. Sa peau finalement pas si fanée que ça. Sa façon d’apprêter le poisson, surtout la délicieuse gardue aux longues épines… Sa peau froide, si froide ce matin là… raidie… vide… La chaise, Lerce. La chaise.
''Étant donné qu’aucun élément nouveau n’est venu s’ajouter aux résultats de l’enquête, le conseil est prêt à se retirer. Accusé, souhaitez-vous ajouter quelque chose?''
Et comment! Vas-y Lerce, c’est le moment, ta dernière chance, soit hardi! Démontre leur, sans failles, fermement, qu’ils ont tort!
''Je… oui, s’il vous plaît. Je… je ne l’ai pas tuée. Je n’aurais pas pu, je… heurm.''
''J’allais bien la marier, oh oui, très bientôt. Vous pensez que j’aurais tué la seule personne… la seule personne de cette ville qui m’était chère?''
Ils ne répondent pas. Pas même un petit froissement de vêtement, pas le moindre crissement d’une patte de chaise sur le pierre qui révèlerait leur malaise. Ils attendent que je termine. Simplement. Je dois continuer à parler malgré tout, m’expliquer…
''Mes yeux sont morts! Je n’aurais pas fait ça moi-même! Je… je ne sais pas pourquoi elle a du sang sur les mains, mais ça n’est pas de moi! Quelqu’un a voulu m’accuser, sans doutes, sans aucun doute…''
Fait mieux, ça ne va pas bien, aller, calme toi et réfléchi!
''Et puis, pourquoi serais-je resté? Si j’avais voulu la… hurm… je me serais enfui, non? J’aurais volé quelque chose! Je… la… votre histoire de nécrophilie? M’enfin, puisqu’elle allait devenir ma femme!''
Toujours ce silence, ce silence si pesant… Ce silence qui risque de m’anéantir…
''Bon, je… je ne suis pas un Shaakt! Voila, je n’ai pas d’instinct meurtrier, j’ai (j'avais...) des parents, j’ai grandi parmi les hommes. Je ne l’ai pas tuée!''
Mes mains qui agrippent mon dossier de chaise. Me lever, cela aurait plus d’impact. Les regarder droit dans les yeux… Regarder… Qu’ils m’examinent donc…
''Si vous avez terminé, veuillez demeurer assis.''
''Je... oui.''
Retour à la case départ. Pitoyable. Mon destin est en jeu et je n’arrive pas à leur expliquer… Si seulement j’avais pu les voir…
''La procédure normale est maintenant terminée. Le conseil ayant entendu les arguments des deux camps, il se retirera maintenant pour délibérer. Veuillez demeurer à vos chaises durant ce temps.''
Dix minutes, il avait dit dix minutes. Réfléchissez bien, pensez-y, soyez justes… Je vous en supplie!
Dix minutes, c’est long. Celles-ci surtout. Encore plus longues que celles passées en compagnie des rats. C’est comme si le poids des événements s’ajoute au mien. Je me sens écrasé contre la chaise, engourdi même. Je ne veux que me lever, en finir… Attente. Il faut attendre. La foule, elle, peut gigoter au moins. L’air est empli des sonorités de conversations à voix basse. C’est fou ce que je peux entendre, maintenant que j’y porte attention. On badine, on blague, on se moque de moi… On attend. Mais comme elle est belle et facile, leur attente! Alors que la mienne…
Froissement de toges. Crissement du bois sur le bois, les chaises sur le parquet. Sons identiques, six fois reproduits… Silence dans la foule. Cliquettement de métal. Le sergent doit s’être redressé. Le conseil. Il est revenu. Il a décidé. Oh, faites qu’ils m’épargnent!
''Le conseil a délibéré et consensus a été obtenu. En voici la décision.''
Une voix que je n’avais pas encore entendue, neutre, haute perchée, mais bel et bien masculine. Une voix qui va sceller mon futur.
''Après délibération, le conseil déclare l’accusé ci-présent coupable du meurtre de la prénommée Ophelia. Toutefois, certains facteurs demeurant nébuleux, notamment la cause de la mort et la présence de l’assassin, …''
Assassin. Ils l’ont dit. Oh… oh…
''… une preuve pleine n’a pas pu être assemblée. L’emprisonnement à vie, tout comme la peine de mort, ont donc été écartés.''
Oh… Et la foule qui gronde, qui désapprouve…
''De même, la peine diffamante ne sera pas appliquée. L’accusé est donc condamné à recevoir cinquante coups de bâton. Par suite de sa peine, il devra quitter la ville dans un délai de deux jours, sinon quoi le présent conseil se verra contraint d’appliquer une peine autrement plus sévère. Moi, conseiller Varim Dorovan, j’approuve ce verdict.''
Je suis condamné, je suis condamné, je suis… je vivrai?? La bastonnade, l’humiliation, l’exil… mais la vie. Trop plein d’émotions. Mes pensées s’empilent sans qu’aucune image concrète ne se grave dans ma tête. La journée a déjà été trop longue, il faut que tout ça se termine… Je vous hais tous… Gaia soit louée, je vivrai! Haine… TU l’as voulu, TU as tout orchestré, mais tu ne m’auras pas, pas encore! Qu’on en finisse… Varim Dorovan?
''Moi, conseiller Oril Mérol, j’approuve ce verdict.''
''Moi, conseiller Ruald Bollet, j’approuve ce verdict.''
Varim Dorovan, Oril Mérol, Ruald Bollet… Grave ces noms dans ta tête, ne les oublie surtout pas! Iniques, injustes, mauvais conseillers… Je suis innocent. Pourquoi ne les tourmentes-TU pas??
''Moi, conseiller Jamel Nuand, j’approuve ce verdict.''
''Moi, conseillère Lilwenia Ktol, j’approuve ce verdict.''
Et cette voix, cette voix que je déteste tant maintenant…
''Moi, conseiller et capitaine Mansel Raymond, j’approuve ce verdict.''
Six noms, six noms à ne pas oublier… Six noms à maudire…
''La sentence sera appliquée d’ici deux heures, dans la salle des supplices. Affaire classée! Gardes, veuillez ramener le coupable à sa cellule.''
Deux heures… La dernière attente. La pire journée de ma vie, pire encore que tout ce que j’aurais pu imaginer. Hier. Deux heures et c’est fini, la fin, enfin… Je ne mourrai pas. Je ne serai pas cloîtré avec des rats pour le reste de ma vie. Enfin, pas dans une prison réelle, tangible… Une main de fer m’agrippe le bras, les jambes, on me soulève, on m’emporte… Même odeur de cuir rance, même cliquettement de pièces d’armure. Je la connais, maintenant, ma prison réelle… éternelle… Nuit. Mais je vais vivre. Meilleure chance la prochaine fois, Phaïtos!
''L’audience reprendra dans quinze minutes pour la cause suivante: Noyade présumée d’un jeune garçon de dix ans par le milicien Torsund. Sa mère, Mme Rille, porte plainte. L’affaire sera entendue et expédiée dans la journée. L’audience se déroule devant le public.''
_________________ Lerceval Talrion, Demi-elfe, Fanatique
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