Que me disait ‘Man Grenotte déjà ? « Les choses ne sont que la forme qu’on veut bien leur donner : la magie ne suffit pas, les fluides sont impuissants et sauvages sans le contrôle, il faut une volonté d’acier pour changer l’acier. » Combien de temps suis-je resté devant ces clous à essayer d’en faire du sable, du bois, ou quoi que ce soit d’autre ? Elle disait que ça viendrait, qu’il fallait juste que l’esprit se discipline. J’ai laissé tomber, la magie ne m’intéressait guère après tout. ‘Man Grenotte avait beau dire qu’il fallait avoir toutes les armes de son côté, que ne pas se servir de la magie ne voulait pas dire ne pas la maîtriser, je n’en faisais qu’à ma tête… J’étais jeune, j’ai appris quelques tours et puis la puissance de la terre a perdu son sens, son intérêt pour moi : La table et les clous sont la solution à tous mes soucis. Je les regardais comme si mes yeux seuls pouvaient opérer le changement, puis je les ai touché, j’ai essayé de faire couler les fluides du bout de mes doigts jusqu’à ces foutus pointes de métal, en vain.
Esmé s’est assise en tailleur, ses mains menottées posées sur ses jambes croisées. Pas de serrure, pas de cadenas grossier, on a riveté à chaud les deux arcs d’acier autour de ses poignets, avec à peine assez d’espace pour permettre un jeu léger, trop peu pour lui éviter le frottement de l’acier contre sa peau à chaque mouvement, ce qui ne manquera pas de l’écorcher à terme. En attendant, elle se concentre pour réaliser, des décennies plus tard, cet exercice sur lequel elle avait buté dans son jeune âge. Le prénommé Gringoire l’observe en silence, comprenant sans doute que quelque chose qu’il ne maîtrise pas bien se trame – ou peut-être est-il tout simplement indifférent à ce que peut faire cette femme, temps qu’elle lui permet d’échapper au destin qu’on lui prête. Des gouttes de sueur se forment sur le front plissé de la sorcière : son corps réagit à l’agression qu’elle lui fait subir, forçant les fluides à se détourner du circuit paisible que des années de laisser aller avaient conduit à former dans ce corps réceptacle ; la magie étaient redevenu sauvage dans ce monde clos, et il s’agit maintenant pour la femme de la domestiquer à nouveau.
Ils m’ont laissé entrer dans le temple de Yuimen et Gaïa, ça oui : ils m’ont laissé entrer. Je savais ce que j’allais faire, je savais ce que je risquais, mais je ne pouvais pas laisser les choses en suspens. A quoi bon vivre traqué, comme un rat… Ils avaient tué mes chèvres, cloué mon chat à ma porte… Cela ne pouvait rester impuni… J’étais en colère, je les aurais étripé, j’aurais versé le sang du premier des salauds qui s’était livré à ces exactions, je lui aurais sans doute fait consommer sa virilité en tartare… Apprêté au couteau, sous ses yeux… Et quand j’ai crié ! Ah… Quand j’ai crié, elle est sortie. Blonde, belle, superbe même, son apparence n’en disait pas assez long, il fallait voir également son port de tête, son attitude de commandement qui en révélait plus que les insignes de son ordre qu’elle portait et que le riche tabard passementé qui couvrait son buste. Oh, elle ne m’a pas tout de suite reconnue, la pauvre : j’avais sans doute changé, mais également perdu ces manières d’être que la famille m’avait inculqué, la noblesse et la richesse dans chaque geste s’était évaporée. Après tout, quoi de plus normal ? Je ne portais plus ces robes délicates dont il fallait ménager le tissu et la coupe, ni ces souliers menus : bottes et robes de solide étoffe, voilà qui m’avait permis de tenir face aux rudes hivers de Nirtim et aux sentiers irréguliers des montagnes. Mais elle…Vêtue comme pour aller à la guerre, elle n’en demeurait pas moins une dame, de celles qui évoluent dans la haute société kendrane comme une truite dans sa rivière, toujours contrainte au mouvement pour se jouer du courant, évitant les piques et les souillures des langues acerbes comme les autres les hameçons. Ah elle avait de l’allure avec sa masse ouvragée, un travail d’orfèvre plus que de forgeron, une arme plus redoutable que pour la parade cependant, dont il émanait cette lumière propre au métal élémentaire de la lumière… Belle et dangereuse… Ma sœur… Je l’ai reconnue alors qu’elle ne voyait en moi que la sorcière qu’elle traquait : j’ai su, en voyant le garde chuchoter à son oreille, en contemplant son visage déformé par la jubilation du triomphe, qu’elle avait mené la troupe jusqu’à ma chaumière. Que je lui devais la mort de mes compagnons, la destruction de mon foyer, du fruit d’années de travail.
La colère canalisée d’Esmé l’emporte sur l’impétuosité de ses fluides. L’ombre guide la terre vers le métal, les deux facettes de la personnalité de la sorcière entrent en harmonie pour la guider vers la liberté : cette part infâmante aux yeux des siens, ce don de ‘Man Grenotte, tous deux œuvrant pour aller contre cette injustice dont elle se sait victime. Ca y est, la magie s’empare du métal, elle coule entre les interstices les plus infimes que l’œil ne perçoit pas sous l’apparence lisse des choses. Mais le processus pour facile qu’il est n’en demeure pas moins complexe, elle doit agir lentement et sûrement pour amener à la matière à se recomposer, prélude au modelage à venir : les changements n’ont de réalité que pour la perception que la magie lui offre, Gringoire ne voit pas plus dans la transmutation en train de se produire qu’une femme en méditation, silencieuse et droite comme une lance fichée en terre, dégageant une impression d’inébranlabilité semblable à celle des massifs montagneux – gênante. Le temps passe ainsi. Le libre entrepreneur, peu préoccupé de sa potentielle et proche exécution, égrène les minutes en composant des vers grivois sur les femmes qu’il a connu et avec lesquelles il s’est livré à quelques activités fort plaisantes ; à son troisième sonnet, Esmé se redresse, s’étire, masse ses muscles engourdis le plus dignement qu’elle peut et se retourne vers le criminel, lui tendant des menottes tordues d’une étrange façon.
« Qu’est-ce que… » a-t-il le temps de commencer.
« C’est aussi mou que de la bonne glaise » lui explique Esmé, une pointe d’impatience dans la voix. « Vous sauriez m’ouvrir cette serrure ? »
« Euh, oui, sans doute, avec le matériel adapté. »
« Modelez-le, je me chargerai de redonner au métal sa solidité quand ce sera fait. »
« Vous ne pourriez pas plutôt faire ça directement avec, je ne sais pas moi, les barreaux du soupirail ? Il doit être assez large pour qu’on se glisse jusque dans la cour de la milice, et là, si nous courrons vite et de nuit, nous serons libre. »
« Non » répond Esmé après une légère hésitation. « Je ne sais pas vous, mais moi je tiens à ma réputation. Je vous aide à vous sortir de là, alors on fait les choses à ma manière. On sort par la porte de cette cellule, et mieux encore, on va la refermer. Nous allons quitter cette prison sans que personne n’en sache rien, sans laisser de traces. Vous aviez des effets ? »
« Quelques couteaux, d’autres choses... Rien d’important, je pourrai m’en passer. »
« Nous irons les récupérer si nous le pouvons. Pas de traces. Je veux qu’ils se posent des questions, je veux qu’ils doutent, je veux qu’ils se demandent où ils ont fait une erreur. Et surtout, surtout, je veux qu’ils comprennent que l’erreur fut de m’enfermer. Compris ? »
« C’est risqué madame Esmé, mais j’aime l’idée. »
« Alors mettez-vous au travail au lieu de sourire bêtement ! »
_________________ Esmé, sorcière à plein temps
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