« Et maintenant, que fait-on ? »
La sorcière secoue la tête d’agacement, exaspérée par la question et par le ton enjoué qu’a pris le voleur. N’a-t-elle pas transformé le métal en glaise, puis la glaise en métal ? Est-ce là un tour tout juste bon à amuser un gamin ? Elle, elle sait que non, mais ce n’est pas elle qui s’amuse comme un enfant, mais le prisonnier à deux doigts de la liberté. Enfin plutôt à quelques mètres, de l’autre côté de murs solides, et probablement bien gardé. Ils ont attendu la nuit, ils ont attendu que la relève soit assurée, que les rondes soient effectuées, qu’une nouvelle relève ait lieu. Et…
« Vous pourriez me dire ce qu’on attend ? C’est pas que l’aube ne va pas tarder, hein, et pas que je sois impatient de sortir – après tout, elle ne manque pas de charme cette cellule – mais quand même… »
« Quand vous meniez… vos libres entreprises, vous est-il déjà arrivé d’entrer dans des maisons qui n’étaient pas les vôtres ? » demande Esmé à brûle pourpoint, avec un ton trop doux qui met momentanément Gringoire mal à l’aise. Ce qui ne l’empêche pas de répondre en affichant un demi-sourire de fierté. « Cela a pu arriver, en effet. »
« Et vous vous y rendiez de jour ou de nuit ? » continue la sorcière, sans que le libre entrepreneur ne sache vraiment où elle voulait en venir.
« Les deux, mais surtout la nuit. La nuit les gens dorment, il y a des ombres, on est plus discret. »
« Intéressant. Moi je préfère le crépuscule, ou plus idéalement, l’aube. Car les gens ne dorment pas la nuit, surtout dans ce genre d’endroit. Peu avant l’aube, ceux qui ont passé la nuit sont fatigués, ceux qui se lèvent ne sont jamais complètement alerte, il y a du sommeil qui leur colle aux paupières. L’aube est un bon moment pour fuir la ville, il commence à y avoir du mouvement, des gens vont et viennent dans les rues, ont la tête à leurs rêves passés ou à leur activités à venir, il faut démarrer la journée, l’oisiveté est moindre, et quand l’oisiveté est moindre, on fait moins attention à ce qu’il y a autour de soi. »
« Point de vue intéressant… Mais alors pourquoi la nuit semble préférée à l’aube chez les monte-en-l’air ? »
« Parce qu’ils ne savent pas que se cacher n’est pas le seul moyen pour ne pas être vu. »
« Hein ? »
« Oh, silence ! J’essaie d’écouter le pas des gardes. » grogne Esmé.
Les pas en disent long sur l’homme qui se meut, comme les foulées des animaux sans doute. Mais la sorcière n’a que faire du gros gibier, ce que lui rapportent ses collets suffit, les belles pièces de viande, elle les achète ou les trocs : en revanche, les humains sont des êtres qu’elle a appris à connaître, par la force des choses. Pas les connaître pour les chasser, les connaître pour s’en protéger, pour les protéger parfois. Surtout parce qu’elle compte vivre une vie longue et tranquille, aussi tranquille que faire se peut tout du moins ; pour vivre au milieu des hommes avec ces objectifs, il faut avoir une forme de pouvoir sur eux.
Et le pas du garde lui en dit long. L’homme est fatigué, ses semelles trainent, le rythme se rompt, mais lorsqu’il s’arrête, c’est tout juste s’il ne piétine pas sur place, sa vessie doit être pleine à se dévider dans ses chausses ; il a une garde ingrate : soit il est bien fatigué et n’attend que d’aller se coucher, soit il a déjà dormi et a du couper sa nuit, ce qui n’est peut-être guère mieux. Esmé fait signe à Gringoire de s’approcher et lui chuchote : « ouvrez la porte, je m’occupe du garde dans la foulée »
« Par… »
« Ouvrez tout de suite pendant qu’il a le dos tourné, ou par les dieux sombres, je me charge de vous d’abord ! » le coupe Esmé d’une voix sourde, lourde de menaces. Aussi le libre entrepreneur s’exécute-t-il sans plus attendre, faisant jouer dans la lourde serrure les outils modelés par lui et retransformé en solide acier par la sorcière une fois façonnés. Les pas du garde se sont déjà éloignés dans le couloir lorsque le claquement du pêne se fait entendre, le son sec et métallique de la liberté retrouvée.
« Laissez-moi faire » ordonne la sorcière, sitôt le nez dehors. D’un pas leste, elle se dirige vers l’angle du couloir, talonnée par le criminel, qui, s’il manifeste une attitude souple, n’en est pas moins un homme indépendant et plaçant parmi ses plus hautes préoccupations sa liberté de pensées et d’actions ; un peu en dessous de la survie cependant. L’effet de surprise ne jouera que le temps de la surprise, justement, et Esmé a une conscience aigue des secondes qui lui seront comptées. Son art est plus artifice qu’autre chose la plupart du temps, de la poudre aux yeux, l’équivalent des passes des illusionnistes qui peuplent les foires ; illusion et bonne connaissance des gens et de la nature, voilà tout ce dont à besoin une sorcière selon ‘Man Grenotte, et celle qui tente de s’évader partage son avis.
(C’est tout ce dont elle a besoin dans des circonstances normales d’exercice… Mais une sorcière que l’on met en prison doit pouvoir compter sur autre chose que les artifices pour rompre ses chaînes et faire passer l’envie à ses geôliers de la remettre en cellule. Une saine terreur.)
Et la terreur n’est pas inconnue à Esmé. Elle n’est rien d’autre qu’une composante sournoise de ce noyau obscur logé au cœur de ses entrailles, cette part de son existence avec laquelle elle naquît, qui la désigna aux yeux de sa famille comme une proscrite en puissance, qui lui fit choisir l’exil plutôt que la pitié et le dégoût masqué.
« Hey, par ici. »
Inconscient encore de ce qui l’attend, le garde se retourne pour manifester sa surprise face à la sorcière, qu’il croyait solidement attachée, dans une cellule close par une porte des plus résistantes. Le temps que son esprit ensommeillé associe tous les éléments conduisant à lui faire ouvrir la bouche et donner l’alerte suffit à Esmé pour lui réserver un mauvais tour de son cru. Puisant dans ses ressources cachées, elle exhale vers le milicien un nuage obscur, une magie intimement liée à Thimoros découverte dès ses plus jeunes années, un pouvoir sur lequel elle a jeté le voile du secret pour sa propre sécurité et celle des autres. Le hurlement s’étouffe avec la panique dans la gorge de l’homme tandis que les ténèbres se précipitent sur son visage afin de se nourrir peu à peu de la vie à leur portée. Avant même que la sorcière ait eu le temps de se saisir du lourd gourdin pendant à la ceinture du garde, Gringoire s’est emparé du poignard battant contre l’autre hanche et l’a plongé jusqu’à la garde sous la mâchoire de l’infortuné homme d’arme ; il tombe mort, l’acier s’étant frayé à travers son palais un chemin jusqu’à son cerveau, y causant d’irrémédiables dommages.
« On n’avait pas besoin de le tuer ! » gronde Esmé, semblable dans son attitude en bien des points au chat sur le point de combattre.
« Peut-être, mais c’est plus simple. Je vous aiderai à vous en sortir, à quitter la ville, et je suivrai même vos consignes si je les trouve justifiées. Mais n’oubliez pas que dans libre-entrepreneur, il y a avant tout libre. J’agirai comme bon me semblera quand bon me semblera. » L’ancien scribe n’a pas cessé d’être souriant, affable, mais dans ses yeux et ses traits tirés se lit une froide détermination. Cet homme ne répugnera pas à tacher à nouveau ses mains de sang, Esmé en a la conviction, aussi commence-t-elle a entretenir une forme de méfiance à l’encontre de son compagnon d’infortune, sans pour autant remettre en cause leur collaboration. Elle n’a rien d’une idéaliste, si la seule aide dont elle dispose est celle d’un meurtrier, elle l’acceptera le temps qu’il faudra. Tout comme elle se réserve le droit d’équilibrer un jour la balance.
_________________ Esmé, sorcière à plein temps
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