<< AuparavantLes morts ont des oreilles
Je fis un grand signe pour saluer les membres du convoi avant de prendre la direction de Tulorim. Je mis mon masque sur mon visage et ma capuche et entrai dans la ville. C’était le début de l’après-midi mais déjà je sentis l’ambiance pesante de cette ville. Je n’y avais pas fait attention la dernière fois, mais cette ville suintait le danger, je pouvais voir ça et là les voleurs et truands qui ne se cachaient que peu, conscient que la milice n’était pas assez nombreuse pour s’occuper d’eux. Je traversai rapidement les rues bondées en restant vigilante mais personne ne semblait faire attention à moi, tout juste quelques regards curieux d’enfants ou des coups d’œil de marchands méfiants. Je ne perdis pas mon temps dans ces rues, j’avais autre chose à faire et pas envie de m’attarder ici. Je traversai donc la ville sans prêter attention aux marchands qui me hélaient, souhaitant sans doute me vendre quelque objet qui ne me serait d’aucune utilité. Je n’étais pas rassurée, Tulorim pouvait être dangereuse pour moi, je devais repartir au plus vite.
J’arrivai finalement au cimetière et tout de suite mon cœur se serra. Je n’y étais pas retourné depuis… Mince, je n’avais rien pour décorer… J’avisai quelques fleurs éparses et en constituai un petit bouquet coloré. Il n’était pas gros mais il ne m’en voudrait pas, ma présence suffirait. J’avançai entre les rangées de tombes, essayant de me rappeler où était la sienne. A droite… Ah, je repérai le caveau qui m’avait tapé dans l’œil la dernière fois et me repérai ensuite, arrivant finalement devant la petite tombe. Le fait qu’il ait une tombe avec son nom était grâce à sa famille qui avait payé pour qu’il ne soit pas enterré dans une simple fosse commune. Ils ne l’avaient pas fait pour moi mais je ne pouvais que les remercier pour ça. Un bouquet fané y était encore, je l’enlevai délicatement avant de poser le mien. Je retirai mon masque et ma capuche, souriant tristement. Je devais faire peine à voir mais peu importait à ce moment précis. Je parlai d'une toute petite voix, une boule me serrant la gorge depuis que j'étais arrivé devant lui.
- Bonjour Père, cela faisait longtemps. Je vais bien, comme tu peux voir et j’ai des choses à te raconter, tu seras surpris. Normalement les gens prient le dieu que le défunt vénérait mais mon père ne m’avais jamais enseigné quoi que ce soit à ce sujet et je ne le pensai de toute façon pas très pieux. Plutôt que de dire des bêtises et d’offenser les divins, je parlai comme s’il était là, racontant les deux mois qui s’étaient écoulés depuis. Si quelqu’un passait à ce moment, il me prendrait pour une folle, accroupie à parler seule à une tombe. Cela me tira un sourire triste et je l’imaginais se moquer de moi en rigolant. Je continuai néanmoins en parlant doucement. Parfois ma poitrine se serrait, surtout lorsque je parlai de la séparation avec le groupe ou les adieux à Vyrl. C’était encore trop récent pour que j’en parle sans sentir les larmes monter. Perdue dans mes pensées et obnubilée par mon monologue je n'entendis pas que quelqu'un s'était approché.
- Qui êtes-vous ?La voix dans mon dos, peu amicale, me fit me retourner alors que j’avais encore les yeux embués. Un homme seul se tenait là, portant une gerbe de fleur. Il était grand, brun et bien bâti. Son visage carré et barbu se durcit et ses yeux bleus s’agrandirent lorsqu’il vit mon visage.
- Toi ! Que fais-tu ici ?Je ne répondis pas. Je crus me souvenir que c’était Dyvlan, l’un des frères de mon père, donc un oncle à moi, le plus jeune de la fratrie. Son regard n’était guère amical mais je n’avais rien fait qui puisse justifier une quelconque violence et je fis de nouveau face à la tombe sans un mot, me contentant d’essuyer mes larmes en reniflant. L’autre ne parla pas davantage et se contenta de s’approcher. Il déposa la gerbe de fleurs sur la tombe, à côté de la mienne, avant de marmonner, probablement une prière à un dieu quelconque. Je n’écoutai pas ce qu’il disait, je me contentai d’attendre qu’il ait fini. Cela dura quelques minutes, puis il se leva. Je pensai qu’il allait partir, mais je me trompai.
- Je suis surpris que tu sois encore ici, je te pensais partie avec cette salope.Mère je présumai… Il avait baissé d’un ton en disant le dernier mot, comme s’il craignait qu’elle ne l’entende. Il pensait vraiment que j’allais partir avec elle ? Elle avait tué Père… D’accord toute la famille m’en tenait pour responsable, mais ils se trompaient sur ce point, je n’avais jamais voulu la suivre et ne voudrais jamais.
- Partir avec elle ? Je la hais bien plus que vous, n’essayez pas de me mettre dans le même panier qu’elle.Il resta silencieux et je me replongeai involontairement dans mes souvenirs, me rappelant l’horreur de cette nuit puis de la férocité avec laquelle la famille de mon père m’avait chassée quelques jours plus tard.
- Il serait probablement furieux contre nous qui t’avons chassé de chez toi.Il me surprit en disant ça. Quoi ? Il avait des remords maintenant ? Un peu tard pour ça ! Je gardai ça pour moi, je ne voulais pas créer un conflit devant la tombe de Père. Je choisis une réponse plus diplomate, bien qu’elle sonna fausse à mes oreilles.
- Il est trop tard maintenant.Je l’entendis soupirer et marmonner de nouveau. J’avais hâte qu’il parte, qu’il me laisse tranquille, mais il ne pouvait pas lire mes pensées.
- Nous avions du mal à accepter le fait qu’il disparaisse pendant tant d’années pour revenir avec… avec toi, le fruit d’une union forcée qui nous avait privé de lui et nous avons reporté cette colère sur toi lorsqu’il a disparu définitivement.Il essayait de se justifier à présent ? De mieux en mieux... Il voulait quoi ? Que je leur pardonne, que je leur dise que ce n’était pas grave et que « Regardez j’ai survécu, ce n’était pas un problème, vous avez eu raison de me jeter dehors ! ». J’étais une fille seule, déboussolée, terrorisée, qui venait de perdre son père et qui voulait seulement de l’aide, un peu d’affection et un toit et ils m’avaient chassée comme une malpropre, comme une criminelle, comme si c'était moi la responsable de sa mort. Et maintenant l’un deux voulait mon pardon ? Ordure hypocrite ! Désolé Père, mais il m’avait énervé là. J’inspirai un grand coup, je n’allais quand même pas m’énerver contre son frère devant sa tombe, je devais me calmer. Je préférai ne pas répondre à Dyvlan, de toute façon rien de bon ne serait sorti de ma bouche.
D’autres personnes arrivèrent à leur tour. Une femme et une jeune fille s’arrêtèrent à quelques mètres de nous et Dyvlan se leva pour les rejoindre. Enfin seule. L’après-midi touchait à sa fin et il commençait à faire plus sombre mais je voulus rester encore un peu, le temps qu'ils partent. J’entendis Dyvlan chuchoter fort et la femme, probablement son épouse, lui répondre. Il s’approcha de nouveau et je tournai la tête pour apercevoir son visage, visiblement gêné.
- Tu… Tu as quelque part où dormir ce soir ?Je haussai les sourcils, un peu étonnée, je ne m’attendais certainement pas à cette question. Je secouai la tête négativement.
- Non, je suis arrivée cet après-midi. Il se gratta la tête et jeta un œil à sa femme qui croisait les bras en l’attendant.
- Tu… Nous avons un lit de libre.Je ne répondis pas immédiatement. Je ne savais pas trop si je devais accepter ou non, après tout c’était techniquement ma famille mais je ne les connaissais pas. Je vis Dyvlan jeter des coups d’œil à sa femme et j’entendis cette dernière approcher. Elle parla d’une voix douce, maternelle, en s’accroupissant à mes côtés.
- Bonjour, je suis Arianne, la femme de Dyvlan. Tu es Yliria n’est-ce pas ?Je la regardai et la trouvai très belle. Elle avait le teint pâle, de grands yeux bleus et une longue chevelure noire comme la nuit, des lèvres rouges et un visage fin. Elle me regardait avec une expression sincère teintée de tendresse qu'aurait une mère pour sa fille. Je hochai la tête pour confirmer et elle me sourit tristement, comme si elle voulait partager ma peine.
- J’ai appris ce que mon mari et ses frères ont fait après la mort d’Idomir et même si ça n’excuse pas leurs conduites, j’aimerais t’inviter à dîner et à passer une nuit au chaud chez nous. Je suis sûre que les choses peuvent s’arranger.Elle était si naïve… Comme si j’allais oublier ce qu’ils m’avaient dit avant de me chasser en me menaçant. Comme s’ils allaient changer leurs états d’esprits et m’accepter après tout ça. Je retins une remarque cinglante, elle n’y était pour rien, je ne devais pas déverser ma colère sur elle. Je remarquai que sa fille ne l’avait pas quitté. Elle devait avoir mon âge mais elle avait quelque chose d’enfantin dans son visage, comme si elle avait grandi trop vite et que son visage avait gardé les formes de l’enfance. Elle me salua timidement et cela fit sourire sa mère qui me regardait toujours, attendant ma réponse. Je refusai poliment, je ne voulais pas créer d’ennuis à cette petite famille qui vivait sans doute un bonheur simple.
- C’est très gentil de m’inviter, mais je doute que ce soit une bonne idée, je vais vous causer des ennuis.Elle fronça les sourcils et, après avoir jeté un regard à son mari, elle me sourit de nouveau.
- Ne t’en fais pas, la famille de Dyvlan ne me porte pas non plus dans son cœur, ça nous fait une chose en commun. Même si mon cher mari l’a oublié, tu es notre nièce, je ne vais pas te laisser à la rue comme ça.Leur nièce… ça me faisait une belle jambe. Et les ennuis dont je parlais ne venaient pas d’une soit-disant famille dont je me fichais éperdument, mais plutôt de criminels qui étaient peut-être dans cette ville, en train de me chercher en ce moment même. Elle enchaîna malgré mon silence, toujours avec ce ton plein de tendresse que je devinai destiné plus souvent à sa fille qu’à une nièce sortit de nulle part.
- Tu dois avoir faim. Viens au moins dîner avec nous et tu verras ensuite si tu restes ou non pour la nuit.Je soupirai doucement. Un bon lit et un vrai repas me ferait du bien c'est vrai, mais était-ce vraiment raisonnable ? Mon estomac gronda à ce moment-là et un sourire se dessina sur le visage d’Arianne. Elle se leva, comme si la discussion était close, et me tendit la main. J’hésitai à la prendre mais son regard me poussa à la saisir, sans trop savoir pourquoi. Une fois debout, elle rejoignit Dyvlan, sa fille sur ses talons et la petite famille attendit à quelques mètres. Je me tournai vers la tombe avec une petite boule dans la gorge.
- Au revoir Père. Je ferai attention et je reviendrai te voir, c’est promis.Après cela, je suivis la petite famille jusqu’à la sortie du cimetière. Dyvlan et Arianne se retournaient fréquemment, comme s’ils craignaient que je ne disparaisse subitement. Une fois à la sortie du cimetière, je remis mon masque et ma capuche sous leurs regards étonnés. Ils ne firent cependant aucun commentaire et avancèrent en direction de la ville et je les suivis. Nous marchâmes ainsi un moment dans les rues qui se vidaient jusqu’à atteindre une petite maison très simple dans laquelle Dyvlan entra en tenant la porte. Arianne me fit signe d’entrer à mon tour et une douce chaleur m’accueillit, contrastant avec la fraîcheur du début de soirée.