<<- Non, c’est pas vrai du tout, Calembour, tu racontes n’importe quoi ! Je ne suis pas du tout tombé dans les pommes…
Pépin se gratta le menton avec un air de défit.
- Je me suis juste dit que j’allais faire une petite sieste, étant donné que l’affaire allait rondement. C'est tout.
- Quelle mauvaise foi, hein, le taquina son archi-cousin à l’œil baigné de malice.
- Moi, de mauvaise foi ? C’est toi qui essaies de m’avoir avec tes tours de passe-passe !
Les deux amis s’échevelaient à retracer leur aventure de la veille, assis sur la fontaine en pierre du cloître à faire barboter leurs pieds. La nuit avait succédé à l’aube, qui avait laissé place, courtoise, à un soleil de printemps des plus charmants, et qui remplissait les lieux d’une magnificence jusqu’alors inconnue des jeunes lutins. Entre les piliers sculptés et les portes en ogive qui donnaient sur le déambulatoire, de nombreuses statues semblaient prendre vie, et la bande de lutillons ne réfrénait pas son envie de faire des pitreries. Tandis que les soldats Métalepse, Enallage et Coloquinte faisaient tour à tour la roue sur le nez pétré d’une jeune et belle choéphore penchée, Pépin et Calembour demeuraient aux côtés de leur cousin Gaudriole, bien sages pour une fois, car ce dernier souffrait encore des attaques rudement menées.
- Et toi alors, mon vieux, tu t’es bien démené. C’était quoi, ça, au juste ? Tu les as empilés, ces maudits squelettes !
- C’était pour ça, hein dis, que tu allais tout le temps avec le vieux Péperci dès qu’il rentrait avec Asdubabil ! Il t’a dit comment on faisait pour poutrer du mort-vivant. Comme ça !
Et ce disant, Pépin claqua des doigts. Il faut dire que si lui-même avait écopé d’un sale gnon à la tête, de plein de contusions, et d’un peu de sang versé par sa peau malmenée, l’ami Gaudriole, lui, sortait indemne de la moindre ecchymose (qui l’eût cru, lui qui avait oublié d’échanger son bonnet préféré pour un casque plus guerrier !) mais comme qui dirait vidé de toute son énergie. S’il n’avait été de nature si sauvage, on eût dit que le lutin boudait, à ses grommellements tout entier disputé. C’est qu’il n’y avait pas eu qu’un seul squelette, et quand Pépin s’était fait emmené par le gobelin poilu, c’était toute une armée qui avait débarqué. D’où le fait qu’ils l’eussent tous oublié, et qu’il n’eût été sauvé que par l’arrivée de Fil, poing au gravier. On lui avait raconté, hein, à Pépin, ce qui s’était passé. Et alors plus que jamais il s’était rempli de fierté pour son cousin musclé, gros mangeur, mais aussi guérisseur !
- Tu nous l’avais caché, hein, petite tête de linotte ! s’exclama Calembour tout sourire en lui ébouriffant ses longs cheveux dorés constellés de bagues argentées pour tous les rapaces qu’il avait su dompter.
- Mouais, fut la seule réponse qui leur fut apportée. J’ai faim.
Pépin sauta sur ses pieds pour satisfaire aux désir de son aimé archi-cousin, éclaboussant au passage les deux rigolos restés assis sur le rebord jaspé. Il se dirigea, parmi les dédales nombreux du temple de Yuimen, en quête de l’hôte singulier qu’il avait naguère rencontré. Barbanfeuille, qu’il s’appelait, et il les avait tous ramenés là pour les soigner. C’était lui, en fait, la grande silhouette qui était apparue à Pépin au point de défaillir. Et dire qu’il avait cru voir Yuimen en personne ! (N’importe quoi…) N’empêche qu’il n’en ressentait pas moins une certaine déférence à l’égard de ce dieu et de ce qu’il représentait. Au cœur de la nuit, toute entière passée sous la férule des combats et dans le barrissement du fer contre le fer, bien sûr qu’il n’y avait pas songé, à ces trois grandes sentences. (Jamais douleur ne causeras, ou je-ne-sais-pas-quoi.) N’empêche que maintenant, il ne savait plus à quel dieu se vouer. Lui qui ne savait pas même deux jours plus tôt ce que c’était qu’un dieu ! Il était bien, là, à se disputer avec lui-même pour savoir si un Chevalier pouvait œuvrer sans tuer. Lui qui était si plein des légendes d’antan, qu’il connaissait sur le bout des doigts de pied, il se voyait déjà, sur son corbeau, secourir les faibles. Pourtant il avait toujours manqué à ses rêves toute manifestation de violence, sans laquelle pourtant il était difficile de défaire le mal incarné. Il faut dire aussi qu'il manquait toujours le mal incarné dans ces rêves innocents. Le voilà qui avait participé à son premier combat. Etait-ce cela, alors, être Chevalier ?
- Il est des instants où même les meilleurs doivent donner de l’épée, pour qu’une joie pérenne continue de régner chez tous ceux que vous aimez.
- Mais ceux-là, ils ne voulaient pas nous tuer ! dit Pépin à Barbanfeuille sans se retourner.
Le prêtre avait décidément une de ces manies d’arriver sans faire de bruit !
- Que tu crois, petit héros. On dit qu’à l’ouest les armées se rassemblent. Que n’étiez-vous bien dans votre petit village ! Aujourd’hui vous vous destinez à mener le plus rude des combats. Ceux-là, ce n’était que des éclaireurs. Les éclaireurs font avancer les colonnes sans ambages, vers les villes et villages.
Le froid parut soudain plus pénétrant, dans les couloirs de pierre qui menaient à la cuisine, et Pépin en fut saisi d’un coup. Il savait son nom, maintenant : Oaxaca. Finis, les rêves de chevalerie courtoise. Aujourd’hui, il avait appris ce que ça voulait dire. Enfin… presque. Ne lui en demandons pas trop d’un coup non plus, voulez-vous ? En fait il pensait surtout à sa petite maman, à sa petite grand-maman, et aussi à la petite-nièce de l'archi-cousine par alliance de son grand-père, à qui il tenait beaucoup. La si gentille et douce Ephélide Filipendule avec laquelle il partageait tout.
- Vous, vous les avez tués ?
- Que ne le puis-je ! Le serment que j’ai jadis prêté me l’interdit, mais voilà : vous étiez trop peu, et trop faibles, encore, pour vous en défaire sans aide ! La puissance de Yuimen les a fait fuir, mais assurément ont-ils pris quelque route vers la Noire Reine, ou vers une colonne tristement destinée à tout massacrer !
Il fallut près d’une heure à Pépin pour qu’il rapportât à Gaudriole un bout de tourte aux prunes. Ils marchaient lentement, avec le prêtre, et les couloirs résonnèrent longuement de leurs devises. Mais rassurez-vous, il faudra bien du temps avant qu’une telle sorte de lutin perde son innocence, qui n’est pas la moindre des armes ! En les voyant repartir vers les Duchés, Barbanfeuille ne put réprimer un murmure :
- Un Champion pour Yuimen… ?