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Les Dieux sont morts.
De toutes les réponses de Jillian, c’est celle qui me frappe le plus, qui me choque profondément, sans que j’arrive à déterminer si ma surprise est positive ou non. Tuer des dieux ? De base, j’ai toujours imaginé ça impossible, irréalisable. D’apprendre l’inverse retourne mes principes, ceux que j’ai appris à avoir auprès d’êtres comme Lothindil. Oh avant j’étais un jeune inconscient insultant les divins avec véhémence et insouciance, niant leur existence et leur statut divin. Puis, des rencontres m’ont fait comprendre qu’il ne s’agissait en rien de légendes, mais d’êtres parfaits ayant juste dûs se détourner de leur terre natale pour la laisser à ses habitants actuels. Je n’ai jamais été un religieux, ni prié les divins la moindre fois. Ils existent, mais ne sont que lointains et inaptes à œuvrer pour la gloire de leur monde. Mais jusqu’ici, ils étaient immortels…
(Ils le sont, Cromax. Nés des fluides, et infinis.)
Non, je ne peux désormais me résoudre à y croire : les Dieux d’Elysian sont morts, et mes pensées d’antan, menant de front un anticléricalisme effronté, me reviennent en premier plan de pensée. S’ils ne sont pas si parfaits, si dignes, immortels et invincibles. Pourquoi les vénérerions-nous ? Pourquoi des cultes seraient montés à leur égard, et des troupes parfois armées défendraient leurs idéaux. La religion, de n’importe lequel d’entre eux, comporte maints dogmes et interdits auxquels je n’ai jamais adhéré, mais que j’estimais pertinents pour certains croyants, qu’ils soient ou non fanatisés. Mais là, de savoir que les dieux ne pourraient être que de vulgaires types un peu puissants, ça me renverse l’esprit, et je trouve carrément injuste cet endoctrinement de masse poussant des peuples entiers, dépassant même les frontières, à obéir à des règles arbitraires dictées, si pas par ces pseudo-dieux, par leurs serviteurs zélés et soumis. Et ceux-là, ces grands prêtres dirigeant les troupes ânonantes de leurs suivants abrutis, je les exècre désormais plus que quiconque.
Finalement, ai-je choisi le bon camp ? Oaxaca désigne certes le chaos, mais ses orques et soldats de l’ombre n’ont de cesse de prier le paternel Thimoros. Ils sont tout aussi enfermés que les autres dans un système de règles, de traditions fortes et écrites, de valeurs arbitraires et abusives.
La liberté totale, voilà ce qui est convenable d’adopter. Unilatérale, sans appartenance quelconque à un ordre ou à un groupe. L’indépendance totale. Plus de troupes oaxiennes, kendranes. Plus d’amants. Plus de cultes. Je rêve d’une utopie où tous nous serions libres par choix…
(Hé oh ! Redescends un peu ! On aura tout le temps pour penser à tout ça… Mais là c’est pas le moment).
Un peu perdu, je tente de me reconcentrer sur la discussion et la marche sur le plateau des Crocs du Monde. Ainsi, je viens d’apprendre, outre le fait qu’ils soient morts, que les Dieux d’Elysian ont eux-mêmes causé leur perte dans une guerre fratricide imbécile ayant emporté dans leur sillage des mortels : mes semblables, à la peau de roc ou d’argent, entre autres. Mourir lors d’une guerre, c’est une chose. Mourir à cause de la guerre d’autres, fussent-ils dieux, c’est quelque chose que je ne peux admettre. Ma mâchoire est serrée, mais je ne réplique rien, me contentant d’écouter les dires de Jillian. Mais ils n’ont plus le même écho en moi. Il faut que je me recentre sur mon objectif, sans m’envoler dans de révolutionnaires pensées. Les élémentaires comme les espèces plus habituelles ne sont ni spécifiquement belliqueux, ni totalement orientés diplomatie. Cela dépend des individus plus que des peuples. Un peu comme chez nous, en somme. Même si de base je perçois les sinaris comme ayant moins de propension à la violence et à la guerre que les garzoks, pour qui elle est une valeur fondatrice. Ma question, en soi, n’était pas très pertinente.
J’apprends également les noms des cinq races élémentaires d’Elysian : Aigails, Sylphes, Golems, Ekhii et Ishtars. Des noms avec lesquels il nous faudra sans doute bientôt jongler habilement. Je note, dans le même temps, que la temporalité de ce monde évolue légèrement plus rapidement que sur Yuimen. Je me souviens de Gramenou, où le phénomène était bien plus troublant : en quelques jours sur place, une année complète était passée sur Yuimen. Et nombre de mes connaissances s’étaient inquiétées de mon absence sans réponse.
Sur ces entrefaites, deux nouveaux arrivants parviennent jusqu’à nous. La première, visible depuis plusieurs minutes, arrive à notre hauteur à dos de cheval, dont elle descend sitôt à notre hauteur. J’apprécie le geste : elle ne souhaite pas nous prendre de haut. Son aspect général est des plus étranges, avec sa peau parsemée d’écailles fines, et les voiles légers qui constituent sa chevelure, de la même couleur que sa peau : un nuancier allant du jaune pâle au vert tendre. Mais malgré ça, ses traits attirent d’instinct ma sympathie : des yeux rieurs au teint orangé, un nez retroussé contribuant à un charme espiègle et malicieux, un sourire naturel agréable et rieur, aux lèvres appelant à la douceur d’un baiser. Oui, elle me plait, cette petite. Et quand je vois la tête de certains de mes condisciples, dont Kerenn et Jillian, qui sourient sans doute aussi bêtement que moi, je ne doute pas qu’elle ait de l’effet sur bien des hommes, de tous peuples.
(Pfeuh. Tout juste le mélange entre un thon et une sirène !)
Ixtii d’Elivagar, ambassadrice des Aigails à Ilmatar, telle est le nom sous lequel elle nous est présentée. Et aussitôt, elle témoigne de son enthousiasme à l’idée de nous voir, expliquant sa venue en avant des siens pour nous informer des préparatifs de notre venue dans la cité sylphe. Elle nota non sans exaltation, la présence d’une lutine et d’un elfe bleu dans notre groupe. De la lutine, elle en a l’air espiègle, et en tant qu’élémentaire d’eau, c’est en toute logique qu’elle reporte son attention sur l’Earion de notre groupe, peuple de Yuimen le plus lié à l’élément aquatique. Mais c’est à tous qu’elle souhaita la bienvenue en son monde. Je lui renvoie son sourire.
« Le plaisir est partagé ! Et ne fut-ce que pour ce que j’en ai vu, ma venue sur ce monde est déjà plus que profitable. »
Est-elle d’une attraction exceptionnelle, ou les Elysians sont-ils tous ainsi charismatiques ? Il me tarde vraiment de le savoir. À vrai dire, son arrivée efface presque la seconde, celle d’un humain de Yuimen aux yeux étranges et aux mains de roc, comme celles de Guasina. Un terreux. Un certain Kalas, envoyé par… un instructeur inconnu au bataillon. Un membre de plus dans notre petit groupe. Le saluant d’un signe de tête, je m’adresse à lui d’un air guilleret :
« Vous êtes chanceux qu’on n’ait pas été plus avancés dans notre progression vers Ilmatar, alors. Il aurait été dommage de vous perdre avant même de nous avoir rencontrés. »
Puis, englobant tant la plaisante Aigail que le nouveau venu, je me présente :
« Cromax, enchanté de ces nouvelles rencontres. »
Le nom dira peut-être quelque chose à l’un, même si je doute de sa notoriété sur ces terres inconnues. J’accompagne ma présentation d’un bref salut de la main… Main qui s’efface encore en volutes aériennes alors que je me présente. Diantre, que c’est perturbant ! J’ai l’impression de perdre contenance au moindre mouvement. J’ai fait exprès de me présenter sans titre ni grade. Non seulement ça correspond plus à mes idéaux libertaires, mais en plus ça n’influencera, du coup, pas l’opinion des gens de ce monde à mon égard.
Et mon regard d’onyx se perd dans l’ambre des yeux rieurs, à la teinte orangée exacerbée par le crépuscule naissant. J'esquisse le mouvemen de reprise de la marche vers Ilmatar : nous y sommes attendus, alors ne les faisons pas attendre trop longtemps.
Cette aventure commence bien.
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