Nous continuons notre chemin pendant un certain moment, pendant lequel le géant nous fait part
de son envie de discuter d'hypothèses qu'il a... sans pour autant nous faire part des dites hypothèses...
je me questionne sur l'utilité de son intervention mais ne l'exprime pas à voix haute et garde mon
masque d'impassibilité habituel ; je l'ai déjà froissé une fois, autant éviter de réitérer la chose, je ne
suis pas là pour faire la guerre avec mes compagnons de route, et surtout pas avec le sindel de deux
fois ma taille.
Yuralria répond ensuite à nos questions, tour à tour. Elle dit qu'il n'y a aucune hiérarchisation des
peuples ni des chefs élémentaires, si ce n'est que la sagesse d'Aaria'Weïla est apparemment
appréciée de tous. Evidemment, comment ne pas lui faire confiance dès le premier coup d’œil ? Je
suis de nature suspicieuse et je l'ai jugée fiable, honnête, sage et captivante en une seule
conversation, alors je me doute que ceux qui la côtoient depuis plusieurs siècles doivent porter une
attention particulière à ses dires.
Par contre, elle me dit que nous rencontrerons les dirigeants de Niyx dès notre arrivée, mais elle
ne me parle toujours pas d'eux. C'est pourtant la seconde fois que j'essaie d'orienter la conversation
en ce sens, a-t-elle quelque chose à cacher ou n'a-t-elle simplement pas compris ma demande
implicite d'informations ? Mais elle parle de dirigeants, aussi suppose-je qu'il ne s'agit pas d'une
royauté. C'est bien maigre, comme information, mais il semblerait que je doive faire avec. Peut être
la relancerais-je sur le sujet un peu plus tard – après tout elle nous a dit que le voyage durerait plus
de deux jours, j'en aurais le temps – mais j'aimerais vite passer au grincheux avant qu'il n'oublie ses
reproches et que ce que je m'apprête à lui dire ne perde de son impact et de son poids.
Je prends cependant le temps de poser une question que je trouve particulièrement importante.
Enfin... disons plutôt qu'elle est sortie toute seule.
« Et sinon, on fait comment pour pas alerter toutes les bestioles du coin – et en
prime tous les moustiques – en nous trimbalant avec un soleil sur pattes ? »
A chaque fois que je le regarde je suis partagée entre une vague de mépris, d'exaspération et de
haine ; l'elfe blanc se révèle déjà être un lourdeau de première catégorie dotée d'une jugeote aussi
ridicule que celle d'un nouveau-né, il est en plus désagréable à la vue, avec son air de précieuse et
ses rayonnements intempestifs, mais en plus il faut qu'il soit d'une praticité négative durant le
voyage.
Je retiens un souffle d'exaspération et passe à une question qui me turlupine réellement. Après
tout, le sindel attendra, de toute façon si je voulais avoir un effet maximal j'aurais déjà dû lui
répondre depuis un moment, alors quitte à attendre, autant en profiter pour mettre les choses à plat
avec Yuralria.
« Y aura-t-il de l'équipement pour nous, à Niyx ? Je suis particulièrement mal
équipée. Mon arc est en chêne – si vous saviez ce que c'est peu pratique d'encocher une flèche là
dessus – et je n'ai guère d'autre protection que cette armure de fortune et mes vêtements. »
Je sors mon arc de dessus mon épaule pour illustrer mon propos. Lorsque j'ai quitté Equilibre,
elle ne m'a pas laissé emporter les objets qu'elle m'avait prêté. Selon elle il fallait que nous fassions
une rupture totale pour que je puisse voler de mes propres ailes, et cela voulait dire se passer de son
aide, y compris en terme d'équipement. Du coup, faute de mieux, j'avais pris ce vieil arc que j'avais
taillé moi-même : j'étais fière du résultat à l'époque, mais il faut dire que dès le début son but avait
été plus décoratif que pratique.
Car il est beau, c'est indéniable. J'en ai taillé le moindre centimètre, arrondissant tous les angles, polissant sa surface, sculptant de belles courbes et dessinant de fines entailles dans son bois, jusqu'à
en faire presque une œuvre d'art. Mais je suis certainement plus artiste qu'artisane, car sa souplesse
laisse largement à désirer, et la corde que j'y ai attaché est inadaptée à un tir de précision, rendant
l'arme ridicule comparée aux arc de belles factures que me laissait employer Equilibre. Si j'avais su
que je m'en servirais un jour, aussi, peut-être que je l'aurais fait dans autre chose que du chêne. Mais
il aurait été moins beau. Je me promets d'en faire un dans de l'ébène un jour, le rendu sera
magnifique. Mais en attendant, il me faut un arc, un vrai, que je puisse utiliser pour planter une
flèche dans les yeux de mes ennemis en moins de temps qu'il n'en faut pour dire Phaïtos.
Pour faire une démonstration de la difficulté que représente le fait de décocher une flèche avec
cet arc, je sors un trait de mon carquois et vise un arbre un peu en aval sur notre chemin. Je le pose
sur la corde et tends de toutes mes forces, pliant tant bien que mal le bois de chêne, jusqu'à
emmener mes doigts proche de ma joue. Tenir cette position est incroyablement inconfortable avec
cet arc, et très vite je suis obligé de relâcher la pression, fichant mon projectile dans l'arbre sans trop
de difficulté, mais peu satisfaite du résultat. Le feuillu était très proche et je n'avais même pas réussi
à toucher exactement l'endroit que je visais. Certes, Lune bouge, mais ce n'est pas une excuse.
« Vous voyez, je visais la seconde branche en partant du bas, j'ai eu la première,
c'est pitoyable. »
Mais je n'ai pas l'occasion de me plaindre plus longtemps de mon équipement, car Yuralria nous
fait bientôt nous arrêter brusquement. Je tire sur les rennes de Lune et tend l'oreille. Quelque chose
semble approcher en face de nous, quelque chose qui me semble imposant, vu le bruit de la
végétation. Les plantes commencent à bouger dangereusement, et très vite j'encoche une nouvelle
flèche à mon arc, ne m'infligeant cependant pas le fardeau de l'armer avant de voir de quoi il s'agit ;
je suis prête à tirer aussi vite que je le peux, visant l'endroit d'où viennent les bruissements.
La nervosité me gagne rapidement, mais je tente de me raisonner avec logique : je ne sais pas de
quoi est capable la lumière, mais le géant me semble féroce, et je doute qu'ils aient envoyé Yuralria
seule pour nous guider si elle ne sait pas se défendre un minimum. Je soupçonne même qu'elle soit
la meilleure d'entre nous, malgré son air presque aussi frêle que le mien. La lumière ne semble pas
être d’accord, puisqu’il lui demande de se mettre derrière nous. Mais pour qui se prend-il ? Il croit
qu’elle ne peut pas se défendre car elle est une femme ? Il ne perd rien pour attendre cet idiot. Je
repousse ces pensées de mon esprit et me reconcentre sur la situation. De toute façon je suis archère,
je vais rester en dernière ligne, avec un peu de chance je n’aurais même pas une égratignure. Je
regagne ainsi confiance et parvient à garder mon masque d'impassibilité, ne laissant pas
transparaître le moindre soupçon de peur, et m'apprête ainsi à accueillir le visiteur, qu'il soit ennemi
ou non.