Le Roi Coryphème, entre délire et clairvoyance, évoque ma venue en des propos prophétiques évoquant la renaissance des sindeldi sur ce monde comme le phœnix renaitrait de ses cendres. Il affirme, contre toute apparence, avoir conscience de ce monde mourant. Mais là on l’on pourrait attendre d’un souverain lui ayant dédié l’entièreté de son existence, il réfute amèrement mes propos en dédaignant la venue d’un étranger pour l’aider à avoir une mort douce et irrémédiable. Un fatalisme qui ne me plait guère, et mon regard sur lui se fait sévère. Il va jusqu’à souhaiter la mort rapide de ce monde à qui il a trop donné, dans un élan de folie destructrice qui me fait me rendre compte de l’état avancé de son esprit dément. Effectivement, il n’est plus bon à grand-chose, et certainement pas à gouverner cette ville si importante pour l’avenir de ces terres. La passation de régence à sa fille légitime est une bonne chose, une décision ayant été prise sagement. Je secoue la tête en le regardant délirer, et réponds à mon tour à ses assertions.
« J’admets l’erreur des vôtres d’avoir jugé bon de vous enfermer de la sorte, de vous reclure ainsi de ce monde qui était le vôtre. Vous êtes devenu aigri et votre esprit semble avoir oublié les beautés de vos terres pour lesquelles vous avez tout donné. Il mérite de vivre, de resplendir encore, lui et tous ses habitants. Ne laissez pas la haine submerger votre conscience, Roi Coryphème. Et laissez-moi, si vous le souhaitez, vous montrer une dernière fois ses beautés. Vous emmener dans les cieux pour que vous retrouviez foi en ces landes magnifiques, qui méritent d’être sauvées. »Un discours qui se veut charismatique, empreint d’une espérance fondamentale. Je le conclus après un court instant de silence, après avoir soupiré d’un air las.
« Ce monde n’a pas besoin de moi, ce monde a besoin d’espoir. Et c’est avec plaisir que je tente de lui en donner. »Autant mettre mes projets concernant ce monde à jour tout de suite, au moins de manière généralisante et abstraite. Je n’ai aucune envie de le gouverner ou d’y avoir une place prépondérante, profitant par opportunisme de la déchéance de ses souverains. Je veux le sauver, qu’il persiste et perdure. Je peux deviner, à mon côté, le regard intéressé, interpelé d’Hascan face à mes propos, là où celui du Roi se fait méfiant, alors qu’il fronce les sourcils pour me demander d’expliciter ma proposition. Je ne peux empêcher un sourire d’atteindre mes lèvres, pour avoir ainsi attiré leur intérêt et troublé leur curiosité. Sûr de moi, je rétorque en fixant le roi :
« Je veux signifier ce que j'ai dit, ni plus ni moins. J'ai le pouvoir de vous emmener voir toutes ces choses que vous avez aimées, et qui aujourd'hui vous paraissent si amères, du fait de votre réclusion. Laissez-moi vous offrir un dernier vol au-dessus de ces landes qui sont vôtres, et qui doivent perdurer pour que toujours l'écho de votre nom et de votre lignée y résonne à travers les âges. »Et dans un vif mouvement, je m’approche d’une grande fenêtre occultée par de lourdes tentures pour tirer celles-ci et laisser la lumière du jour pénétrer la salle ombrageuse. Vive et cinglante, elle ne manque pas d’éblouir le vieux souverain croulant, qui feule tel un animal en cage tout en se cachant les yeux, prostré dans une attitude défensive. Je reste immobile, silencieux pendant ce temps d’adaptation. Car bientôt, il s’accoutume à cette lumière diurne qu’il n’a plus vue depuis belle lurette. Même s’il se détend légèrement, suffisamment pour m’adresser à nouveau la parole, il reste crispé dans son siège, le visage protégé par ses mains levées comme des remparts. Il s’enquiert de savoir pourquoi je crois qu’il a besoin d’un tel voyage, incrédule. Et le sourire sur mes lèvres s’accentue. C’est exactement la question que je voulais entendre. Restant dans la lumière de la fenêtre, masquant de l’ombre du contrejour mes traits et ne laissant paraitre que ma silhouette gracile, je m’avance vers le trône royal tout en parlant :
« Vous sembliez vous plaindre de votre enfermement, majesté. Mais je peux aussi vous laisser pourrir là, comme vos sujets le font. J'imaginais que c'aurait pu vous plaire. »Une pointe de provocation, qu’il saura sans doute comprendre malgré sa folie. A-t-il définitivement perdu la raison, ou reste-t-il en lui une étincelle de vie et d’espoir ? Badin, provocateur à nouveau, je poursuis, prenant comme cible sa fierté personnelle.
« Comment voudriez-vous que l'on se souvienne de vous, Roi Coryphème ? Comme d’un vieillard décrépit reclus dans ses appartements, ou comme d’une âme libre parcourant ces terres qu'il a aimées et pour lesquelles il s'est sacrifié. »Dans mon dos, alors que les mots filtrent de mes lèvres, apparaissent deux magnifiques ailes d’une envergure large, aux longues plumes immaculées qui, dans cette lueur ensoleillée, me confère une aura dorée presque irréelle en filtrant à travers les fines membranes duveteuses des plumes sur les contours. Bien sûr, l’apparition fait son petit effet, et le roi, bouche bée, baisse sa main protectrice pour me regarder. Je perçois dans ses yeux des larmes qui ne coulent pas, mais mouillent son iris en le faisant briller. Émotion, éblouissement ? Il n’en laisse rien présager, mais ma transformation semble le toucher. Hascan, lui, par un réflexe protecteur, s’approche de son père comme pour le protéger d’un éventuel danger, main sur la garde de son épée. Je ne peux lui en vouloir pour cette réaction : il n’est en rien prévenu de mes inhabituelles capacités récemment acquises. Le regard bienveillant que je leur adresse finit tout de même de le rassurer sur mes intentions, et il se détend sans me quitter cependant des yeux. Je lui adresse un regard complice, toujours souriant, avant de reporter mon attention sur Coryphème.
« N'y a-t-il plus opportun que les cieux pour admirer la beauté de paysages ? Quant à mon origine et mon identité, elles n'ont pas vraiment d'importance, même si je peux vous révéler que je viens de Yuimen, et que récemment, j'ai accédé à une sorte de statut... divin, représentant la Liberté pour les peuples de mon monde. »Une révélation puissante, qui ne manquera sans doute pas de faire effet. Un aveu qui me semble étrange entre mes lèvres, n’ayant encore que peu digéré ce nouveau statut, cette nouvelle identité. Je mesure mes propos, tout de même, pour ne pas passer pour un vantard inopportun.
« La seule chose qui compte ici, c'est que je sois un allié, qui ne souhaite que le bien-être de ce monde auquel je suis attaché malgré mon arrivée fort récente en ces terres. »Je lance une œillade confiante à Hascan à ces derniers mots, rapportant cependant vite mon attention vers le Roi en lui tendant la main pour qu’il se lève et l’attrape.
« Je vous attends, majesté. Mais mon temps n'est pas infini : urgentes sont les situations à régler sur ces terres de merveille, afin d'y maintenir la paix qui lui va si bien. »Le presser un peu le poussera à prendre la décision sans trop y réfléchir, à le laisser décider non pas par raison, mais par cœur et envie. Je vois son regard hésiter, un moment, chercher l’assentiment d’Hascan comme pour lui demander une approbation, que le bâtard lui donne tacitement. Enfin, le souverain se lève et attrape ma main. Je le conduis ainsi jusqu’à la fenêtre, que j’ouvre pour laisser entrer l’air pur de l’extérieur dans cette chambre viciée. Le roi en semble un instant troublé. De l’air pur, du mouvement, voilà sans doute longtemps qu’il n’a plus eu droit à ces broutilles qui seraient quotidiennes pour n’importe qui d’autres, mais qui prennent plus de sens quand on les a abandonnées depuis longtemps.
D’un regard, je m’assure que le souverain est prêt à partir, et me positionne derrière lui pour le saisir sous les épaules de mes bras refermés sur ses clavicules, afin d’assurer une prise correcte pour ne pas le lâcher. Hors de question de voyager comme ça, ceci dit : c’est aussi inconfortable pour lui que pour moi. Mais ça permettra de trouver un endroit plus pertinent que sa chambrée pour partir dans un vrai vol inoubliable. Ainsi, je le soulève de terre en remuant ces grandes ailes, et nous passons par la fenêtre pour rejoindre les toits élevés d’Illyria, où je me pose sur une crête stable et suffisamment large pour me permettre une transformation plus intéressante, et ne pas paniquer le souverain en le déposant à moitié dans le vide. Lorsque je l’ai saisi, j’ai perçu un émoi particulier le surprendre, un sursaut, un instant de panique. N’est-ce pas ce que tout le monde ressent sans avoir jamais volé ? À ce titre, je fais un présent royal à Coryphème : il sera d’Elysian l’une des premières personnes à côtoyer les cieux. Peu rassuré lorsque je le pose sur la toiture de sa trop grande maison, palais splendide au faste étincelant, je me permets une dernière parole pour le rassurer.
« Majesté, je vais prendre une forme qui sera plus confortable pour le voyage, n’ayez crainte. »Et aussitôt, après un sourire complice, je change d’apparence. Seules restent ces grandes ailes blanches dans mon dos. Tout mon corps se pare du physique puissant et rassurant d’un
canasson à la robe immaculée. La crinière flottant au vent, les ailes déployées, je m’ébroue, saisissant les sensations de cette nouvelle apparence, et incline mes jambes avant pour permettre au Roi de me monter dessus facilement. À cru, car je n’ai pas de selle sur moi, mais je ne doute pas des qualités de monte d’un monarque, fussent-elles lointaines. Une fois Coryphème sur mon dos, je déploie mes larges ailes blanches et prends mon envol en tournoyant au-dessus de la belle cité d’Illyria et de son golfe. J’en apprécie la vue de haut, observant désormais la binarité de cette ville, de part et d’autre d’une manche d’eau, point de rencontre le plus proche des deux plaques continentales formant cette région du monde. Tout en bas, j’imagine mes pairs vaquer à leurs occupations, à leur mission cruciale : le meurtre de Leodos pour Hrist, l’infiltration de la plèbe locale par Pureté, l’exploration par Faëlis, et qui sait si d’autres se sont encore perdus dans les ruelles de la grande ville.
Me remémorant la carte d’Elysian qui nous avait été présentée, je décide après quelques boucles de me diriger plein nord, vers la vaste île de Valmarin, qu’après quelques temps à survoler la Mer Scélérate, nous apercevons enfin. Une fois de plus, je survole de haut l’île et la cité humaine, avant de me diriger vers le sud-ouest, vers les plaines d’Arden. Je mets un certain temps à trouver la cité agricole de taille moyenne, construite au bord d’un fleuve. Une cité moins impressionnante que celles que j’ai déjà vues en ce monde, aussi ne m’y attardé-je pas, et filé-je vers les steppes chaudes du Désert de Shill, où la martiale capitale, Silhe, se dévoile bientôt à nos yeux, sous mes coups d’ailes tranquilles profitant des courants aériens pour planer paisiblement, à vitesse raisonnée afin de ne pas apeurer le vieillard qui me monte. La cité, vue du ciel, est magnifique également, avec ses toits en dômes ovoïdes et ses tours fines et pointues, minarets servant sans doute de points de surveillance des alentours de la cité. Je vole suffisamment haut, cependant, pour ne pas attirer l’attention ni me prendre une flèche perdue d’un guetteur inquiet. Cela minimise le détail de notre observation, mais le voyage n’en est pas moins déplaisant.
L’étape suivante du voyage nous fait survoler la Mer de Saphir, et en son centre l’archipel de Kanteros, dont je ne sais que peu, en vérité. Un groupement d’îles au milieu d’une mer d’un bleu profond. Je ne m’y attarde guère, voguant dans les cieux jusqu’au détroit d’Elivagar, dont je perçois quelques similitudes architecturales avec la cité de Sihle, dans la forme arrondie des toits et coupoles des plus vastes bâtiments. Loin d’être une cité de désert, cependant, elle est bien plus verte et emprunte de nature que l’est la cité humaine. A l’orée d’une jungle foisonnante aux teintes de vert étonnantes, elle fait la frontière entre la mer et le continent, entre l’eau et la terre. La cité natale de la belle Ixtli, dont je me surprends à penser qu’elle me manque. Où est-elle, à cette heure ? Perdue dans sa haute tour à contempler les landes cernant Ilmatar au milieu de ses nombreux livres, en attendant la résolution du drainage ? A courir, aventureuse, tous les dangers pour canaliser la puissance du volcan dévastateur près de la cité des Ekhii ?
Je pousse encore vers le nord, vers la cité des Golems, Barkhane. Au creux d’un désert de sable, enchâssée dans une dune immense, la cité semble paisible, sous le soleil cuisant de la journée. Je ne m’y attarde guère, poussant au nord encore, vers la colonne de fumée du puissant volcan, Arzebeth. Sa fureur n’est pas apaisée, et il peut exploser à tout moment une nouvelle fois. Je le prends comme repère pour trouver la cité d’Erta’ale, toute proche, et poursuis vers le nord sans trop m’attarder dans cette zone désolée, qui pourrait effrayer le Roi Coryphème, jusqu’à la mystérieuse et reculée cité de Niyx, ville des Ishtars. Logée au cœur des Crocs du Monde, cernée par de nombreux pics rocheux, Niyx semble faite elle-même d’ombres et de lumière, attirant sur ses toits la lumière diurne qui passe entre les sombres masses des rocs alentours, et étalant sur le sol de la vallée les ombres terribles de ses hautes tours.
Il est temps désormais de prendre la direction de l’Ouest, retournant dans des zones moins hostiles. Survolant les Crocs, ces monts infinis, domaine des élémentaires, nous arrivons bien vite à vue des hautes tours dorées d’Ilmatar. Aaria’Weïla a peut-être senti ma présence, et celle du souverain d’Illyria dans ses cieux. Je n’en doute qu’à peine, en vérité. Tout comme Terhenetar. Sous nous, la forêt montagnarde des crocs s’étend, toujours peuplée de ces pics étranges de cristaux aux créatures inquiétantes comme celles que nous avons vaincues dans les Plaines d’Illyria, avec Hrist. Je décide de marquer une pause dans ce périple en atterrissant finalement sur un pic rocheux, éperon offrant une vue globale sur les alentours et, si l’on y prête attention, au loin, sur Illyria. Je laisse le souverain descendre de mon dos et reprends ensuite une apparence toute elfique, sans ailes ou autre attribut fantastique. Mon apparence, ma personnalité tangible. Mon regard se pose sur le monarque avec sympathie, et je lui laisse un instant de silence pour savourer les retombées de ce vol au-dessus de la terre qu’il a aimée et choyée toute sa vie durant. Ça doit sacrément lui changer de la réclusion de sa chambre, au cœur d’un palais où il n’est plus perçu que comme un mourant agonisant, un cadavre en devenir. Là, je lui donne le droit d’être vivant, de redevenir ce chef d’état puissant et lucide.
M’asseyant sur une pierre, je brise le silence qui s’est établi.
« Alors, votre majesté, souhaiteriez-vous toujours voir ce monde mourir, ses merveilles péricliter ? »Ma question, bien que fermée, se veut plus ouverte que son abord premier. Ce sont ses impressions que je demande là, son ressenti non seulement sur l’expérience que je lui ai fait vivre, mais aussi sur ses conclusions d’un tel aperçu. Et pudiquement, j’attends sa réponse avant de lui poser d’autres questions, qui me brûlent déjà les lèvres.
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