Immobile, elle ne me répond pas, elle ne répond pas à mon contact sur son épaule. Pas même par un tressaillement. Yeux fermés, tête baissée vers le sol, elle reste prostrée, comme si souffrance et concentration s’étaient mêlées. Elle ne saisit pas mes vivres, que je range momentanément dans ma besace avant de reporter mon attention sur elle. Que fait-elle, exactement ? Son pouvoir est-il si puissant qu’il œuvre malgré tant de distances sur le volcan fumant ? Pourquoi ces ruines dangereuses, et non le confort d’Ilmatar pour œuvrer de la sorte, dès lors ? En vérité, j’ignore même jusqu’à la nature de ses pouvoirs et de ses intentions vis-à-vis de ce géant de roche et de lave. Éviter qu’il atteigne les eaux, m’a dit Aaria’Weïla. Mais d’eau, je n’en vois goutte ici, au sommet des Crocs du Monde. Mais je ne peux lui demander : elle ne m’entendrait pas… Comme si elle était elle-même inconsciente.
Puis, soudain, sans que rien ne l’explique, elle sort sa main de terre pour la plaquer, crispée, sur celle que j’ai posée sur son épaule. Comme on agrippe la main d’un ami pendant une douleur vive. Elle reste contractée, dure, et je tente de connaître la raison de ce changement abrupt.
« Que se passe-t-il ? »
Aucune réponse. Comme quand elle était vers le sol, elle reste silencieuse, le visage fermé. De longues secondes s’égrainent ainsi sans qu’il ne se passe rien, sans que j’ose bouger ni qu’elle n’initie elle-même le moindre mouvement. Je respecte ce silence, même si j’en ignore la raison. Je ne sais que faire, de toute façon.
Et soudain, sa voix se fait entendre, faible, entre ses lèvres à peine ouvertes. Elle évoque l’arrivée prochaine de créatures nommées busards noirs. Ils me sont inconnus, mais vu son ton, ça n’a rien d’une bonne nouvelle. Des ennemis. Là, je sais que faire. Défendre et protéger, tuer pour survivre. Voilà un domaine qui est mien, bien plus que la magie qui contrôle et apaise les volcans. Je redresse la tête, sans rien apercevoir encore, mais alors que sa main glisse de la mienne, étreinte de faiblesse, un dernier mot coule de ses lèvres, enhardissant plus encore ma ferveur protectrice. Elle me remercie. Elle approuve ma venue. Et alors que je me redresse, la laissant agenouillée, faible, au sol, quatre silhouettes sortent des bois, planant dans notre direction. Je pointe mon regard dans leur direction, plissant les sourcils pour mieux les voir arriver. Jamais je n’ai vu de telles créatures. Elles sont semblables à des oiseaux, arborant une tête de rapace et deux grandes ailes à l’envergure large et au plumage noir de jais. Mais la comparaison s’arrête là, puisqu’elles sont aussi, étonnamment, humanoïdes. Dotées de jambes, elles se posent toutes quatre à bonne distance, nous lorgnant de leurs yeux carnassiers. Leurs ailes sont maintenues par des bras terminés par trois longs doigts griffus. Leur arme principale, avec leur bec acéré fait pour arracher la chair. Une bien étrange créature, de la taille de ces êtres rustres et rudes vivant sous terre dans mes contrées : les Thorkins.
Dégainant mes deux lames, sous la forme de deux rapières jumelles, en vue d’un équilibre de combat parfait, je me dresse entre ces busards noirs et Ixtli, toujours à genoux. L’intimidation sera ma première arme… Sait-on jamais qu’ils soient impressionnables. Je lève mes bras armés et les remue en les alpaguant vivement :
« Foutez le camp, oiseaux de malheur, corbeaux de tempête. Retournez d’où vous venez ! »
Les quatre silhouettes, immobiles, ne cillent même pas. Leurs yeux d’or, à la pupille verticale fendue, me regardent avec plus de ferveur. Je n’en attendais pas moins, en vérité. C’aurait été trop simple qu’ils prennent peur si facilement. Intelligentes ou non, ces créatures sont plus nombreuses, et donc potentiellement en position de force. L’une d’elle piaille de son bec, et émet un claquement sec. Les quatre s’envolent aussitôt, prenant difficilement de la hauteur en s’écartant l’un de l’autre. Je lève les yeux, tentant de suivre leur ascension. J’en suis totalement conscient : ils ne fuient pas. Ils prennent de l’élan pour attaquer plus fermement.
Je me campe sur mes pieds, en position défensive, prêt à recevoir leur assaut. Et il ne tarde pas à venir. Tour à tour, avec une seconde d’intervalle à peine, ils plongent dans ma direction, fondant sur moi comme sur une de leur proie. Je protège Ixtli de mon corps, faisant front pour la protéger : elle ne leur est pas accessible. Mais ils sont vifs et rapides. La force emmagasinée par la chute libre rattrapée à ras de sol en ouvrant subitement leurs ailes noires est grande. Pattes postérieurs en avant, serres immenses déployées dans ma direction, je me prends ce quadruple assaut de plein fouet. Si je parviens à écarter de mes lames les deux premiers, non sans me faire bousculer, le troisième me percute de ses pattes et referme sur mon armure ses serres tranchantes, m’emportant avec lui sur plusieurs mètres avant de me lâcher sur le sol, brusquement. Un vol plané de dos qui finit sur mes fesses, sans trop de mal sinon d’avoir été secoué sérieusement. Mais je n’ai le temps de me redresser que le quatrième est déjà sur moi. Je protège mon visage de mes lames, mais il parvient à m’arracher la rapière de Phaïtos en m’écorchant le bras, déchirant la sangle de mon brassard kendran.
L’arme virevolte et va se planter plus loin dans le sol alors que je me redresse d’un bond leste, lorgnant les cieux pour repérer mes ennemis. Une ombre passe devant le soleil, menaçante : un nouvel assaut se prépare. Mais cette fois, je ne me laisserai pas avoir si facilement. Fronçant les sourcils, crispant les mâchoires, je change mon arme en fouet, que je claque dans les airs alors que le busard géant fond à nouveau sur moi. Il ne se laisse pas impressionner, mais un sourire mauvais marque mon visage : je compte bien qu’il se rue sur moi comme précédemment. Et il le fait. Mais cette fois, j’agis avant qu’il ne soit sur moi. J’envoie mon fouet d’un mouvement rotatif saisir ses pattes en plein vol. Sentant ses pattes se faire capturer par l’arme souple, il donne un puissant coup d’ailes pour interrompre son piqué. Le fouet se tend, et si je me sens soulevé une fraction de seconde, je sais que je dois maintenir une prise ferme. Je tire sur ma prise avec force, et l’oiseau s’écrase au sol, à plat ventre, libérant ses pattes de mon fouet, et me faisant recouvrer l’équilibre.
Un gémissement plaintif attire mon attention derrière moi. Je me retourne prestement. Ixtli s’est fait renverser par l’assaut d’un des quatre, qui la surplombe maintenant en s’apprêtant à lui donner des coups de ses longs doigts crochus.
« Non ! »
Emporté par leur premier assaut, je ne suis plus en couverture pour la jeune ondine. Et elle en paie le prix. Elle n’a pas la force de se défendre par elle-même, trop épuisée. Faible, elle est la proie facile qu’ils attendent. Trop loin pour agir directement, je me baisse vers le sol pour ramasser une pierre qui se loge parfaitement dans ma paume. Je l’envoie avec force vers l’oiseau noir, et elle lui percute le dos. Un piaillement aigu se fait entendre, et il se tourne vers moi, apparemment courroucé… Si tant est que l’on puisse détecter le courroux sur un tel animal. Mon plan fonctionne : j’ai attiré son attention. Aussi, arme changée en épée bâtarde, je me rue vers lui sans tarder. Mais… j’ai fait l’erreur d’oublier ses pairs, qui des cieux fondent de concert sur moi par derrière sans que je ne m’en protège. Ils m’agrippent les bras et me soulèvent du sol en m’emportant dans leur vol, avant de me lâcher quelques mètres plus loin. Surpris, je ne peux assister qu’impuissant à ma propre erreur. Par chance, mes bottes et mon agilité naturelle me permettent de réceptionner la chute sans trop de heurt. Ainsi, mes os ne se brisent pas, et je culbute vers l’avant, forcé tout de même de lâcher mon arme dans le mouvement. Remué, plein de terre sèche, je me redresse tout de même vivement, et me rue sur mon arme au sol pour la ramasser. Mes deux assaillants, fiers de leur coordination, ont préféré me délaisser pour se saisir de l’opportunité d’une cible plus facile, avec leur confrère que mon roc n’a que peu tourmenté, au final. Ils se réunissent tous trois, tels des vautours avides d’une charogne, autour du petit corps prostré d’Ixtli, prêts à la découper de leurs griffes acérées.
Cette propension à s’attaquer au faible d’abord commence à m’irriter, et ramassant mon arme, je la change en une lance de jet à la pointe acérée. Emporté par mon élan, je continue ma course vers eux en envoyant mon arme sur celui qui est le plus proche. La lance vole dans les airs et le cueille au centre du dos, dans la colonne vertébrale. Figé par la douleur et la mort, il s’effondre en avant, droit sur Ixtli, alors que je continue de me ruer sur les deux autres qui se tournent vers moi. Désarmé, je n’en garde pas moins mon élan et ma fougue. Hors de question qu’ils touchent un cheveu de l’ondine. Je suis son protecteur, son défenseur. Et à chaque foulée large et rapide, assurée, je hurle ma rage pour leur voler dans les plumes.
Me servant de mon corps comme d’une arme, je me projette vers eux sans retenue, bondissant tel un fauve sur cette masse plumeuse. L’un m’esquive, mais j’emporte l’autre dans ma chute, et nous roulons l’un et l’autre sur le sol, dans une pagaille sans nom. Je ne suis pas doué au corps à corps sans armes, et je le sais. Mais je devais agir. Je me relève une fois de plus avec fougue, et laissant un temps de retard à l’oiseau fourbu par les roulades, fonce à nouveau vers Ixtli, où le busard se penche sur son pair défunt pour l’écarter de la jeune Aigail. Une fois de plus, je bondis… mais pas pour emporter l’ennemi avec moi cette fois. Je récupère habilement mon arme dans la colonne vertébrale du vaincu, et en un mouvement rotatif horizontal, alors qu’elle se change en sabre tranchant, je l’abats sur le cou du busard noir, qui se sépare de son corps. L’adversaire étêté choit sur son confrère, éparpillant son sang sur Ixtli, mais n’étant plus un danger pour elle.
Encore une fois, je me dresse entre elle et les deux ennemis qui me restent. Tous deux fracassés au sol précédemment, ils n’en sont pas moins sur pieds maintenant, et ne semblent guère plus avoir l’envie de voler. C’est à pieds qu’ils arrivent vers moi, menaçants, armant leurs longs doigts griffus pour m’assaillir.
Mais je les attends. Qu’ils viennent, et ils comprendront qu’on ne s’en prend pas si facilement à moi ou aux êtres qui me sont chers. J’ai beau n’avoir qu’une arme, puisque l’autre est toujours plantée dans le sol depuis leur premier assaut, ils la sentiront passer. Je décide de prendre l’avantage de la distance, puisqu’ils ont celui du nombre, et change mon arme en vouge. Une pointe menaçante, et un tranchant acéré. Le premier qui m’attaquera mourra…
Et c’est ce qui se passe. Ils approchent en même temps, mais l’assaut est plus vite donné par l’un que par l’autre, et lorsqu’il se rue sur moi, j’enfonce la pointe de mon arme dans son abdomen. Il s’arrête net sous le choc et recule, chancelant. Il n’est pas mort, mais sa plaie saigne abondamment. Un piaillement douloureux sort de son bec alors qu’il titube vers l’arrière, se libérant de l’étreinte de mon arme. Hélas, ça laisse le champ libre à l’autre de me harceler de plus belle. Il arme ses griffes et m’attaque de celles-ci. Je tente de me protéger avec mon avant-bras, mais cela ne fait que de finir d’arracher mon brassard kendran, qui tombe sur le sol, démantibulé. La vouge se fait épée, et le coup porté n’est paré par son aile que par le sacrifice de celle-ci. Ça lui épargne la vie, mais plus jamais il ne volera, os du bras brisé sous le choc. Il tente de m’asséner un nouveau coup de griffe, mais ce domaine est le mien, et je le pare sans peine avant de lui porter une fente en travers du ventre. Je dégage mon arme et croise son regard. Il sait qu’il est mort. Il tente de se retourner pour fuir, mais… Je n’ai aucune pitié pour les faibles, et plante ma lame dans son dos. Il s’effondre, mort.
Mon dernier adversaire, blessé et perdant beaucoup de sang, semble implorant, même s’il n’a guère la langue pour m’implorer, ni quoique ce soit pour attirer mon indulgence. De chasseur, il se change en proie, et je lui donne un coup de pied en plein poitrail pour le renverser au sol sans qu’il ait la force de se défendre ou d’esquiver le choc.
Je me penche sur son corps meurtri, et lui murmure, d’un borborygme guttural :
« On ne s’attaque pas à moi impunément. »
Et j’abats mon épée sur sa tête, la tranchant en deux. J’essuie le sang de ma lame sur son plumage noir et la rengaine sous forme de poignard. Avant de rejoindre Ixtli, je fais un détour vers ma rapière, que je rengaine également, lorgnant le champ de bataille. Un champ de mort, abreuvé du sang de mes ennemis, ces oiseaux de malheur. Des adversaires coriaces, qui n’ont su résister à ma grande maîtrise des arts de la guerre… Mais que serait-il advenu si les autres aventuriers m’accompagnant s’étaient retrouvés face à de telles créatures ? Je ne doute pas de leurs capacités et aptitudes à vaincre, mais… Ils n’auraient eu qu’une faible chance de survie. Était-ce vraiment une bonne idée de les séparer pour qu’ils rejoignent les différentes cités élémentaires ? Je tente de me rassurer en me disant que les ambassadeurs élémentaires sont de vaillants combattants, si je me fie à l’armement trouvé dans leurs chambres, la veille. Ou de puissants mages aux pouvoirs obscurs et aux gadgets mystérieux, tels ceux de Yuralria.
Ce monde est loin d’être un port de plaisance, fut-il peuplé de superbes paysages. Des monstres assoiffés de sang rôdent dans les Crocs du Monde, et les forêts, mers et monts. Il faudra s’en prémunir autant que des ennemis qui peupleront les plaines, lors de la guerre à venir. Ça sera rude, difficile pour chacun, puissants comme faibles. Mais nous devrons vaincre. Et je porterai la victoire sur chaque combat, qu’il soit une escarmouche de bêtes sauvages ou une bataille rangée de nombreux êtres. Plus que mon devoir, c’est ma volonté.
Doucement, je reviens vers Ixtli, écartant les cadavres qui l’entourent pour la laisser respirer. Une fois la tâche effectuée, je me penche vers elle. Elle a quelques plaies aux bras, d’avoir essayé de se défendre, mais rien de bien grave, apparemment. Je lui saisis une main, passant l’autre sur sa joue, préférant quand même m’en assurer.
« C’est fini. C’est tout. Pas trop de heurts ? »
J’espère qu’elle reprendra ses esprits… et qu’elle finira à terme par m’expliquer ce qu’elle faisait là avant l’arrivée de ce quatuor noir.
[hj : 2550 mots]
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