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Mes recherches et hypothèses s’avèrent toutes aussi fructueuses les unes que les autres. Certes, je ne décrypte aucun message secret ou aucun pan de l’histoire ou de la disparition des sindeldi sur les tapisseries de la salle à manger, trop usées pour y déceler grand-chose, mais je parviens tout de même à détecter certaines formes évasives. Certaines de guerriers, certaines de nobles en riches parures. D’autres révèlent à ma vue d’étranges animaux fantastiques qui me sont complètement inconnus. Je perçois ainsi une créature volante, au corps bleuté et à la tête orangée, aux formes floues et imprécises, mais à la grâce notable. Sa voisine, moins poétique, peut-être, plus glauque, mais aussi plus étrange, révèle une sorte de monstre aux membres effilés et au long cou fin supportant une tête semblable à celle d’un oiseau, ainsi que des sortes de plumes, bien qu’il n’ait ni vraie aile, et qu’il soit muni de quatre fines pattes squelettiques, dans les tons spectraux d’un gris sans vie. La créature n’a pas l’air spécialement méchante, carnivore ou agressive, sur cette représentation… Mais je n’aimerais quand même pas la croiser au détour d’un sombre couloir. La troisième, et dernière bête que je détecte n’est autre qu’un monstre entièrement noir, au corps et à la tête lupins, mais pourvu d’une longue langue mauve et d’yeux violets inquiétants. Celle-là est un prédateur, sans aucun doute, eut égard de ses dents acérées.
J’ignore par contre pourquoi elles ont été placées là : rien ne permet de les remettre en contexte sur le reste des tapisseries, qui devaient sans doute avoir un sens intrinsèque profond du temps de la vie de la cité. Je les délaisse pour me reporter sur l’exploration de la pièce que je viens de mettre à jour en déboitant la petite porte abimée qui la dissimulait jusque-là à mes yeux. Dégondée, j’y suis peut-être allée un peu fort, je la pose contre un pan de mur avant de pénétrer dans la pièce qui s’avère très vite être une cuisine. Bien organisée, étudiée pour être pratique plus que spacieuse et fastueuse, elle contient tous les instruments que les petits coqs de l’époque usaient pour réjouir les papilles de leurs invités. La taille des lieux soulignaient leur importance : de nombreux cuisiniers et commis pouvaient travailler de concert ici sans se marcher sur les pieds. Ça devait être une organisation d’ampleur, qui pouvait sans doute accueillir de nombreux convives. Bien plus qu’on n’aurait pu en mettre dans la salle à manger, gagé-je. Des festivals extérieurs ? ou d’autres pièces cachées derrière ces grandes portes. Parce que transbahuter des plats jusqu’à l’extérieur par l’échelle ne devait pas être très pratique.
Ainsi, je distingue particulièrement en ces lieux abandonnés un âtre gigantesque où pendent des barres de fer à crochets soutenant autrefois de lourds chaudrons de fonte, dont il ne reste plus que des formes cabossées. Les ustensiles ont mal vécu les millénaires de pause, et les bols, couteaux, planches de découpe ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes. Une cuisine abandonnée, donc. Rien de plus. Je me saisis toutefois de deux barres de fer à crochets pour revenir dans la pièce précédente, où j’ai pu plus tôt déceler la présence, merci ô intuition géniale, d’un passage dérobé derrière le mur où l’eau s’infiltre. Passant mes doigts sur les pierres, j’ai décelé un interstice qui, en le suivant, s’est révélé avoir la forme d’une porte. Close et sans système apparent d’ouverture, bien sûr. Le passage n’aurait pas été secret, sinon. J’hésite à entreprendre la tentative d’ouverture à l’aide des solides crochets de la cuisine, mais… On ne sera pas trop de deux pour se faire, je crois. Et puis, j’ai peur de toucher aux portes closes si bien conservée sans un témoin qui s’y connaisse un peu en magie. Et Ixtli fera parfaitement l’affaire pour ce faire.
(Ben et moi alors !)
(Deux connaisseuses vaudront mieux qu’une. Et puis, tu ne connais pas plus que moi ce monde.)
(Moui, disons…)
(En plus, je suis persuadé que ça lui fera plaisir de m’aider dans cette tâche. Je ne voudrais pas garder la découverte pour moi seul.)
(Ouais, ouais, son plaisir. Et mon plaisir à moi, on y pense, hein ?)
(Lysis… Tu partages la moindre de mes émotions, aussi il suffit que je ressente ce plaisir pour que tu puisses en profiter aussi.)
Elle poursuit dans cette inattendue et subite vague de jalousie envers Ixtli. Bon il est vrai que la demoiselle m’importe, mais… Rien ne pourra jamais altérer la relation que j’ai avec Lysis, même le plus fort attachement à un être de chair. Elle fait partie de moi, de mon esprit. Elle pense par mes pensées, voit par mes yeux, et moi par les siens.
Quoi qu’il en soit, au final, il est temps pour moi d’aller voir où en est l’ondine de mes pensées dans son repos nécessaire. Je laisse là les barres de fer et remonte prudemment l’échelle, veillant à ne pas choir dans l’obscurité. Une fois en haut, je me hisse hors de la bâtisse et rejoins au plus vite celle qui lui sert d’abri, montant à l’étage pour pénétrer son antre. Elle est là, roulée en boule dans sa cape, assoupie. Près d’elle, les restes d’un repas. Pain, fromage. Elle avait des provisions. C’est déjà ça. Je décide de ne pas la réveiller de suite, et m’installe à côté d’elle, assis contre un mur. De mon sac, je tire les vivres que je lui avais proposé plus tôt sans qu’elle daigne les prendre, et grignote mes dattes séchées, m’amusant à envoyer les noyaux rongés de toute chair par les interstices dans les murs. Je n’ai pas perdu la main : je suis toujours aussi précis à distance aussi. À en faire baver d’envie une archère émérite comme Sinaëthin l’elfe blanche. Je me demande si elle s’est tirée de la mauvaise passe dans laquelle je l’ai laissée, poursuivie par le cruel dragon noir d’Oaxaca. Il est vraiment terrible, pire que tous ceux qu’il m’a été donné de voir, même s’ils étaient déjà impressionnants, sur Verloa. Je doute la revoir un jour… Ainsi que tous ceux qui n’ont pas, de près ou de loin, prêté allégeance à la Reine Noire. J’ai été malin de m’associer à elle, alors. Ni soumis, ni mort… C’est tout ce que je demande, au final.
Après un court moment de latence, la jolie Aigail se met à remuer sans son sommeil, et je passe dans ses cheveux une main délicate qui la réveille en douceur. Ma voix se fait murmure, quand je lui parle alors.
« Ça va mieux ? Reposée ? »
Mais, fébrile, je ne peux me retenir d’enchaîner :
« J’ai une bonne nouvelle… Tu te souviens de ces souterrains dont tu m’as parlé ? Je crois en avoir découvert un. Et il me semble complètement inexploré et abandonné depuis des siècles. Il doit y avoir une tonne de secrets, là-dessous. »
Je laisse un moment de silence, histoire de ménager mes effets, et poursuis.
« Je me suis dit que ça te ferait plaisir de l’explorer avec moi, si tu t’en sens la force. Et puis… Des portes me barrent le passage, je crois qu’on ne sera pas trop de deux pour les ouvrir. D’autant que je les suspecte magiques… Et que tu t’y connais sans aucun doute plus que moi en magie. À l’instar des elfes de votre monde, je n’en possède pas une once. »
Des pouvoirs spéciaux, oui… Mais pas de la magie à proprement parler. Outre celle de Lysis, bien sûr. Mais ça, elle n’en sait rien pour le moment. C’est un secret qui se mérite, et je ne connais que trop peu d’elle pour lui confier pour l’instant.
« Qu’en dis-tu ? »
J’espère qu’elle acceptera… Et que nous pourrons rapidement rejoindre ces mystérieux souterrains.
[HJ : 1301 mots]
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