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En un instant, ce fut la mêlée. Avant que Jojo, passé la surprise, ne se jette au cou de La Tire dans un élan désespéré, le garçon boucher avait saisi la gravité de la situation, et allongeait une avoine de belle facture au docker d’en face. A ce moment, ameuté par le bruit soudain de cet esclandre, le troisième larron s’ébroua et se leva gauchement, se courbant pour saisir sa hachette. Profitant de la position extrêmement vulnérable de sa cible et de son partiel hébétement, tant du à sa sieste qu’à son cerveau lent, Saha’Nyin s’élança de son perchoir et atterrit violemment sur le dos de la brute en plantant sa dague au plus près des cervicales.
Hurlant de douleur en sentant la lame s’enfoncer dans le trapèze qu’il avait charnu, Lardon secoua l’intrus perché sur son dos. Projeté comme un fétus, le semi-elfe ne s’en remis pas moins en un instant sur ses pieds, et s’élança derechef sur son ennemi pour lui décocher un fameux coup de genou dans le sternum en s’agrippant à son arme, toujours plantée dans la chair. La respiration coupée, l’esprit embué de douleur, les réflexes assoupis de bêtise, le balourd n’eut pas le temps de réagir avant que la lame ne fasse un aller-retour dans son cou, découpant tout ce qu’on pouvait y trouver. Ouvrant de grands yeux de bovin comprenant trop tard le but d’un abattoir, il chercha des yeux l’ennemi qui lui avait si facilement retiré le plaisir de vivre. Il ne vit qu’une petite forme bondissante, à peine visible dans le noir épais de cette nuit de forêt. Tenant son cou dans ses deux énormes mains, désormais sans danger, il tenta de crier sa détresse à ses alliés. Il en sortit un meuglement glougloutant de sang et de douleur qui faisait pitié à voir, mais alerta cependant La Tire.
Ce dernier venait de faire la peau à son parent, le trouant à divers endroit de sa carcasse, pendant que les deux brutes s’affrontaient dans une lutte sans merci. Se retournant à l’appel de son compagnon, il discerna dans la pénombre le Lardon au cou lardé, et chercha l’intrus en tenant sa dague fermement. Saha’Nyin s’était réfugié à quelques mètres de la clairière pour le contourner. Le dépassant légèrement, il avisa un moment où le brigand, s’étant tourné vers la bataille entre les deux géants, lui offrait la cible parfaite pour un assassinat. Mais le bruit que firent ses pieds nus sur le tapis de feuille morte, adjoint aux craquements des branches éparses sur le sol, fit se retourner sa cible. Ni une ni deux, le gaillard fit un bond en arrière pour se donner le temps de l’analyse, et aussitôt qu’il avisa la courte lame du semi elfe, d’un blanc brillant dans ce noir, tenta une contre-attaque en estoc. Pris dans son élan, le semi-elfe ne put qu’écarter la lame au dernier instant, la pointe caressant amoureusement sa poitrine.
Ils se faisaient désormais face, les deux lames pointées vers leur partenaire de jeu. L’ambiance sonore était particulièrement fournie. Au doux clapotis de l’eau coulant dans la vasque s’ajoutait le cri noyé du Lardon évincé. A cela venait se superposé les grognements, les jurons, les interjections, les injures et autres joyeuseté qui parsemait la lutte à mains nues de Pénelle avec le boucher, aucun n’ayant eu l’occasion de tirer ses armes. Cependant, rien de ce vacarme ne semblait parvenir jusqu’aux oreilles des duellistes. Ils se jaugeaient à l’aune de l’aisance qu’ils dégageaient. Saha’Nyin, plongé dans le noir, n’était visible qu’à trois choses : ses yeux, deux globes fous roulant dans les airs, ses dents, qu’il découvrait par reflexe en retroussant ses babines à la manière des loups, et sa dague, qui virevoltait, traçant des formes hypnotiques. De l’autre côté se tenait La Tire, ramassé sur lui-même, prêt à bondir, sa lame encore gouttant de sang fermement ancrée dans sa main. C’était une courte lame El-Abhar, épaisse et courbée, faite autant pour l’assassinat que le combat de rue. Il était certes moins impressionnant que ses collègues, mais il émanait de lui une vivacité qui leur faisait cruellement défaut, et faisait de lui leur chef.
Sans crier gare, il s’élança vers la droite, posa fermement son pied, et rebondit dans l’autre sens, échangeant sa lame de main, pour prendre le semi-homme à revers. Malgré l’astuce, ce dernier avait suffisamment de recul pour éviter ce premier assaut, recula lestement pour laisser passer le coup de tranche, et contre-attaqua aussitôt que la lame fut passée. Bien qu’il fut entrainé par son coup, le brigand accueillit le mouvement de Saha’Nyin par un formidable chassé, qui l’atteignit à l’épaule et déséquilibra son mouvement. Il trébucha sur quelques mètres avant de se rétablir. Les positions étaient maintenant inversée, les deux colosses se battant dans le dos du fanatique. Le jeu de lumière permit alors au truand de mieux voir son adversaire. C’était un petit homme à la peau noire comme la terre, aux cheveux noirs comme l’ombre, et au corps asséché. Ses cheveux crasseux étaient rassemblés à l’arrière en une boule informe, découvrant des oreilles légèrement plus grandes que celle d’un homme. Dans sa face intelligente se lisait les traits fins des elfes, bien que sa vie forestière en ait effacé la plupart de la grâce, remplacée par une sauvagerie paisible. Il ressemblait au busard perché sur un gibet qui scrute avec calme sa proie à quelques lieues de là. Il ne portait sur lui qu’une tunique sale, ceinturée d’une corde de lierre et de courtes braies bouffantes serrées en dessous du genou. Ses bras nus découvraient un nombre incalculable de plaies diverses, boursouflures un peu plus claires sur sa peau d’ébène. Seul un bracelet d’or, tintinnabulant de colifichets ornait les branchettes qui lui servait de membre. Le bruit de cet ornement répondait au bruissement des colliers que l’on devinait s’enfoncer sous la tunique.
Sans lui laisser le temps d’en savoir plus, il fondit à son tour sur son ennemi, la lame ramassée contre lui, dansant une gigue mortelle en s’approchant, passant d’un pied à l’autre pour brouiller les pistes, puis lança son bras armé en direction de sa poitrine. L’autre réagit en un instant, passant au-dessous de la lame, et fonçant, tête baissé, vers son adversaire. Dans la violence de l’impact, les deux bellicistes roulèrent à terre, abandonnant leurs armes respectives. Juché sur le semi-elfe, La Tire prit l’avantage en assenant un crochet qui envoya la tête de Saha’Nyin s’écraser dans la boue. Alors qu’il prenait l’élan pour un deuxième coup, le semi-homme rua, le déséquilibrant, et profita d’un flanc découvert pour lui asséner une série de coup vif dans le foie. Déjà douloureux en temps normal, ce coup fut particulièrement réussit en raison de l’habitude que le soudard avait pris de lever le coude un peu plus que ne le voulait la raison. Grognant de douleur, il ne put résister à une dernière ruade, qui permit au fanatique de se dégager en lui lançant un dernier coup dans la mâchoire, mal placé mais suffisant pour finir d’évacuer son opposant. Roulant sur lui-même, il avisa une lame brillant dans le noir, s’en saisit et se retourna, dessinant une demi-lune pour couper court à cette joute.
La Tire avait cependant lui aussi reprit ses esprits, et se tenait ferme, la dague en os dans la main. Les deux lames s’entrechoquèrent avec force, brisant la lame d’os. Choqué par l’impact, sentant la victoire lui échapper, le brigand tenta de s’enfuir avant qu’un autre coup ne lui ôte aussi la vie. Sans prendre le temps de réfléchir plus, Saha’Nyin lui lança la dague, qui l’atteignit en pleine poitrine et le cloua au sol. Salement touché, mais pas mortellement, il se releva péniblement et, titubant, continua sa route vers la forêt. Le fanatique couru vers lui, sauta et lui planta les deux pieds dans le dos, l’un sur la garde de l’arme, l’autre dans la colonne, ce qui fit de nouveau choir le moribond. Toujours sur le dos de son adversaire, il extirpa la lame dans un bruit de succion accompagné du hurlement de l’intéressé qui, se tordant de douleur, se retourna à temps pour voir la lame lui trancher la gorge.
Satisfait, Saha’Nyin se releva, contemplant l’œuvre de sa nouvelle lame, et se prit, à l’endroit même où il avait déjà reçu le premier, ce qui lui parut l’équivalent d’un équicéros lancé à pleine allure concentré en un poing fermé. Le boucher venait d’abattre Pénelle, et, les yeux injectés de rage, venait se jeter sur tout ce qui bougeait encore et n’était pas feu son ami. Se saisissant de la dague que le semi-elfe, projeté à quelques mètres de là, il s’approcha d’un pas lourd et mal assuré vers la forme sombre qui geignait du coup qu’il venait de se prendre.Il était sonné, abimé par son combat. Son nez, tordu, saignait en une rivière rouge qu’il essuyait constamment d’un revers de manche, un œil était pratiquement entièrement mangée par un cocard bleu-noir, ses mains étaient écorchées d’avoir frappé, et son habit était rougi par le sang qui avait jailli lorsqu’il avait fini par éventrer le malabar, après l’avoir assommé de coup quand il avait vu son ami agoniser dans le sang suintant de ses blessures. Sans discnerner quel était ce nouvel ennemi qui venait de tuer le chef de la petite bande, fou de haine, il s’approchait pour l’éviscérer.
Reprenant ses esprits, le fanatique se rendit compte de la bien mauvaise position où il était : sans arme, à terre, sonné, et faisant à peu près la moitié du poids de son adversaire. Il ne lui restait qu’une option, bien qu’elle lui rechigne, lui causant en général une céphalée à terrasser un béhémoth. ( Après tout, vu la migraine que je vais déjà me farcir… ). Il ne lui fallut pas longtemps pour se décider. Juste le temps pour le boucher de se planter fermement devant lui, et pour le fanatique de toucher son bracelet fétiche dans un mouvement pavlovien pour se concentrer.
- Thimoros ! s’écria-t-il, invoquant l’ombre qui l’avait tant protégé dans sa jeunesse cavernicole, avançant sa main dans un dérisoire mouvement de protection.
Une nuée plus noire encore que la nuit qui les entourait sembla sortir de sa bouche ouverte, se précipitant sur son ennemi. L’ombre frappa de plein fouet le visage du colosse, s’insinuant dans tous les orifices, couvrant les yeux, enveloppant la tête. Lorsqu’elle se dissipa, la face du boucher, déformée par la rage, changea petit à petit pour se couvrir du masque de la surprise. Pendant un instant, les deux antagonistes restèrent ainsi, immobiles, l’un, surplombant l’autre, la dague levée, l’autre couché par terre, une main en l’air, attendant avec appréhension l’issue de son sort. Le visage soudain livide, le géant s’écroula sans un son sur Saha’Nyin, l’écrasant de toute sa masse, la dague plantée à quelques centimètres de sa tête.
Soulagé, il se détendit et prêta l’oreille aux alentours. Le boucher exhala son dernier souffle, recrachant une purée noire, Lardon éructait encore des grognements de plus en plus faibles, à présent presque secs du sang qu’il n’avait plus à perdre, et Jojo toussotait du sang, percé de toute part, sifflant comme une vessie de porc qui se dégonfle. Enveloppant tout cela d’une douceur irréelle, la source continuait de couler, crachant sa mélopée liquide. (Quel calme… On est mieux, là, hein ma puce ?) se laissa-t-il l’occasion de penser, avant de s’extraire de sous la masse qui l’enfonçait dans la boue froide.
Le boucher était resté dans une position grotesque, roide comme un i mais le coude levé, la main encore accrochée à la dague plantée dans le sol. La Tire, froid comme l’eau de la source, béait de la bouche et de la gorge, la dague d’os brisée abandonnée à quelques coudées de là. Pénelle offrait un spectacle moins réjouissant, fumant de la chaleur qui s’échappait de ses viscères à l’air, le visage démoli par les poings du boucher. On devinait Lardon couché par terre à plusieurs mètres du massacre, s’agitant en de ridicules soubresaut et glouglou. Il devait lui rester à vivre à peu près autant que Jojo, qui était resté au même endroit depuis le début, couché dans la glaise, les yeux exorbités de surprise, la main posée sur le sac de butin que La Tire avait amené avec lui.
Saha’Nyin s’approcha de lui et se pencha :
- Je vous avais dit que c’était dangereux de venir. Je comprends mieux pourquoi la famille rimait avec la mort. Drôle de cousin que vous aviez là. Enfin, si vous voulez bien me donner ce sac, je suis sûr d’y trouver quelque chose d’intéressant.
Sans répondre, le badaud utilisa ses dernières forces pour tourner la tête vers la besace d’où sortaient quelques breloques brillantes encore ensablées du désert d'où elles provenaient. En fouillant à l’intérieur, Saha’Nyin y découvrit ce qu’il cherchait : un parchemin. Mais s’il avait appris, à force de vivre dans leur entourage, la base du langage écrit des humains, il n’y connaissait rien en elfique, et il fut contraint, contrit, de se rendre compte qu’il n’y comprendrait rien sans aide.
- Et merde ! Je sais ce que tu vas dire, mais je crois que j’aurai du écouter maitre Spin’Taha.
Laissant le charnier aux charognards, il balança la besace sur son épaule,non sans avoir d'abord délesté l'infortuné Jojo de sa bourse, reprit la dague au boucher (si vous me permettez !), alla récupérer les affaires qu’il avait caché dans son arbre, et s’enfonça, cahin-caha, la tête lourde et résonnant de milles cloches, dans la forêt en direction de la montagne.
_________________ Me regarde pas de trop près, ça me gène
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