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Faëlis regarda autour de lui. Shered, Zorkas et Juliannos étaient prisonniers, comme lui. Les lutins s'étaient enfuis et, seule lueur d'espoir, Aliéna n'était visible nulle-part. Les mercenaires semblaient prêts à mener la vie dure à leurs prisonniers, mais Bron les incita à d'abord chercher où étaient les gants, de crainte que les survivants lutins ne les aient emmenés. Les humains se mirent donc à ratisser les buissons, retournant chaque caillou et taillant les herbes de leurs armes, jusqu'à ce que l'un d'eux pousse un cri de victoire et brandisse un coffret en bois tout simple, manifestement de facture lutine.
Le serviteur d'Oaxaca se laissa aller à un cri de victoire, arrachant l'objet des mains de son comparse. Il se tourna vers Faëlis, la mine triomphante :
« Tu m'auras donné bien du mal, la lavette elfique, mais on va bientôt pouvoir régler nos comptes. Le seigneur Karsinar me récompensera pour ramener cet objet. Toi, en revanche, tu ne m'es plus d'aucune utilité... Que dirais-tu que je teste cette nouvelle arme sur toi ? »
L'elfe désarmé chercha autour de lui un moyen de s'échapper, mais les mains grasses de deux immondes brutes le saisirent pour le tenir en place. Bron, goguenard, ouvrit le coffret et en tira deux petits gants de cuir, qui s'adaptèrent aussitôt à la taille de ses énormes mains, et les enfila...
Il y eut comme un flash lumineux, puis un tourbillon de ténèbres bleutées. Des cris montèrent de toute part. Faëlis regarda autour de lui, désorienté. Les mains qui le tenaient le lâchèrent tandis que les hommes refluaient en se tenant la tête. L'air était curieusement oppressant. Un sentiment de menace planait, lointain et en même temps très proche. Autour, le monde s'était dissous dans un tourbillon de couleurs étranges, un kaléidoscope onirique qui semblait vouloir engloutir tout ce qui existait.
Qu'était donc cette sorcellerie ? Habitué aux jeux de l'esprit et magies étranges par ses précédentes aventures, Faëlis plissa les yeux et se concentra. Oui, le monde réel était toujours là ! Il le discernait sous la chape d'ombre. Tout ceci n'était qu'une illusion ! Voilà pourquoi les lutins étaient si confiants : ils avaient protégé les gants avec leurs pouvoirs !
Mais ce n'était que le début : Bron poussa un hurlement d'horreur tandis qu'il se mettait en position, comme pour tirer à l'arc. Et de fait, un arc lumineux apparut dans ses mains. Le pouvoir des gants lui répondait, mais il s'en servait pour braquer un de ses alliés ! Une flèche magique bondit et transperça le mercenaire qui tomba raide-mort. Bron avait le visage crispé, en sueur, les yeux fixés sur ses mains qui... oui, elles bougeaient d'elles-même ! Les gants les contrôlaient pour frapper ceux qui avaient tenté de les voler !
Un deuxième homme tomba. Faëlis voulut se diriger vers ses compagnons, mais ceux-ci étaient prostrés à terre, fixant avec horreur le vide infini qui tourbillonnait autour d'eux. Juliannos en particulier avait cette même expression que l'elfe avait vue chez une de ses anciennes compagnes, lorsqu'il l'avait emmenée sur les plus hautes tours de Cuilnen : le visage fasciné et horrifié du vertige. L'illusion les clouait sur place en les submergeant du vertige de l'infini, mais Faëlis, lui, parvenait à voir à travers. Il ne pouvait cependant les tirer de là.
Un troisième, puis un quatrième mercenaire étaient tombé sous les tirs de leur chef incontrôlable. Il n'y avait pas le choix. Il fallait l'arrêter, et Faëlis était le seul qui ait une chance d'y arriver. S'efforçant de se concentrer sur le peu qu'il discernait du monde réel, il fit un pas, puis deux... à chaque fois, une partie de son esprit était convaincue qu'il allait tomber, qu'il posait le pied sur un gouffre sans fond. Ne pas y penser. Ne surtout pas y penser !
Bron sembla un instant reprendre le contrôle de ses mains. Il était en sueur, les yeux écarquillés, mais il parvenait à contenir la force vitale destructrice qui animait les gants. Hélas, à ce moment-là, un bandit terrifié parvint finalement à bouger et tenta de l'attaquer. Il dut relâcher le contrôle et les gants de l'arc tuèrent l'homme pour lui... sans lui laisser l'occasion de reprendre le dessus ensuite. Il se tourna vers Faëlis... et cessa de lutter, le visage soudain empli de haine, comme si l'elfe était responsable de tous ses problèmes !
Le jeune homme était parvenu à ramasser une lance abandonnée par terre. Il tenta de se précipiter vers le barbare avant que celui-ci ne puisse tirer mais, dans ce monde d'illusions étranges et distordues, ce mouvement trop brusque ne fit que l'amener à trébucher et tomber à terre. L'univers tout entier sembla tourbillonner autour de lui et de l'arc lumineux qui se matérialisait, avec une flèche encochée dans sa direction. Si Bron était perturbé par les hallucinations, les gants, eux, étaient visiblement d'une précision imparable. Tout allait donc s'arrêter comme ça ? Tué par un vulgaire truand après avoir traversé les pires dangers ? Quelle honte pour le parangon des elfes !
C'est ce moment que le ciel choisit pour se déchirer, laissant passer un célérian furieux qui percuta Bron avant de s'effondrer à terre en reprenant forme humaine. Aliéna ! La femme aux cheveux blancs roula à terre, entraînant une danse de lumières irisées autour d'elle, les bras serrés autour de la tête tandis qu'elle succombait à l'illusion. Mais elle avait réussi son coup : chargeant d'en dehors de la zone d'effet du sortilège, elle avait fondu non sur le guerrier, qu'un simple oiseau n'aurait pu tuer, mais sur ses mains, lui arrachant un gant.
Autour, le sortilège fut comme pris de folie. Bron hurla, sa main libre comme celle gantée se précipitant pour étrangler la jeune femme. Devant la force du colosse, elle ne survivrait pas longtemps ! Faëlis se redressa la lance toujours dans sa main. Il tenta de calmer la panique qui envahissait son esprit. Rester concentré. Le monde réel était là, tout autour de lui. Aliéna en faisait partie. Et elle avait besoin de lui. Ne pas se laisser submerger par les émotions. Lever la lance. Bien ajuster. Il n'aurait qu'une seule chance. Les distances jouaient et dansaient autour de lui, se modifiant en apparence, embrouillant son esprit. Il était un archer d'élite ! Enfin, du moins, il avait suivi la formation qui aurait dû l'amener à en devenir un s'il n'était pas parti... mais il pouvait le faire ! Faire abstraction de toute choses, hormis de la pointe de son arme et de sa cible. Dans un effort suprême, il leva l'arme, fit abstraction d'Aliéna qui ne se débattait déjà presque plus et...
… un hurlement ! Touché ! Bron recula, touché au flanc. Ce n'était pas là qu'avait visé Faëlis, et sûrement pas sous cet angle, mais compte-tenu des circonstances, c'était une sacrée réussite ! Le barbare recula en pestant tandis que les hallucinations se dissipaient. Le pouvoir du gant s'épuisait et la réalité reprenait peu à peu ses droits. Les yeux chargés de haine, Bron tendit sa main libre pour saisir une arme, ignorant l'autre qui portait toujours un des deux gants. Grossière erreur. Les lutins avaient gardé une ultime mauvaise surprise : la main gantée se retourna brusquement contre lui et le saisi à la gorge. Il tenta aussitôt de la décrocher, sans succès. Titubant dans les derniers tourbillons de l'illusion, Faëlis s'approcha de lui avec un mélange de dégoût et de pitié tandis qu'il s'effondrait à terre en gargouillant. Il ramassa de nouveau la lance et la leva. Tout ce qu'il restait à faire, c'était abréger ses souffrances.
Et puis, l'elfe repensa aux tortures que lui avait infligées cette brute. Il entendit à nouveau sa voix vantant obséquieusement le seigneur Karsinar. Il revit Epi, le lutin, transpercé de la lance, Aliéna à deux doigts de la mort... Il rabaissa la lance et adressa un sourire mauvais au monstre. Il ne méritait pas une mort rapide. Il ne méritait pas la bonté et la beauté de l'honneur et de la miséricorde qu'avaient si souvent défendu le jeune homme. En ce jour, Faëlis voulait lui aussi être un monstre, et il s'y abandonna avec délectation, regardant son ennemi mourir à petit feu.
Combien de temps resta-t-il à le fixer ? Impossible à dire. Ce fut Aliéna, encore toute pâle, qui le tira de sa contemplation morbide. Elle s'était glissée près de lui et le fixait d'un regard étrange, indéchiffrable. Les bandits avaient fui, et Juliannos et ses mercenaires avaient repris leurs esprits. En cet instant, une encyclopédie n'aurait pu répertorier toutes les émotions que ressentait le jeune elfe. La honte de les avoir entraînés là-dedans, le soulagement de les voir en vie, l'apaisement en sachant que cette histoire touchait enfin à sa fin... et aussi d'autres choses, plus sombres, qu'il s'efforça d'ignorer. Ils étaient en vie, c'était tout ce qui comptait.
Il se pencha et ramassa les gants. Ces objets étaient bien trop dangereux. Il ne pouvait nié être venu au départ dans l'espoir de les admirer, voir de les acquérir, mais à cet instant, il ne pouvait les regarder qu'avec crainte.
« Qu'est-ce qu'on va en faire ? » demanda Aliéna.
« On ne peut pas les laisser là. Il faut s'assurer que l'enchantement de protection est totalement parti... » répondit Faëlis.
Il se tourna vers les « tigres écarlates », qui semblaient aussi n'avoir d'autre hâte que de rentrer à Tulorim. De toute façon, ils ne se sentaient pas d'aller voir les lutins après cette débâcle. Mieux valait partir et se faire discret. Et surtout, ne pas attirer l'attention du sorcier qui avait envoûté les gants...
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L'homme de toutes les femmes, la femme de tous les hommes Lampadaire officiel de la quête 32Le thème de Faëlis
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