Des coups à la porte, plus fermes que ceux de la veille. Seul le chaton dort sur le fauteuil à bascule, après avoir passé une journée harassante à se prélasser au soleil sur les pierres brûlantes et à chasser les lézards ; Esmé est occupée à réduire en poudre divers plantes, feuilles et racines qu’elle a mis à sécher quelques temps plus tôt. Après s’être frotté les mains sur son tablier, la sorcière se dirige d’un pas lent mais ferme vers la porte, qu’elle ouvre avec sa brusquerie habituelle, si efficace pour déstabiliser le visiteur. Derrière le solide gaillard qui s’apprêtait à frapper à nouveau, elle devine la jeune femme qui est venue la visiter la nuit précédente ; le grand jeune homme doit être son amoureux, son compagnon, ou son aventure de passage, un visage mangé par un duvet naissant, un peu poupon, des cheveux châtain bouclés en bataille, les oreilles un peu décollé mais un air foncièrement honnête – stupide dirait Esmé.
« T’es là pour quoi ? »
« Ben… Vous savez madame Esmé… Suzon elle est v’nue, hier… Enfin… Elle est v’nue pour… Pour c’qu’on a fait… »
« Bien ! Au moins tu reconnais que tu as quelque chose à voir là dedans. Entrez les enfants, entrez. » Elle attrape au passage Suzon par le bras et lui demande dans un souffle presque inaudible : « Il n’a pas fait de soucis pour venir ? » La fille secoue négativement la tête, et la sorcière voit dans ses yeux qu’elle ne ment pas. « Bon, va t’allonger sur le lit. » D’un signe elle désigne au jeune homme un tabouret dans un coin de la pièce : « Toi tu te colles là, et tu dis rien, tu obéis aux ordres que je te donne. Prie les Dieux pour que je n’aie pas d’ordre à te donner. »
L’homme obéit, n’en menant pas large : il ne connaissait Esmé que de réputation, et il s’était attendu à rencontrer en guise de sorcière une vieillarde cacochyme, pas… Pas ce qu’il a sous les yeux. La petite femme va d’un pas rapide d’un coin à l’autre de la partie de la bergerie aménagée en espace de vie, économe de ses déplacements comme de ses mouvements, tirant des étagères des fioles, soufflant une à une les lampes et les bougies qui dispensent une douce lumière jaune au lieu. Petit à petit, les ombres gagnent, d’abord cantonnées aux angles et aux bas des murs de pierre sèche, puis plus insistante, rampant doucement vers le lit ; elles le conquièrent lorsqu’Esmé souffle la chandelle sur sa table de chevet. Son manège se poursuit jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une flamme vacillante, émergeant du fragile col d’une lampe à huile près de la porte. Cette lumière paraît bien lointaine aux deux jeunes qui sentent une légère angoisse les pénétrer lorsqu’ils la contemplent et tournent ensuite leurs regards vers l’obscurité : suffira-t-elle à les protéger de ce qui peut émerger des ombres ? La sorcière dans son élément n’est que plus inquiétante, toute de noire vêtu, son chapeau pointu se fondant dans la nuit, si bien qu’il paraît grandir au point de toucher le plafond. Tous les sentiments amicaux, ou du moins leurs ébauches, ont déserté le visage dur d’Esmé. Sur le fauteuil à bascule, le chat s’est éveillé, sentant sans doute que quelqu’un chose est à l’œuvre sur son territoire. Ses deux petits yeux brillent dans les ténèbres lorsqu’il tourne la tête et capte la clarté lointaine.
« Bois. »
Suzon avale le liquide contenu dans le bol en bois que lui rend la sorcière, manque de s’étouffer, surprise par son astringence, mais parvient à en absorber jusqu’à la dernière goutte. Petit à petit, elle sent une torpeur inexorable l’envahir, ses membres se font lourds, sa conscience lointaine ; elle sait qu’elle ne dort pas, mais ce n’est pas tout à fait l’éveil. Le silence n’est troublé que par le souffle anxieux de son amant et le chat qui s’est mis à ronronner sans raison apparente.
Les mains d’Esmé se glissent lentement sur le ventre de Suzon, tirant son chemisier du jupon et s’insinuant sous le vêtement pour gagner la peau. Douce, fraîche ; sous ses doigts la sorcière perçoit le nombril, léger creux trace d’un ancien lien de vie semblable à celui qu’elle s’apprête à trancher. La peau contre la peau… Nul besoin à la sorcière de voir ses bras pour savoir ce qui s’y passe : elle a déjà assisté au phénomène plusieurs fois et elle le mobilise d’autant mieux qu’elle est plongée dans l’obscurité. Le long de ses veines bleutées se mettent à courir des lignes d’un noir plus profond que de l’encre, vaisseaux éphémères de fluide d’ombre qui se cristallisent lorsque la magie opère. Par eux s’écoule la puissance honnie par les C., cette émanation des Dieux de la mort et de la souffrance, Phaïtos et Thimoros. Esmé ne vénère ni l’un ni l’autre, pas plus que les autres Dieux : à quoi bon ? Elle les accepte pour ce qu’ils sont, les reconnais, mais juge qu’elle est trop insignifiante pour représenter quelque chose à leurs yeux, aussi n’attend-elle rien d’eux, sinon qu’ils continuent à ne pas fourrer leur nez dans les affaires des mortels. Lorsqu’elle invoque la magie, ce n’est pas à Phaïtos ou à Thimoros qu’elle rend hommage, mais à l’ensemble de la création dont elle fait partie, à chaque chose qui fut, qui est ou qui sera ; son fluide n’est qu’un fragment de ce tout.
La vie sous ses doigts… Il y en a deux, quand bien même la seconde est-elle embryonnaire. Derrière ses yeux clos, là où les sensations se mêlent, une vision nouvelle se déploie comme un immense tableau dont la toile serait son esprit focalisé sur son œuvre. Même à ‘Man Grenotte, pourtant versée dans bien des arts et ouverte à de nombreuses réalités, Esmé n’a jamais vraiment su expliquer ce qu’elle faisait : elle ne connaît pas les bons mots, et peut-être ceux-ci n’existent pas. Le corps est comme un entrelacs de milliers et milliers de filaments vitaux, chaque fibre de l’être, une fibre plus métaphysique que matérielle, un état perceptible par d’autres yeux que ceux du corps. D’un vert feuille, vigoureux, lumineux, pulsant de vitalité à chaque battement de cœur, ceux de Suzon forme un agglomérat dont l’ensemble, si on pouvait le considérer d’un œil plus distant, formerait un corps. Mais le talent d’Esmé ne lui permet pas cette appréhension, seule la chair sous ses doigts lui est ainsi révélée. Et là, dans ce nid émeraude, au cœur de ce tissu de fibre, elle le perçoit. C’est un noyau, une graine ne demandant qu’à se développer dans ce terreau fertile, une faible pulsation bleue, entrant en symbiose avec l’organisme de la mère parce une kyrielle de ramilles. Voilà ce que cherche la sorcière. Prenant une grande inspiration, elle s’apprête à effectuer le plus difficile de sa tâche. Pour Esmé, l’échec n’existe que pour ceux qui l’envisagent. Tout son être transpire la victoire, le triomphe, sa volonté est toute entière orientée vers ce but. Ainsi armée, elle plonge. Comme la naissance d’une larme, ses fluides sourdent lentement de ses doigts, s’échappant de ses ongles. Imposant ses désirs à la magie, elle les étire et les déploie. Ce qu’il faut faire, elle le sait : glisser ces lames obscures entre les fibres du corps de la mère, plonger au plus profond de son être, au cœur de la matrice, pour y sectionner petit à petit les liens entre le fœtus et l’organisme qui l’accueille ; une fois qu’il sera isolé, elle lui portera le coup de grâce, l’éteindra doucement, comme on souffle une chandelle, et cette vie s’en ira. Voilà ce qu’il faut faire. Mais savoir ne suffit pas, encore faut-il faire, et bien faire.
Esmé se concentre sur sa tâche au point d’en oublier le temps qui passe et tout son environnement ; ni le chat venu se frotter contre ses jambes, ni les gesticulations sur son tabouret du jeune homme à la vessie trop pleine, ni le vol des insectes, ni le chant des oiseaux nocturnes ne l’ont tiré de son état proche de la transe. Chose rare, se forment sur son front des gouttelettes de sueur, dues non pas à la chaleur mais à l’intense concentration qu’elle mobilise jusqu’à la dernière seconde de l’opération.
« C’est fini. Va donc aux latrines, tu m’agaces à t’agiter comme une truite hors de son ruisseau. »
Le garçon s’exécute, visiblement soulagé par cette permission, et sors de la bergerie sans poser la moindre question, laissant la sorcière las s’effondrer dans son fauteuil à bascule. Elle ne souhaitait pas que quelqu’un assiste à ce soudain accès de sa faiblesse : sa réputation avant tout, elle aurait tenu à force de volonté debout encore une journée, si cela s’était avéré nécessaire. Mais puisqu’elle n’est pas soumise au regard scrutateur et potentiellement juge d’autrui, elle savoure ces quelques instants de repos ; elle sait que dans quelques instants elle devra à nouveau retrouver sa rigidité, son dos droit, ses gestes précis, son air impassible, voire légèrement hostile, tout ce personnage qu’elle s’est constituée au cours des années, ce rôle de composition, la représentation d’une vie. Parfois, lorsqu’elle s’interroge trop – exercice rare, car trop s’interroger traduit une forme de doute malsain, et douter n’est pas pour Esmé – la sorcière se demande si ce rôle n’est pas en train de l’emporter sur sa personnalité ; puis elle se dit qu’une personnalité choisie vaut bien une personnalité de hasard, si c’est plus ; enfin, elle arrête de se dire quoi que ce soit : elle est Esmé, et voilà tout.
Le jeune homme revient avec une mine contrite, jetant sans cesse des regards vers sa belle, encore endormie sur le lit d’un sommeil profond et sans rêve. La sorcière guette ce manège, scrute cette face encore trop poupine pour y chercher les traces d’un amour sincère – ce qui, pour elle, n’engage pas à grand-chose pour des jeunes de leurs âges, sinon à une somme colossale d’ennuis et de pleurs –, les signes d’un réel souci pour Suzon. Si elle y avait décelé le moindre désintérêt, le malheureux garçon se serait sans doute trouvé bien accablé par l’un des pires maux de cette terre : la colère d’Esmé. Mais elle n’a lu qu’une détresse innocente, un souci profond ridant son front encore lisse, et les mille regards enamourés coulés vers l’élue de son cœur. Faute d’être attendrie, ou touchée, au moins Esmé n’est-elle pas courroucée, ce qui est déjà beaucoup. Elle ne dira rien aux parents, elle ne dira rien à personne d’ailleurs : ainsi en va-t-il de son art et de sa fonction, le secret est un élément essentiel à ses yeux, ceux qui lui demandent secours, quand bien même seraient-ils les pires criminels aux yeux du monde, ont droit au secret. Après… Elle se réserve le droit de châtier comme elle l’entend les inconscients qui se placent sous son pouvoir avec une âme, une conscience et des mains trop sales.
« Elle… Elle ira bien ? »
« Oui. Elle perdra ce qu’elle a dans le ventre mais… Mais elle pourra faire passer ça pour des menstrues un peu particulières. Pas de problèmes. Elle n’aura pas de séquelles physiques. Tout ce qu’il pourra y avoir, ce sera dans la tête. »
« Dans la tête ? »
(Oh, toi tu m’as pas l’air d’être une flèche…) songe Esmé, avant de répondre d’une voix patiente : « Oui, dans la tête. J’ai vu des femmes qui se portaient très bien après, et d’autres qui ont commencé à déprimer, à perdre goût à la vie, persuadées qu’elles avaient fait quelque chose de mal. Je suis pas là pour les aider à choisir, mais j’assume ce que je fais. Surveille-la, surveille-la bien. Si tu vois le moindre signe qui montrerait qu’elle ne va pas bien, si tu la vois dépérir, tu viens me voir. Immédiatement. Alors je te conseille de garder un œil sur elle, et même les deux, car je saurai, si quelque chose va de travers. Et si je n’en ai pas été averti par toi, tu peux être certain que je vais faire de ta vie un enfer. Clair ? »
« Oui madame Esmé. Je s’rai prudent, j’vous l’promets… »
« Maintenant, on va causer de choses plus sérieuses. Parce que je n’ai pas envie de la revoir pour ça. Ni elle ni une autre femme… Alors écoute-moi bien… »
Gerald – ainsi se prénomme le jeune homme – n’est pas près d’oublier la conversation qui suivit les mots d’Esmé. Elle restera gravée dans sa mémoire, parce que ses parents n’avaient jamais pris la peine de lui expliquer certaines choses, et parce qu’il ne pouvait pas imaginer qu’une femme lui parlerait aussi crument des choses de la vie. Il n’oubliera pas le ton tranchant comme une lame de couteau, le regard rivé dans le sien, les mots lui percutant la pensée comme la masse du forgeron l’acier. Parfois, Suzon lui paraissait rude, sa mère trop exigeante, ses tantes un peu trop inquisitrices, il regardait d’un mauvais œil les tentatives des femmes de sa famille pour régir sa vie : après avoir écouté la sorcière, elles lui parurent toutes d’une bonté et d’une douceur désarmante. Quant à Suzon, elle fut surprise de voir son amant bien moins entreprenant, et si satisfait des baisers dans la paille et des caresses un peu appuyées : à l’idée d’aller plus loin sans avoir régularisé sa situation, une terreur subite le prenait, le visage d’Esmé apparaissait dans son esprit, menaçant, et il perdait soudainement tous ses moyens. La sorcière aurait été satisfaite de savoir sa leçon si bien apprise ; elle l’était déjà assez, car nul besoin qu’on vienne lui rapporter les résultats de son action, elle avait la ferme conviction d’avoir réussi.
_________________ Esmé, sorcière à plein temps
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