La vie tranquille d’Esmé suit son cours, les mois passent et viennent avec eux les prémices de la mauvaise saison : les nuits se font plus longues, les températures plus fraîches, à son rythme la nature, bêtes et plantes, se prépare à affronter les rigueurs de l’hiver. Dans la garrigue s’étendant au sud de Tulorim, les assauts du froid ne sont en rien comparables à ceux qu’à pu connaître Esmé dans les Duchés des Montagnes, lors de son apprentissage. Bien moins de bois lui sera nécessaire pour chauffer son humble logis, et elle ne sera pas obligée de se dissimuler sous des couches de vêtements tous plus chauds et épais les uns que les autres pour pointer le nez hors de sa maison.
Tant qu’il reste de l’herbe encore assez verte pour être broutée, la sorcière emmène avec elle ses chèvres pour passer la journée dans les hauteur ; emmitouflée dans sa cape pour se protéger du vent incisif, elle veille d’une oreille sur ses bêtes : chacune porte à son cou une cloche au son distinct, que leur maîtresse reconnaît, aussi cette dernière revient elle vite sur ses pas lorsque le tintement ne correspond pas aux mouvements lents du coup qui s’abaisse pour arracher une touffe végétale appétissante, ou plus rapide du caprin qui se gratte le dos à l’aide de ses cornes. Durant ces moments de retraite, Esmé ne reste pas inactive, emmenant toujours avec elle quelques bricoles, de menus travaux pour s’occuper les mains tandis que son esprit vagabonde : ce sont tantôt des pièces de cuir qu’elle perce et coud pour en faire des bourses où elle glisse ses herbes, d’autres fois des fibres végétales séchées qu’elle tresse pour faire les mèches de ses lampes à huiles, et autres activités qu’elle pourrait sans doute effectuer dans sa bergerie, mais qu’elle préfère réaliser au grand air, profitant de la lumière du soleil. Et quand elle ne s’occupe pas il y a toujours des fleurs à cueillir, des simples à ramasser, des collets à poser ou à vérifier. En somme, sa vie pastorale lui permet de chasser l’ennui, de palier à l’oisiveté sans pour autant charger ses journées au point qu’elles ressemblent à celles que font ces fermiers qui, en plus de devoir verser le fermage, nourrissent souvent toute une marmaille aux bouches avides et aux ventres sans fond. Ces problèmes là, Esmé ne les connaît pas : aucun enfant ne se suspend à ses jupes, et la terre sur laquelle est construite la bergerie n’appartient à aucun des riches marchands de la ville – du moins aucun n’est jusque là venu lui demander un loyer. Sa seule responsabilité pourrait être son chat, et encore, ce dernier, sans doute mu par l’orgueil immodéré de sa race, ne vole que quelques morceaux d’une viande en marinade, ou les reliefs d’un repas, plus pour affirmer son emprise sur l’intérieur où il règne que par faim, car la garrigue est un vaste terrain de chasse où ses crocs et ses griffes prélèvent leur comptant de proies à plumes, à poils ou à écailles.
Toutes les fins d’après-midi pourraient se ressembler : les chèvres reviennent doucement vers leur maîtresse, l’air fraîchit, la lumière décline, et il est temps de rentrer, selon le bon vouloir de la sorcière et l’avancement de ses activités. Seulement, cet après-midi là, un évènement inhabituel vient troubler cette sérénité du retour, presse l’heure du rassemblement des bêtes auquel Esmé procède avec hâte mais fermeté ; au loin, relevant la tête de l’écorce de saule séchée qu’elle réduisait en poudre, elle a aperçu une colonne de fumée sombre, s’élevant dans la direction dans laquelle se trouve sa demeure, autant qu’elle ait pu en juger. La sorcière n’a pas peur du feu : elle en connaît les dangers mais aussi les bénéfice, et l’accepte pour ce qu’il est, un outil dont la nocivité dépend de celui qui en use, tout comme un couteau ; lorsqu’il se déclare indépendamment de toute action d’une race pensante, elle y voit une manifestation semblable aux gelées qui détruisent les récoltes, à la grêle ou aux inondations. Si elle n’a pas peur du feu, elle ne se montre pas pour autant téméraire, ni indifférente à ses conséquences : il n’a pas plus depuis plusieurs jours, même si l’hiver approche, le vent et le soleil sont encore à même de dessécher la garrigue, aussi faut-il agir vite, voir ce qui brûle, se prémunir d’une diffusion des flammes et prévenir si cela s’avère nécessaire les petits villages des alentours.
Les chèvres gambadent, bondissent, leurs clochettes tintent au rythme de leurs bonds, de leur trot précipité par les injonctions d’Esmé ; elle-même s’impose une allure qu’elle reconnaît n’être plus tout à fait de son âge, mais qu’elle juge nécessaire. Au fond de ses tripes a éclot un pressentiment néfaste, de ces pressentiments qu’elle a appris à écouter, et cela lui donne assez de force et de souffle pour presser le pas.
Elle n’arrive cependant pas assez vite pour empêcher le pire, et peut-être est-ce mieux pour elle. Devant ses yeux, sa bergerie brûle : la porte des chèvres a été clouée, elle n’entend pas le bêlement de la mère qui avait mis bas la veille, et qui est restée avec son petit à l’abri pour la journée, mais une odeur de poil roussi et de chair brûlée lui en dit long sur le devenir des deux bêtes. Sur son huis, épargné encore par les flammes, un mot est badigeonné à la chaux : « SORCIERE ». En dessous de cette accusation, le cadavre du chat, pattes clouées, ventre ouvert. En s’approchant, Esmé a pris la mesure de que représentait l’incendie, la perte d’années de récolte, de préparation, des herbes rares, des plantes recherchées, des remèdes complexes ; pire encore, avaient dû s’envoler en cendres et en fumées les quelques livres de prix qu’elle conservait sur une étagère, achetés à des colporteurs ou à ce baratineur de Manznar. Mais ces pertes matérielles ne lui importaient guère : les végétaux pousseront toujours, et des scribes recopient encore des livres partout dans le monde, sans compter que l’essentiel de son savoir est gravé dans sa mémoire, et non calligraphié sur des pages de parchemin. Non, les pertes matérielles ne sont rien. En revanche, son cœur se serre en voyant le sort qui a été réservé à l’animal qui fut son compagnon pendant de longues années, ainsi qu’à cette chèvre et à son petit, plus innocent encore que ces moutards que l’on présente comme des parangons de pureté. Si jamais ne s’est posé à elle la question morale de faire souffrir ou non un de ses semblables, elle n’a jamais hésité un seul instant face aux bêtes : nul besoin de leur infliger des supplices inutiles. En crucifiant ainsi son chat, en n’ayant aucune considération pour les membres les plus faibles de son troupeau, ceux qui ont perpétué ces actes ont commis une erreur grave, car ils ont touché à la fibre la plus tendre du cœur d’Esmé, et lui ont révélé par là même une vulnérabilité. Or s’il est une chose que la sorcière n’accepte pas, c’est d’être vulnérable.
Le triste spectacle qu’elle contemple, l’incendie, le supplice du chat, la chèvre abandonnée aux flammes, tout cela la convainc qu’il ne s’agit pas d’un acte de malveillance auquel se seraient livrés des voisins mécontents, des jaloux, des craintifs : la nourriture a trop de prix par les temps qui courent pour que des pillards laissent rôtir un animal sans en profiter, et les gens du cru connaissent trop bien les ravages du feu pour commettre l’acte inconsidéré d’incendier une chaumière. Il y a quelque chose là-dessous, elle le sent, elle le sait, quelque chose qui la vise, qui la veut morte, mais qui ne sait pas s’y prendre : un puissant, un idiot, ou les deux à la fois. Surtout un idiot se dit-elle : un être intelligent l’aurait fait surveiller, traquer, l’aurait tué là haut, dans les collines, sans même avoir eu besoin d’un incendie. Les flammes sont là pour le symbole, elle en est convaincue, comme le supplice du chat et son état peint sur la porte.
Les chèvres l’observent à distance respectable, effrayée par le feu, bêlant leur incompréhension ; lorsque les flammes sont attisées par une bourrasque, elles reculent face au ronflement du brasier, tandis qu’Esmé ne bouge pas d’un pas. Dans ses yeux tremblent des lueurs qui ne sont pas les reflets pourpres du spectacle qu’elle contemple, mais des éclats sombres issus du bouillonnement de ses fluides obscurs, dont elle peine à maintenir le jaillissement. Cela ne dure même pas une minute, long égrènement des secondes durant lequel les sentiments menacent de l’emporter sur sa froide et implacable raison, pour au final reculer et retrouver la place qui est la leur. Pleinement maîtresse d’elle-même, la sorcière remet ses muscles en branle, ayant ébauché un plan. Dans tous les cas de figure, elle ne pouvait pas rester sur place, il lui fallait se rendre mobile, trouver des informations sur ceux qui s’en étaient pris à ses biens, et confier son troupeau à des gens attentionnés.
Esmé laissait le plus souvent sa demeure vide, ne donnant qu’un tour de clef dans une serrure grossière pour clore son huis, serrure que le premier des bandits pourrait crocheter sans peine. Elle comptait sur la crainte que son intérieur pouvait inspirer à ses contemporains pour sa tranquillité : qui, après tout, voudrait aller fouiner chez une sorcière, ignorant quelle vile magie on y trouverait. Pour les plus audacieux, ou les maraudeurs de passage, il n’y avait pas grand-chose d’intéressant dans sa demeure, au mieux auraient-ils vandalisé son intérieur, renversé ses pots, brisé ses fioles, répandus ses poudres et herbes, excités par la rage de n’avoir rien trouvé à se mettre dans les poches. Car la sorcière est retorse, et si elle est confiante en son influence, elle n’en est toutefois pas devenue téméraire. Ses possessions matérielles susceptible de trouver une valeur, pécuniaire il va de soi, aux yeux de ses contemporains, sont soigneusement dissimulées dans un coffret, enterré au pied d’un vieil olivier. C’est là qu’elle se rend, à une petite dizaine de mètres de son logis dévasté ; à l’abri d’une grosse pierre, la truelle n’a pas bougé, Esmé s’en empare et commence à retirer la terre à gestes précis. Bientôt le fer bute contre le fer, et le couvercle du coffret apparaît : il n’est pas bien lourd, long comme son avant-bras, à peine moins large, et guère plus haut que la paume de sa main ; elle n’a pas besoin de plus de volume, sa fortune est sommaire, correspond à ce dont elle a besoin. Une clef passée à une ficelle autour de son cou lui ouvre la cache, d’où elle tire l’essentiel : la bourse de yus qu’elle utilise lorsqu’elle ne peut pas troquer, dans laquelle elle a glissé la mystérieuse pierre gravée laissée par le spadassin, dont elle soupçonne des qualités magiques sans pouvoir vraiment les identifier, et le couteau offert par le même homme, qu’elle avait laissé là en cas de coup dur justement.
Le fourreau de l’arme ajusté à la ceinture de sa robe, la bourse de yus glissée dans son sac, Esmé prend la mesure de son dénuement : elle n’a pas grand-chose dans son bagage, une gamelle, des couverts, ce qu’elle a emporté pour la journée, sur son dos ses vêtements, une arme donnée par un étranger, de l’argent sans aucune autre valeur que la marchande que tout le monde lui prête.
« Et puis zut ! Ca me convient très bien comme ça ! Au moins je ne fais pas partie de ces malins que la moindre perte désole, voire rend malade. Je n’ai rien, eh bien tant mieux ! Je suis riche de bien d’autres choses. »
Sur ces mots qui constituent plus un défi au monde qu’un moyen de se rassurer, Esmé se met en marche. Une fois éloignée de la maison, elle module le sifflement dont elle use pour rassembler les chèvres ; ces dernières obéissent à l’ordre et la rejoignent, d’autant plus rapidement que la nuit tombe : ce n’est pas grave, Esmé n’a pas peur des ombres, et la rage qu’elle a relégué au fond d’elle est prête à rejaillir pour faire son affaire au premier nuisant qui se mettrait en travers de sa route.
A une petite heure de marche de sa bergerie, Esmé rejoint une oliveraie dont elle connaît les exploitant : une bonne famille, à laquelle elle a été heureuse de rendre plusieurs fois service, des gens aimables, travailleurs, qui ne lui avaient jamais manqué de respect. A ces gens là, elle estime qu’elle peut confier ses chèvres.
« Si vous ne pouvez pas vous en occuper, vendez-les à des gens biens. Mais je vous conseille de les garder, elles obéissent, donnent du bon lait et broutent ce qu’il y a : vous gagnerez plus à les conserver pour servir du lait à vos enfants et vous faire des fromages. » explique-t-elle au père, le ton de sa voix laissant entendre qu’en effet, la deuxième solution est vraiment la plus appropriée.
« Merci m’dame Esmé, merci d’tout cœur. » L’homme n’arrive cependant pas à garder ce qu’il sait pour lui, il faut qu’il vide son sac, il ne peut pas rester sous le regard inquisiteur de la sorcière. « On savait pas, m’dame Esmé, on savait pas c’qu’y z’allaient faire par chez vous. On s’doutait qu’y vous voulaient pas du bien, alors quand y z’ont d’mandé où c’est qu’vous pouviez être, quand y sont r’venus, on a rien dit, on a dit qu’on savait pas. »
Comme elle ne perçoit pas de mensonge dans la voix de l’homme, Esmé s’autorise un sourire qu’elle veut rassurant. « Je sais, je sais. Vous êtes un homme honnête, vous. Je suis sûr qu’il s’en est trouvé pour me dénoncer, mais pas vous. »
« Ah non m’dame Esmé, ça non ! Z’avez sauvé mon fils d’la mauvaise fièvre, et ça, ma femme et moi, on vous l’revaudra toute not’ vie, qu’les dieux m’en soient témoins qu’on est pas des ingrats ! »
« Oui, oui, je sais. Et qui c’étaient, ces gens qui me cherchaient ? »
« Oh, pas des gens d’chez nous, ça non. Parlaient avec un accent qu’est pas d’ici. C’était des soldats, tout armuré d’la tête aux pieds, des armures qui brillaient au soleil. Y portaient un drapeau, un marteau doré entouré d’rayon, comme si l’soleil brillait derrière. Y’avait une dame, une grande dame blonde, toute en armure aussi, qui les guidait, qui posait les questions. Y disaient qu’y v’naient pour apporter la lumière d’Gaïa, pour nous libérer d’vos pouvoirs et des malheurs qu’y causent. Ma femme et moi on leur a dit qu’vous aviez jamais am’né d’malheurs, mais y z’ont dit qu’on avait été trompé, illusionné qu’y disaient. Ben alors nous on a rien dit, on a attendu qu’y partent, pis on a vu la fumée… On a craint l’pire pour vous ! »
« Porter la lumière de Gaïa… Ben merde, manquait plus que ça ! » marmonne la sorcière pour elle-même.
« Pardon m’dame Esmé ? »
« Rien, rien, vous avez bien fait. Si on vous demande d’où viennent les chèvres, dites que c’est les miennes, que vous les avez retrouvées errant dans la garrigue. Moi je vais aller tirer ça au clair à Tulorim. »
« Que les dieux vous gardent m’dame Esmé. »
« Mouais… Je crois pas pouvoir compter sur eux. »
_________________ Esmé, sorcière à plein temps
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