Ce geste surprenant s’accompagne d’un bruit de métal cliquetant. Lorsque je pivote ma tête je remarque une main recouverte de lamelles en aciers. Large et épaisse, elle a l’air sévère, ce qui est accentué par le froid métallique que je sens à son contact. Mon regard, auparavant soucieux de ce que mon estomac allait engloutir, n’a plus qu’un seul désir : découvrir le propriétaire cette main. Avec un air abasourdi, je balaye des yeux cette main, puis ce bras, puis cette épaule, son corps semble ne plus en finir. En effet ! il a bien deux têtes de plus que moi et une carrure de taureau qui m’écrase les yeux, tant ce mur est imposant. Je finis par tomber sur son visage qui m’est totalement inconnu. A moitié éclairé par les lumières de la place, il a un air sinistre et chacun de ses traits sont grossis par les ombres. Quand mes yeux se portent sur les siens, il commence, le visage figé et inexpressif : "Kaami ?"
« Oui ? » dis je en bredouillant, l'air penaud. Avant de m’apercevoir que c’est un de ces militaires, sans visage et sans âme.
« Viens, y a quelqu’un qui veut te voir.»
Plus je le regarde, plus il m’inspire du mépris. Pour le peu que j’en discerne, il n’a l’air que d’un tas de chaire et d’os, un de ces « marche au pas » qui sait soulever du plomb mais n’en a pas dans la tête. D’un revers de main, je pousse son gant de mon épaule et d’un souffle, avec mécontentement, lui rétorque :
« Laissez moi, j’ai rien a voir avec vous !»
« Viens te dis je, tu pourras profiter de la fête tant que tu voudras… »
Son ton reste néanmoins courtois et posé. Il n’y a aucune agressivité, mais un peu d’empressement. Il ne tarde pas à prendre les devants, sans m’attendre, ni me forcer. Je chipe prestement deux chouquettes, puis le suit au travers de la foule.
(Qu’est ce qu’ils me veulent sérieux ?…mon père je paries... il veut que des collègues prêchent la bonne parole à son fils déserteur de la tradition… Marre! ) Cette seule pensée a le don de me faire bouillir intérieurement, et anticiper leurs propos ne fait qu’accentuer ma colère. ( Un Wiehl ceci, un Wiehl cela… Un wiehl doit savoir tenir une épée et pas se contenter d’un bâton de marche, un Wiehl, un WIEhl, UN WIEHL… Putin ! au chiotte les Wiehls !)
Pendant que je m’énerve tout seul, les villageois semblent commencer à apprécier les festivités. On a dispersé les chaises pour laisser de la place au pas de danses et troqué les cuivres contre des percussions et des flûtes. Une petite chorale chante l’histoire d’une jeune fille qui aimait les sucettes à l’anis et qui devint boiteuse. Tandis que les enfants rejouent la cérémonie, avec des sifflets et des branches sèches, courant de ci de là en criant et riant. A les voir, j’ai comme un pincement au cœur. ( J’aimerais tant avoir leur insouciance. )
Une fois à l’écart de la foule et du bruit, le colosse m’emmène à la garnison. Il pousse l’immense portail qui grinça, et nous entrons comme des voleurs complotant à l’abri des regards. A la lueurs des torches on peut entrapercevoir des vestiaires et des plastrons accrochés aux murs. Une ancienne meule plus au loin tourne pour qu’ un soufflet entretienne les braises d’une large cheminée. Seule ses grincement et le rythme du soufflet percent le silence. De grosses poutres en bois, parallèles les unes aux autres supportent les étages, rendant les lieux imposants et d'autant plus austère. Malgré le feu, l’endroit est frais, l’espace immense laisse pénétrer des courants d’air, faisant parfois s’élever les poussières parsemant le sol en terre cuite. Nos pas résonnent sur les petites dalles et je suis le militaire avec une pointe d’appréhension. Puis nous montons un escalier en pierre, polis par les nombreux allers et venues, pour arriver à l’étage des bureaux. Un long couloir en parquet traverse le bâtiment, au point qu’on ne discerne plus le fond. Des portes de chaque cotés resserrent l’étau, parfois avec une bougie allumée à leurs seuils, éclairant faiblement ce dédale sans vie. Vers la moitié du couloir, mon guide s’arrête devant une porte, puis avec un geste en tout point militaire, pivote, pour me signifier que je doit entrer.
Cela ressemble plus à l’entrée d’un coffre fort que d’un bureau. La porte est d’un bois épais, où se croisent des barres de fer cloutées. Quand je tourne la poignée, massive et sombre, je ressens comme un frisson, m’attendant à être enfermé. Mon angoisse ne fait que croitre, au passage du seuil. Alors que je referme la porte, l’homme qui m’attend débute:
«Pour une fois que tu daignes suivre un ordre, je suis surpris que ce soit ce soir. »
En me retournant vers lui, je remarque que c’est Bret, assis à son bureau, en train de griffonner des papiers. Il a beau être tard, qui plus est un soir de fête, il ne déroge jamais à ses devoirs. Il est réputé acharné au travail, gérant chaque lieu, chaque mission, chaque contingent, avec énergie et méticulosité. Cependant, d’autres le voient comme un arriviste, faisant ces bonnes œuvres pour d’autres comptes, notamment le sien. Jalousie et ignorance diront certains, méfiance diront d’autres. Quoi qu’il en soit, ses desseins restent flous.
« Que me voulez vous ? »
« J’ai entendu parlé de toi, Kaami, un jeune refusant de s’accomplir et vivant de verdure. » son ironie est grinçante, et il me parle sans même me regarder, continuant sa paperasse.
«Si c’est mon père qui vous a demandé de me faire la leçon, ce n’est pas la peine, j’ai déjà mon compte et ma réponse restera la même ! » A cette réponse il lève un cil, pose sa plume et croise ses mains sur son bureau.
« Je ne connais pas spécialement ton père. Un archer moyen à ce qu’on dit, mais persévérant. Ce qui m’intéresse, c’est ce qu’on dit de toi, petit loup des bois. Le fils irrécupérable et vagabond. Ton père aime se plaindre de ton comportement, mais moi, je n’ai pas le même point de vu . »
A la fois surpris et dubitatif, je ne comprends toujours pas la raison de cet entretien. « Encore une fois, que me voulez vous ? »
«Je veux, tes yeux, tes oreilles, et tes talents de chat sauvage à mon service...»
« Pas question ! Je ne suis au service de personne et encore moins pour faire vos sales besogne! Sur ce... »
Alors que je tourne les talons pour retourner à la fête, il se lève d'un bon. « Attends un peu, nous ne faisons que commencer... » dit il d’une voix mielleuse « Tu connais les environs mieux que personne, y paraître et disparaître à ta guise, ce qui n’est pas mon cas, ni celui de mes soldats. Y a de drôles d’individus qui rodent dans les environs, je le sais, parce que le commandant Pertul c’est fait dépecer comme un lapin alors qu’il était en reconnaissance. Il est aujourd’hui entre la vie et la mort. »
Je commence à comprendre, en substance ce qu’il veut que je fasse...être un espion au service de sa majesté. (Si Pertul y est passé, c’est que c’est pas de la petite canaille, y a anguille sous roche, trop de risques ) « Si le commandant c’est fait avoir, peut de chance que je sauve ma peau, et parce que je connais le coin, je sais à quel point, être seul là bas est dangereux, je n’ai rien à y gagner. Désolé »
« Je te demande juste de surveiller les environs, moyennant, je t’offre l’attirail nécessaire, de quoi te chauffer et manger. Tu devras juste me rapporter les mouvements suspects et m’en faire part. N’est ce pas ce dont tu rêves, qu’on rémunère ta soif de liberté ? » Un petit sourire s’esquissa sur son visage, ce qui était presque terrifiant, au vu de sa mâchoire carré et ses petits yeux sombres.
L’offre est en effet alléchante, continuer mes excursions avec pour prétexte, vrai ceci-dit, de veiller sur le village, engagé par le Monsieur Bret qu’on taraude d’éloges, et si je ne vois rien...payé à me balader. «Si je marche, ne m’impliquez pas pour autant dans vos manœuvres et ne me forcer pas à parader en costume. Je vous dis ce que je vois, rien de plus. Et… Je veux aussi des Yus ! »
« Parfait. Tu auras ce qu’il faudra à hauteur de tes services. Tu commences dès demain. Je suppose que ton père appréciera la nouvelle, peut être qu’il verra en toi une autre personne. Signes ce papier et tout sera réglé. »
Il prit la plume et me la tendit comme satisfait du dénouement de la conversation. Je jette un coup d’œil au bout de parchemin, à n’y rien comprendre, les écrits ne m’évoquant que des lignes abstraites. (J’imagine que c’est comme une bonne poignet de mains, ça veut dire que tout le monde est d’accord.)
A la lueur d’une petite bougie, je signe prestement d’une croix. A coté de ma signature, un caché de cire à peine sec, l’emblème de Tulorim, baignant dans un rouge sang.
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Un souffle invisible et quelques gouttes d'eau, façonnent plus sûrement le corps et l'esprit, que milles tempêtes qui vaincues dans l'oubli, ne soufflent que du vent et ne pleuvent que de l'eau.
Dernière édition par Arabesque~ le Mer 18 Jan 2017 05:52, édité 3 fois.
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