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Ombre. Et Lumière.
Nul ne sait qui je suis. Pas même moi. Mon nom? Disons, Ambre, comme le sable au coucher du soleil, le sable auquel tout retourne, mais qu'importe? Ce n'est qu'un nom de plus. Un mystère de plus.
Ombre. Et Lumière.
La frontière de l'Anorfain, celle qui borde l'Atha Ust. Quatre jours de bataille sanglante, rendue plus périlleuse encore par l'alliance improbable mais nécessaire entre les Hinïons de l'Anorfain et des groupes de Shaakts rebelles des marais. Alliance quelque peu forcée, il faut l'admettre, nous sommes quelques-uns à l'avoir rendue possible. Longues tractations diplomatiques avec les Hinïons, s'arranger pour faire envoyer en première ligne quelques réfractaires à l'idée de ce pacte, exercer ici et là de savantes pressions sur les bonnes personnes, toutes les informations sensibles ne sont pas toujours protégées aussi bien qu'elle le devraient... Étrangement, les choses sont plus aisées avec les Shaakts, ils brûlent d'envie d'en découdre et leur dénuement est tel que la promesse d'un approvisionnement en armes, armures, nourriture et matériel de première nécessité les convainc rapidement. Évidemment, chez les noirs aussi il y avait quelques réticents, mais nous vivons dans un monde dangereux, un accident est si vite arrivé.
Dangereuse la précaire alliance l'est également, et avant même que la bataille s'engage il est évident que ces deux peuples vont avoir du mal à se battre ensemble, se vouant une haine plutôt franche depuis des lustres. Reste à espérer que nous avons su placer les bonnes personnes aux bons endroits, car la défense de l'Anorfain doit tenir, tel est l'ordre que nous avons reçu de la Royauté Sindel. Officiellement, appui désintéressé à un peuple allié et ami. Officieusement, des accords marchands très profitables au Naora viennent d'être ratifiés, et la Reine souhaite ardemment qu'Oaxaca et ses troupes soient contrées sur tous les fronts possibles. Elle est considérée comme étant la plus lourde menace planant à l'heure actuelle sur les Sindeldi, et c'est un avis que je partage, après avoir vu de mes yeux les ravages que provoquaient ses troupes. Elle doit être arrêtée.
Elle l'est cette fois. D'autres fois, il en va différemment, en témoigne Pohélis. Une débâcle, fous d'humains incapables de s'unir pour organiser correctement la défense de leur ville...j'en réchappe d'extrême justesse cette fois là, ne devant mon salut qu'à une potion de soin suivie d'une fuite éreintante et angoissante au travers de la forêt, fuite qui finit par m'amener à Henehar, épuisé aussi bien physiquement que moralement. Flot d'images, d'une ville assaillie, ravagée, mise à feu et à sang. La guerre. Ne la trouve belle que celui qui ne la connait pas. Il n'y avait aucune beauté à Pohélis. Aucune.
Ombre et Lumière.
Henehar...longue valse de lames et de langues, mais l'exemple de Pohélis a servi de leçon, les Phalanges de Fenris viennent épauler les Hommes, et cette fois la défense tient bon. Les troupes d'Oaxaca s'en prennent presque aussitôt à Lebher, franchissant le fleuve et menaçant la ville même après avoir remporté une première bataille. Je reçois l'ordre de m'y rendre et de faire en sorte que là encore, la défense tienne. Le temps presse et les Earions sont assez méfiants à mon égard, mais j'ai pris soin de négocier certains détails avec les dirigeants d'Henehar et de me munir d'une lettre de leur part attestant de mes dires, ce qui finit par les convaincre. Nous établissons une stratégie pour repousser l'envahisseur, j'ai des informations qu'ils n'ont pas, et surtout une carte maîtresse encore dissimulée dans ma manche.
Sur mon conseil, décision est prise d'attaquer juste avant l'aube, les troupes se mettent en place dans le plus grand silence, attendant anxieusement le signal de l'assaut. Des cris retentissent soudain dans le camp ennemi, porteurs d'une sourde note de panique. J'adresse un sourire en coin au Général Earion:
"Je crains fort que le commandant ennemi n'ait une indisposition, sans doute l'eau de ses gourdes qui aura croupi."
Une bataille de plus. Toutes différentes, toutes identiques. Parfois nous gagnons, parfois nous perdons. Mais qu'importe? Survivre, encore et encore, sans trop savoir pourquoi, sans plus de passions, d'émotions. Survivre, simplement.
Sybil. Je me souviens de toi, petite soeur. C'était il y a si longtemps.
Ombre et Lumière.
Le souvenir d'une caresse sur mon visage. Elle est l'une des très rares personnes qui puisse se le permettre. Un sourire, complice, confiant, partagé, elle est la seule à l'avoir jamais vu sur mes traits. Elle est la seule à m'avoir jamais véritablement connu, à avoir su qui j'étais. C'était il y a si longtemps.
Ombre et Lumière.
Je suis un Vagabond. Un errant au service du Naora, peu importe le lieu, peu importe le temps, il est des pactes que l'on ne peut rompre. Mais tout pacte possède ses latitudes. Je sers la Reine, et de reine il n'y a plus. Seule la peur nous limite. La peur...
Je vous ai montré beaucoup, Esprits. Plus qu'à aucun autre, excepté une. La lumière sait les semblants, et l'ombre connait les hommes. Je comprends, maintenant, le sens de ces paroles. Alors voyez, il est une chose encore qui doit être dévoilée en ce lieu.
Le fluide d'Ombre m'entoure de ses volutes impalpables, extérieur à moi-même en apparence, mais je sais désormais où il prend sa source. Le fluide de lumière m'entoure de ses fugaces et dansantes arabesques, et je sais aussi d'où il provient. Je suis un combattant, un tueur, mais je suis aussi un maître des fluides, et bien d'autres choses encore. Ma mémoire n'est peut-être pas complète encore, j'ignore si elle le sera jamais, mais peu importe. Je me sens enfin entier, assez pour mener la danse qui s'annonce en tout cas. Allons, il est temps d'endosser un nouveau rôle, un de plus, pour le plaisir, pour le risque, pour le jeu. Pour Sybil.
Je sais gérer mes fluides, je le savais du moins, et sur Yuimen, ce qui fait une différence certaine. Car ici, quelque chose m'empêche d'agir sur eux, c'est comme s'ils étaient plus sauvages, et qu'il était donc plus difficile de les dompter et de les utiliser précisément. Mais comment...? Les visages des Ishtars que j'ai croisés me reviennent à l'esprit. Tatoués, tous tatoués. Instinctivement je sais que c'est ainsi que je dois tisser les liens avec mes fluides. Les liens, au pluriel, car s'il me semble possible dans un idéal de les fusionner en un seul, je suis encore loin d'imaginer le comment. Deux tatouages, donc. Qu'il vaudrait mieux que je sois en mesure de dissimuler aux Elysians qui n'ont pas accès aux fluides si nécessaire. En théorie je devrais être en mesure de les camoufler, dès l'instant où je peux agir dessus, mais cela fonctionnera-t'il ici? Il n'y a qu'une manière de le savoir, et de toute façon une forme s'impose à moi, deux formes, l'une d'ombre profonde, l'autre à peine esquissée de fines courbes de lumière. Elles se dressent face à moi, reptiliennes, de plus en plus précises et distinctes, deux vipères des sables constituées de fluides purs. Opposées, complémentaires, indissociables.
Elles sont moi. Je suis elles.
Je les sens qui se gravent à même ma peau, qui se lovent en mon âme et en mon coeur, enlacées mais ne se touchant jamais, tissant de ma nuque à l'extrémité de mes doigts les dessins sinueux de leurs corps avec une précision et une netteté irréelle pour un tatouage. Elles sont vivantes, sauvages, mais elles sont miennes. La lumière sait les semblants. Et l'ombre connait les hommes.
J'ouvre soudain les yeux, que je plisse aussitôt de réflexion en revenant au temps présent, un peu titubant, entouré de ces deux esprits qui me fixent toujours. Puissances élémentaires étonnantes, inquiétantes et rassurantes à la fois. Tout cela n'était-il qu'un rêve? Je baisse les yeux sur mes mains, et souris légèrement. Les tatouages sont bien là, faits de fluides purs, d'une finesse toute Elfique, vipère d'Obscurité dont on distingue la moindre écaille à gauche, vipère subtilement esquissée de courbes de Lumière à droite. Un autre sourire, une légère concentration, et les deux tatouages s'estompent, jusqu'à devenir invisibles pour la plupart. Je remercie les deux Esprits d'une légère inclinaison du visage, et leur demande:
"Montrez-moi Nyix, maintenant, voulez-vous? Parlez-moi de ce qui vous préoccupe, de la manière dont vous percevez ce drainage, de tout ce qui vous semblera utile. Je peux et je veux vous aider, donnez-moi les atouts pour le faire, vous savez qui je suis et ce dont j'ai besoin pour vous être utile."
(1518 mots)
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Kerenn
Si vous ne parvenez pas à trouver la vérité en vous-même, où donc espérez-vous la trouver?
Zenrin Kushu
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