Je me remet tout juste de mes émotions lorsque l'esprit reprend la parole. Il me dit d'aller de l'avant, de me servir de cette expérience pour ne pas reproduire les mêmes erreurs. Mais aussi avisés soient ses conseils, ils ne me semblent que de belles paroles au réconfort bien maigre dans l'immédiat.
Reprenant mes esprits, je me redresse tant bien que mal et essuie les larmes encore présentes sur mes joues d'un revers de manche. Je ne suis pas du genre à me laisser aller devant les autres. En fait, je ne suis pas du genre à me laisser aller même lorsque je suis seule. Mais, pour une raison que j'ignore – peut-être simplement parce que mon seul auditeur ne soit pas d'apparence humanoïde – je ne me sens pas particulièrement mal d'avoir laissé entrevoir mes faiblesses. Et aussi dou loureuse fut l'expérience, je sens comme un poids en moins sur la poitrine. Certainement parce que, pour la première fois depuis cet incident, j'ai laissé entendre la raison principale de mon mal-être : j'ai eu beau le nier jusqu'à présent, j'aimais cette enfant.
Mon repos n'est cependant que de courte durée, car, dès lors qu'il me voit de nouveau sur mes deux pieds, l'esprit me renvoie devant cette porte intérieure. Il veut con naître mon nom. Ce nom que j'ai délibérément oublié, sy mbole de mon ancienne vie, entourée d'humains fornicateurs, ce nom que j'ai juré de ne plus porter. Je ne sais même pas si je serais capable de lui fournir une réponse.
Je traverse le seuil et, de nouveau, je rajeunis. J'ai quarante-quatre ans.
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«
Pourquoi n'as-tu pas changé le nom d'Ily nia ? , » demande-je à Equilibre.
Cette question m'a intrigué pendant longtemps, mais, incapable avant d'évoquer son nom sans qu'un nœu d dans ma gorge ne vienne altérer ma voix, je ne l'avais jamais formulée.
«
Ca ne te regarde pas, » répond-elle simplement sans lever les y eux de son travail de couture.
«
Tu d is que no s anciens noms son t le sy mbole de notre mode de vie aberrant, qu'ils ne font que no us ralentir et no us faire douter dans no tre quête. Alors po urquoi n'en avait-elle pas ? »
«
N'insiste pas, Pureté. Je t'ai dit que ça ne te regardait pas. »
Je n'insiste pas, mais v isib lement Equilibre me cache quelque chose.
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Et j'ai maintenant quarante-six ans.
«
J'ai oublié mon nom, Equilibre. »
«
Tu t'appelles Pureté, » me rétorque-t-elle tout naturellement.
«
Je le sais bien. Je veux d ire... j'ai oublié mon ancien nom. »
Ma tutrice m'observe stoïquement pendant plu sieurs secondes q ui me semblent une éternité. Elle semble me jauger, et je sais très bien ce qu'elle cherche : de la déception. Elle veut comprendre si ce fait m'attriste, si je suis déçue d'avoir enfin oublié mon nom.
«
C'est une b onne chose, » fait-elle enfin. «
Ton ancien n om ne te sey ait pas, de toute manière. Pureté te va bien mieux. Pureté et Equilibre, luttan t ensemble pour instaurer l'équilibre dans un monde pur, cela me semble plus noble qu'Alina et Amande se faisant culbuter par le bûcheron et le charcutier, n'es-tu pas d'accord ? »
«
Si bien sûr. Et je ne suis pas triste de l'avoir ou blié, seulement surprise. N'est-ce pas... étrange ? On ne parle pas de ce que j'ai mangé à midi, il devrait être particulièrement difficile d'oublier quelque chose comme cela. »
«
Si tu as fais tes exercices de méditation correctement, il n'y a rien d'étrange à cela. Tout le but était justement que tu perdes ce souvenir, on ne va pas s'étonner d'un franc succès. »
«
Mais quand même, il n'y a pas un an il me revenait toujours aussi clairement que le troisième verset de « Phaïtos le Juste » , et aujourd'hui je ne sais même plus s'il était humain ou elfe. »
«
Je te dis que c'est normal, cesse d'y penser et estime toi heureuse de t'être débarrassée de ce fardeau. »
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Et j'ai maintenant vingt-sept ans.
«
Co ncentre-toi, Pureté. La méditation a de nombreuses vertus. Elle peut te permettre d'apaiser ton esprit, et donc de maximiser tes talents, de faire taire une douleur insup portable, d'oublier ce qui ne doit pas subsister dans ton esprit ou au contraire de te souven ir de ce qui ne doit pas en disparaître. »
Je fais ces exercices de respiration depuis des heures, mais il semble que plus j'essaie de me calmer grâce à eux plus la situation devient op pressante. Je me sens parfaitement incapable de me concentrer sur commande, cet acte me paraît complètement inhumain et irréalisable. Plus je me concentre sur ma respiration et me répète que mes muscles sont lâches et décontractés plus je les sens se serrer en signe de protestation. Je sais bien que le problème est purement psy chologique, mais il ne me semble tout simplement pas possible de se laisser aller tout simplement parce que l'on nous le demande. Au moment même où Equilibre me dit que je ne sens plu s mes pieds, un fourmillement, une démangeaison ou un chatouillement vient subitement la réveiller, comme par refus de se laisser glisser dans cette transe pourtant censée être réparatrice et salvatrice. Je ne dois pas être foutue de la même façon que les autres.
«
Co ncentre toi ! » rouspète-t-elle. «
Ca n'a pourtant rien de compliquer ! Nous y sommes depuis le crépuscule et tu es toujours tendue comme une corde d'arc ! Arrête de laisser vagabonder ton esprit, ça te fait perdre le fil. Tu do is te concentrer sur ta respiration , rien d'autre, et ce jusqu'à ce que tu sentes ton corps se relaxer pleinement. Alors plus de question, p lus de fantasme, plus de vagabondage, seulement ta poitrine qui se lève et q ui se baisse au ry thme de tes inspirations et exp irations. »
Je m'exécute docilement, sans toutefois être convaincue que cette tentative sera plus fructueuse que les cinquante précédentes. Inspiratio n. Expiration. Par le nez. Par la bouche. Encore et encore. Et encore. Il me semble avoir reprit cet exercice voilà des heures lorsqu'il fait finalement effet. Pourtant, je sais bien que cela ne fait que quelques minutes. Je me sens parfaitement sereine, maîtresse de mes émotions. J'ai l'impression d'avoir u n accès total à mes émotions, il me suffit d'en visualiser un pour l'amplifier ou le faire taire. Une branche craque. J'ouvre les y eux. Retour au point de départ.
«
Merde ! » s'énerve Equilibre. «
Tu arrives à un état de calme absolument remarquable avec un arc dans les mains, même en plein milieu d'une tempête, mais en forêt, par temps calme, allongée et à moitié endormie tu n'arrives pas à rester relaxée plus de dix secondes, qu'est-ce qui tourne pas rond che z to i ?! »
Elle ne semble pas comprendre que mon environnement n'a rien à voir avec mon état de sérénité. Lorsque je tiens un arc mon but n'est que d'atteindre ma cible. Je ne fais qu'un avec l'arc, avec le vent et avec tous les obstacles qu i se dressent sur ma route. Je su is l'environnement, je le sens, et la nécessité de me calmer pour atteindre mon objectif s'empare de moi jusqu'à ce qu'il n'existe plus rien d'autre que moi, la cible, et la flèche qui nous reliera. Lorsque je médite, me calmer n'a rien d'un moy en pour arriver à mon objectif, il est le but. E t, pour u ne raison qu i m'échappe, cela change tout.
Il faut dire que sous mes airs d'un naturel stoïq ue, je suis une sanguine. Je le cache le plus clair de mon temps, mais me calmer n'est pas quelque chose que je fais aisément. Me calmer n'est que le résultat d'une activité qui me comble. Monter à cheval, me baigner au milieu de la nuit, o bserver la pleine lune, tirer à l'arc... peut être que si je me trouvais une passion p our la méditation j'y arriverais sans difficulté... mais p our cela il faudrait déjà que j'arrive à aller au terme d'une séance.
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La séance s'est terminée sur un nouvel échec et Equilibre et moi sommes enfin aller nous coucher, abandonnant là le projet de me faire méditer ce soir. Après un certain temps passé allongée sur ma paillasse dans les arbres de notre p lanque près de Tulorim, cependant, je me redresse, insatisfaite. Quelque c hose qu'a dit Equ ilibre m'a fait réfléchir. Quelque chose à propos de la méditation.
La méditation a de nombreuses vertus. Elle peut te permettre d'apaiser ton esprit, et donc de maximiser tes talents, de faire taire une douleur insupp ortable, d'oublier ce qui ne d oit pas subsister dans ton esprit ou au contraire de te souvenir de ce qui ne doit pas en disparaître. De te souvenir de ce qui ne doit pas en disparaître. Attrapant mes affaire, je me redresse et m'habille en vitesse. J'attrape mon arc, une unique flèche et descend de notre campement aérien en quelque acrobaties. Nous sommes au milieu de l'été, et si une petite brise rafraîchit l'atmosphère, même en plein cœur de la nuit le froid n'a pas repris le dessu s. Je fais quelques pas vers le centre de notre petit bois, me repérant parfaitement bien malgré la faible luminosité. J'ai passé pour ainsi dire la moitié de mon temps ici pendant les d ix dernières années.
Après seulement quelques secondes, je trouve ce que je cherche. C'est ''mon'' arbre. Celui dont je me sers pour m'entraîner à l'arc. Sur son écorce, l'on peut voir les dégâts occasionnés par les p ointes de mes flèches au fil des ans. Je prends rapidement position à l'endroit habituel, un endroit dégagé à environ soixante pieds. Il y a bien longtemps que je peux atteindre le cœur de ma cible à chaque coup, mais la force me manque pour toucher à ne serait-ce que quelques pieds su pplémentaires.
Je positionne mon arc devant moi, le tenant de mon bras gauche tendu, encoche ma flèche de la main droite et tend la corde jusqu'à ma joue. Je suis calme, sereine, et je n'ai eu besoin d'aucun effort pour recourir à cet état. Les seuls muscles rigides de mon corps so nt mes avant-bras. Même mes mains, même les doigts tenant la corde son t tou t à fait décontractés. Mes do igts se relâchent et l'empennage de la flèche vient glisser sur eux alors que le paradoxe la projette violemment en avant, tout droit sur mon arbre. Une seconde plus tard, et malgré l'obscurité, je peux voir le projectile fiché exactement où je le voulais. Alors je ferme les yeux et suis les d irectives d'Equilibre.
De te souvenir de ce qui ne doit pas en disparaître. ---
J'ai de nouveau soixante-et-un an. Pourtant, je suis toujours dans mes souven irs. Mais cette fois, au lieu de les vivre de nouveau, de n'avoir aucune prise sur eux, de ne pouvo ir ne serait-ce que me rendre compte qu'ils ne sont que des souvenirs, je les vois, comme une spectatrice.
Devant moi se tient une enfant do nt je ne connais l'âge. C'est une semi-elfe, dans une maison remplie d'humains. C'est moi. Pureté avant qu'elle ne devienne Pureté.
Une silhouette s'approche. C'est celle d'une femme que je ne reconnais pas. Et po ur cause, elle est totalement floue. J'ai beau l'observer aussi intensément que possible, j'ai beau fouiller autant que je veux dans ma mémoire, rien ne vient. Pourtant, je sais qui elle est. Cela ne fait aucun doute. C'est ma mère, évidemment.
«
**** pourquoi t'es-tu battue ? »
Lorsque la femme au visage flou prononce mon nom, je n'entends qu'un bourdonnement à mes oreilles. Mais la suite est intelligible. Battue ? A lors je suppose que mon caractère sanguin ne me vient pas de l'éducation d'Equilibre.
«
Il a dit que Papa n'était pas mon papa. Il a dit que tu étais une suceuse d'elfe. »
Il. Alors je me suis battu avec un garçon. Je ne dois pas avoir plus de qu inze ans, même pas cinq ans en âge humain, et me voilà déjà à flanquer des raclées à des garçons... la scène a le mérite de m'arracher un sourire.
«
Viens-là, *** *, » me fait ma mère en s'assey ant sur un fauteuil et en me faisant signe de venir sur ses genoux.
Mon ancien moi s'exécute, mais la mine de son visage se fait basse. E lle voit sans do ute la fessée venir. Mais la femme aux traits invisib les n'en fait rien. Elle se conten te de la prendre dans ses bras et de reprendre la parole.
«
****, tu ne do is te battre que pour te défendre, ou défendre les autres. Lorsqu'ils t'in sulten t, ou q u'ils in sultent quelqu'un à qu i tu tient, ne les écoute pas. Ignore les et ils se lasseront bien v ite. Tu as cassé deux côtes à ce garçon, et si je ne peux pas nié le fait qu'il a amplement mérité une correction, ce n'était pas à toi de la lu i donner. Et encore moins une aussi sévère. »
Deux côtes ? La révélation me surprend autant qu'elle me fait sourire. J'étais précoce, on dirait.
«
Désolée Maman, » fait la petite moi.
«
Ce n'est pas à moi qu'il faut que tu présentes tes excuses, c'est à ce garçon. »
«
Je ne suis pas sûr q ue ce soit une bo nne idée, » fait une voix à l'autre bout de la pièce.
Je me retourne pour voir une silhoue tte tou te aussi flo ue faire son apparition dans la pièce. Certainement mon père adoptif.
«
Et po urquoi ? » demande ma mère.
«
Je ne suis pas certain qu'il soit bon de rappeler à un garçon qu'il vient de se faire ratatiner par une fillette deux fois p lus jeune que lui. Et pu is... »
«
Et pu is ? »
La voix de ma mère se fait plus ferme, inquisitrice.
«
Et p uis... j'ai peut être donné un coup de poing à son père il y a quelques minutes. »
«
Pardon ? » rétorque sa femme en élevant dangereusement la voix.
«
J'étais venu m'excuser pour ****, mais... il a commencé à tous nous insulter... »
Un éclat de rire léger et cristallin sort soudain du petit corps de la mini-moi.
«
Il fallait les ign orer, » fait-elle, apparemment très fière d'elle.
Son père adoptif se laisse aller à quelques rires à cette déclaration, et je peux même sentir le visage de ma mère s'adoucir derrière son masque de flou. Mais je ne comprends toujours pas ce que je fais dans ce souvenir là. Mon incarnation enfant répond cependant bien vite à ma question en en posant une à son tour.
«
Papa, c'est vrai que t'es pas mon vrai papa ? »
Un silence pesant s'abat sur la pièce. Me rendais-je compte, à cet âge là, que j'avais mis quin ze ans à arriver à un âge que mes frères et sœurs avaient dépassés en cinq ans ? Me rendais-je compte que mes parents pourraient presque être mes grands-parents ? Me rendais-je compte que j'étais la seule à avoir les oreilles poin tues et les y eux en amandes ? Sûrement pas.
«
Je serais toujours ton papa, ma chérie. Mais... tu as u n autre père. Un qui t'a donné to n phy sique, to n agilité, ta force et tes drôles d'oreilles. »
«
Et ton nom... » compléta ma mère. «
Mon ange, tu ne vieillis pas comme nous. Nous disparaîtrons b ien avant que tu ne sois adu lte. Et q uand nou s ne serons plus là, tu n'auras qu'à te servir de ton nom pour retrouver ton autre père. Pour qu'il veille sur toi. »
Je comprends enfin ce que je fais ici. Je comprends enfin comment je peux retrouver mon nom. Et pourquoi je l'ai perdu.
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J'arrive de nouveau dans cette maison, sauf que tous les détails sont là cette fois. Tout ce qui m'échappait quelques secondes plu s tôt, tous les bibelots que je n'arrivais pas à discerner, la couleur des murs et des meubles que j'apercevais sans les voir, les craquements du plancher aux endroits les plus abîmés.. . tout me revient. Mais je ne suis plu s dans un souvenir. Je suis dans mon esprit, dan s cet endroit qu'Equ ilibre vo ulait q ue je construise. Dans ce lieu où l'on met ce qui ne do it pas disparaître de notre mémoire. Il m'a fallu trente-quatre ans pour revenir ici, et pourtant tout est intact. Comme quoi ça marche.
Ici repose tout ce que ma tutrice voulait q ue j'efface de ma mémoire. Et tout ce qu'elle a elle-même effacé plusieurs années plus tard. Elle ne se doutait certainement pas que j'avais utilisé son con seil po ur tout stocker ici. Il semblerait que, lorsque j'étais plus jeune, son enseignement ne me semblait pas aussi absolu que maintenant. Aussi loin que je m'en souvienne, pourtant, j'obéissais à tous ses ordres sans broncher, et les considérais tous comme justifiés. Et p ourtant g isent ici les preuves de ma rébellion. La preuve que je ne voulais pas réellement oublier ma mère lorsqu'elle m'a ordonné de l'oublier. Car elle est là, devant moi. Un sourire chaleureux sur les lèvres, des cheveux châtains grisonnants, des y eux marrons... si à vingt-sep t ans, lorsque j'ai construit ce refuge dans mon esprit, mon souvenir d'elle était si clair, alors comment avait-il complètement disparu il y a de cela quelques secondes ?
J'aimerais rester ici plus longtemps. Prendre le temps d'observer, de comprendre, mais je ne suis pas là pour ça. Je détourne le regard pour le poser sur u ne gravure faite dans le mur en bois, sou s la fenêtre. Je m'en approche et m’accroupis. Tout ce temps, mon nom était écrit, là, de manière indélébile. Et, contre toute attente, rien ne me fait plus plaisir que de le retrouver.
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J'ouvre les yeux pour me retrouver de nouveau devant les milliers de regards intenses de l'esprit-loup .
«
Je m'appelle Aïlia'Eykhsa. Mais on m'appelle Leykhsa. »