Les ténèbres. Un océan de ténèbres. Ô Sithi, est-ce ainsi que la route s'achève? Là que tout finit, dans l'obscurité, dans l'oubli, dans une absence même de sensations, de perceptions?
Les ténèbres, hors du temps, est-ce un lieu? Un concept? Ou plus simplement, rien du tout, une réminiscence de plus en plus vague d'un être échu et déchu qui n'en finit pas de s'étioler, de mourir?
Ma vieille amie. La mort. Elle est comme une amante indécise, elle nous frôle, à peine un souffle, elle se penche sur nous, tentatrice. On murmure son nom, on l'appelle de tous nos voeux, ou au contraire on la rejette fébrilement, pas encore par toutes les divinités, pas encore! On la supplie, on l'agonit, bien rares sont les indifférents.
Et moi dans tout cela?
Je dois être mort, quelque part dans l'enfer du Dragomélyn, par une nuit sans lune. Je revois le fer de hache qui a mis un terme à mon existence, c'était il y a moins d'une minute. C'était il y a des éons. J'ai fait un étrange rêve, depuis. Et que signifie le temps lorsque l'on rêve? J'ai rêvé que j'avais tout oublié, quatre siècles d'histoire effacée d'un coup d'un seul. J'ai rêvé d'une magicienne, d'un long voyage qui m'a mené sur un autre monde où j'ai rencontré de bien étranges êtres élémentaires en voie de disparition. J'ai rêvé que mes souvenirs étaient peu à peu revenus, sombres et lancinants comme de vieilles plaies mal cicatrisées. Vagabond au service de sa majesté la Reine des Sindeldi, messager, diplomate, espion, tueur, j'en passe et des meilleures. Un vieux rêve, ou un cauchemar, comme vous préférez. C'était il y a longtemps. Ou pas.
Je ne sais plus.
J'erre dans les ténèbres, le temps ne signifie plus rien, si tant est qu'il ait jamais signifié quelque chose.
Je ne sais plus.
Je rêve un visage. Deux prunelles d'ambre serties comme des joyaux précieux dans de fins traits pâles comme la lune. Des cheveux pareils à de l'argent, et un étonnant tatouage bleuté sur le front.
Je rêve un nom: Yuralria. Pourquoi celui-là? Pourquoi elle? Car c'est d'une femme qu'il s'agit, étrange notion là encore quand on erre dans le rien, ou du moins dans un "quelque chose" qui y ressemble à s'y méprendre.
Mes lèvres doivent s'ourler d'un imperceptible sourire à peine ironique. Il n'y a rien de plus fuyant et éphémère que le rien. Y penser c'est déjà l'anéantir, or je pense, je rêve ce visage, je rêve ce nom. Qu'est-ce que la réalité? Un rêve fugace dans le néant?
Je ne sais pas. Et je m'en fous. J'aime ce visage. Ce n'est peut-être qu'un rêve, mais il revêt pour moi une importance cruciale, bien que je ne parvienne pas à définir pourquoi. Je pourrais me laisser aller, lâcher prise et m'engloutir à jamais dans cette obscurité bienfaisante, parce que plus rien n'aurait la moindre espèce d'importance s'il n'y avait pas ce visage. Et ce nom.
J'avais un nom, aussi.
Kerenn.
Le simple fait d'y penser me donne la nausée, la vraie, celle qui vous prend les tripes et vous tord les entrailles comme une vieille serpillière. J'avais un corps, je crois, autrefois, quelque chose d'un peu plus consistant qu'un rêve, et de beaucoup plus désagréable si j'en crois ce que je vis à l'instant. J'ignore tout à fait dans quel état il est actuellement, ce corps, mais ce qui est sûr c'est qu'il ne semble pas être d'humeur très coopérative. De quoi me donner une furieuse envie de rester bel et bien mort, loin de la souffrance qui me paraît avoir jalonné ma vie comme une constante effroyablement rassurante, une sorte de repère sordide et morbide qui pourrait se traduire par: je souffre, donc je vis.
Oui, seulement il y a ce visage, ce nom, ces noms, et ils suffisent pour, de la plus indicible et vicieuse manière, rappeler que la vie n'est pas que douleur. Entre deux déchirures de l'âme, l'oeil du cyclone, un instant de paix, un rayon de lune dans les ombres. Et cela suffit. Cela doit suffire.
Seulement ce n'est pas aussi simple. Si mon âme veut revenir à la conscience, à la vie, il n'en va pas de même de mon corps. Je suis, ou plus exactement j'étais habitué à la douleur, mais là, par Sithi, j'en bave. C'est comme si la moindre parcelle de mon réceptacle de chair refusait catégoriquement et obstinément de me laisser revenir dans le monde. Mes nerfs semblent se tordre un à un comme des serpents obtus, prenant un malin plaisir à attiser une souffrance si dense qu'elle me parait devenir matière. Le moindre de mes muscles renâcle, se cabre et refuse tout autre service que de rappeler qu'il peut devenir douloureux quand on abuse de lui. Une crampe des pieds à la tête serait une assez bonne comparaison, bien qu'en deçà de la réalité présente que je traverse.
Je me souviens l'avoir déjà expérimenté quelques fois, il arrive un moment où la souffrance devient si puissante que notre esprit s'en détache étrangement, nous laissant rejoindre une espèce de "monde" décalé où l'on a le sentiment de flotter, de dériver paisiblement et enfin dans un ailleurs dépourvu de sensations accablantes. Oui, seulement se laisser aller à flotter ainsi n'est pas vraiment la meilleure manière de reprendre pied dans l'existence, ce serait plutôt l'inverse. Un effort de volonté me relie une nouvelle fois à mon corps, que je commence à mieux percevoir, ressentir, la douleur a diminué notablement et pour voir le côté positif des choses, je n'ai plus qu'une migraine à se fracasser le crâne contre les murs. Je n'ai peut-être pas rêvé ce coup de hache en pleine trogne, finalement...Je frémis à l'idée de l'état dans lequel mon corps doit être, mais je me refuse cette fuite si tentante, et je m'accroche à ce corps lancinant qui fut le mien comme un naufragé épuisé à sa planche de salut.
Je finis par percevoir un infime contact sur mon front, lointain et diffus, mais pourtant suffisant pour repousser lentement le malaise profond qui m'étreint depuis ce qui me semble être une éternité. Lorsque cela devient enfin supportable, je prends mon courage à deux mains et ouvre enfin les yeux. Dans mes prunelles dansent encore quelques écharpes brumeuses de folie, de souvenirs déchus, de rêves entremêlés de bribes de réalité, d'une réalité du moins, je reviens de loin, de si loin...
Je découvre ce qui m'entoure avec un léger détachement, pièce sombre aux murs nus de pierre noire, quelques braseros dispensant une chiche lueur orangée, le lit sur lequel je suis allongé, sommaire mais confortable, identique à trois autres situés de part et d'autre du mien, si ce n'est que ces derniers sont vides. Je cille lorsque mon regard se pose sur l'Ishtar qui me dévisage, presque invisible dans sa longue robe noire compte tenu de la couleur générale du lieu et de la faible luminosité. La conscience et le souvenir de mon existence me reviennent, pèle-mêle, flot brutal et dégrisant qui me laisse souffle coupé durant quelques secondes. Jusqu'à ce que l'Ishtar au visage d'albâtre tende une main gracieuse et, d'une pichenette presque désinvolte sur mon front, chasse de mon esprit les dernières brumes, à vrai dire.
Elle doit être presque aussi grande que moi, mince comme un jonc, ses yeux laiteux recouverts d'un délicat voile noir pourraient signifier qu'elle est aveugle, mais je sais que d'une manière ou d'une autre elle me voit. Sa voix s'élève, lente et chaleureuse, ce qui me fait légèrement plisser les yeux de surprise, je m'attendais à une voix glaciale voire sépulcrale, pour me souhaiter un bon retour de ce côté du voile, étrange formule dont il me semble pourtant percevoir la justesse. Je me redresse prudemment, saluant d'une inclinaison du chef encore un peu raide l'étrange Ishtar, tout en souriant légèrement au terme d'étranger qu'elle a employé à mon égard:
"Merci de votre accueil, Dame. La mauvaise herbe ne meurt jamais vraiment dans le désert, je dois être un peu comme elle."
Je me lève, doucement, éprouvant chacun de mes muscles avec prudence tant je me sens rouillé d'une immobilité probablement prolongée, et m'étire discrètement avant de reprendre la parole, la dévisageant sans ostentation:
"Je suppose qu'un certain temps s'est écoulé. Temps si précieux pour vous. Un grand merci de vous être occupée de moi malgré tout, je vous suis redevable, Dame. Me ferez-vous l'honneur de votre nom? Puis dites-moi où et comment je peux me rendre utile en fonction de ce qui est arrivé pendant mon inconscience, j'ignore ce qui s'est passé depuis...depuis quand au juste? La dernière chose dont je me souviens est que je m'apprêtais à tenter une guérison sur Yuralria...d'ailleurs, comment va-t'elle? Savez-vous si elle se trouve à Niyx actuellement?"
Il me faut des nouvelles fraîches, savoir plus ou moins où sont partis les autres aventuriers, ce qu'ils ont tenté et accompli, et si possible retrouver Cromax. Mais chaque chose en son temps, le chemin dépendra des réponses que me donnera peut-être la belle et énigmatique Ishtar qui me fait face.
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Kerenn
Si vous ne parvenez pas à trouver la vérité en vous-même, où donc espérez-vous la trouver?
Zenrin Kushu
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