Inès ne cesse d'observer les deux silhouettes. À force de concentration et d'attention, elle parvient à discerner leurs montures, sans toutefois distinguer les détails.
(Ils sont donc à cheval. Ils pourraient aisément nous rattraper, nous n'avons que des poneys qui tirent une charrette en partie chargée.)
Comme par réflexe, elle se retourne brièvement vers son coffre et le cache comme elle peut sous une petite bâche. Elle repense aux mots de son grand-père, peu de temps avant qu'il ne meurt, lorsqu'il lui confia sa mission.
(Reste sur tes gardes et protège ce coffre comme s'il s'agissait de ma vie… Ces cavaliers sont-ils une menace ou suis-je seulement en pleine crise de paranoïa ?)
Pendant ce temps, les Sinaris continuent de se taquiner à l'avant tout en se remémorant leur dernier voyage sur cette route. Il semblerait qu'il était riche en rencontres plus joviales et lucratives les unes que les autres. Les écoutant d'une oreille distraite, l'hiniönne tente de se persuader qu'elle s'inquiète pour rien et expire lentement. Mais sa main reste crispée sur le pommeau de son épée, prête à la dégainer comme un fauve sur sa proie, avec l'envie irrépressible de tuer.
"Inès ? Tu nous entends ?" "De ? Pardon ?" "T'es perdue dans tes pensées ?" "O-Oui… Nous pouvons dire ça. Vous disiez ?" "Nous reparlons d'Arana. On vient d'se rappeler qu'il nous avait déjà parlé d'Oranan. Il y était allé y a pas si longtemps."
Inès fronce les sourcils, jamais lui ou Valyndra ne lui en avaient parlé. Elle comprend encore un peu moins les raisons ayant poussé son grand-père à l'envoyer dans cette ville ; surtout si son ami, si discret, y était allé il y a peu. Elle passe et repasse les paroles qu'ils avaient échangées. Ils ont parlé d'une mort liée à elle ne sait, d'apprentis, aussi. Mais, apprentis pour quoi ? Cela a-t-il un rapport avec ce coffre ? Avec Oranan ? Avec le culte de Rana ?
"Connaissez-vous la raison de son voyage ?" "Pas du tout. Mais il était chargé. Son cheval avait les sacoches pleines." "Et, puisqu'on parle de voyages et que vous êtes proches de lui… Arana vous aurait-il expliqué les conditions de l'attaque sur mon grand-père ? Il sait se défendre, je ne comprends pas comment il a pu être blessé à ce point. Surtout contre de simples voyous…" "Euh…"
Cette fois, c'est Camellia qui reprend la parole, hésitant longuement pour choisir ses mots.
"Arana nous a simplement dit que… les attaquants de Valyndra n'étaient pas de simples voyous… D'ailleurs, il craignait aussi pour sa vie…. Il avait raison…" "La mort d'Ythan l'a aussi beaucoup perturbé."
La jeune femme est d'autant plus perplexe. Si seulement ils n'étaient pas tous morts ! D'ailleurs, plus elle y repense, plus elle réalise qu'il est improbable que trois amis, réputés excellents dans leur domaine, puissent mourir à si peu de temps d'intervalle. La panique la gagne. Elle sent la peur monter depuis ses entrailles jusqu'à lui serrer le cœur, comme prisonnier dans un étau.
(Reste sur tes gardes et protège ce coffre comme s'il s'agissait de ma vie.)
Ces paroles lui martèlent le crâne, et chaque coup resserre un peu plus l'étreinte dans sa poitrine, ses bras et ses jambes se font plus faibles, sa main relâche son épée, elle baisse la tête et essaie, tant bien que mal, de se ressaisir. Mais la charrette s'arrête et elle se retrouve, à nouveau, happée dans la réalité et l'instant présent. Instantanément, elle relève la tête et fixe les deux cavaliers qui, eux aussi, s'arrêtent, gardant une distance respectable avec le petit convoi. Leurs chevaux piaffent et, finalement, le duo fait demi-tour et disparait dans l'horizon.
"Ça me dit rien qui vaille. On arrive au premier relai." "Vous les avez vu ?!" "Ouais. On va se grouiller, j'aime pas ça." "Mais… quand les avez-vous remarqués ?" "Depuis ta dernière question."
Camellia fouette les poneys qui s'emballent et forcent la charrette à risquer l'essieu brisé, afin de rejoindre au plus vite le relai annoncé, d'autant plus que la nuit s'avance, elle aussi, rapidement. Les premières lueurs des étoiles percent les dernières couleurs du jour tandis que le groupe s'approche de la taverne tant attendue. Le bâtiment semble décrépit, assez ancien du moins. Une large cheminée laisse s'échapper la fumée d'un feu qui s'annonce particulièrement agréable, surtout après une journée complète de voyage dans des conditions bien éloignées du confort optimal. Camellia ralentit l'allure et Inès saute hors de son refuge mobile pour parcourir les derniers mètres à pied, jouxtant la caravane et s'étirant à chaque pas réalisé. Elle attend devant la porte, observant l'extérieur du bâtiment puisque les fenêtres sont bien trop sales pour autoriser la curiosité d'un coup d'œil intérieur, tandis que ses compagnons s'occupent de bloquer la charrette sur le côté de la bâtisse. Elle hésite à pousser la porte mais un frisson la parcourt et, avec une certaine précipitation elle se rue vers leur véhicule pour en sortir le coffre et rejoindre ses guides qui s'apprêtent à rentrer. Elle jette un coup d'œil au loin, cherchant leurs mystérieux poursuivants et, ne voyant rien, elle se décide à pousser le bois grinçant qui mène à la salle principale. Celle-ci est assez petite et sans décoration. Un comptoir avec un torkin accoudé derrière, une porte menant à une deuxième pièce, une cheminée, deux fenêtres et quatre tables. À ces dernières, se trouvent quelques clients, deux humains assis ensemble et un elfe, isolé dans un coin. Inès pose le coffre à ses pieds et espère s'attarder un peu dans la contemplation de chacun d'entre eux, mais les voix des sinaris et du torkin l'extirpent de sa contemplation.
"Oh ! Hambout ! Camellia ! Ça fait un p'tit bout d'temps qu'vous ai pas vu ! Comment va ?" "Salut l'gros ! On va pas trop mal." "Un peu mal au fessier, la route est vraiment pourrie ici !"
Le nain rit de bon cœur et leur désigne une table.
"J'vous sers une bière, installez-vous. Et… j'vois qu'vous êtes accompagnés. La donzelle boit d'la bière ou… ?"
Inès marque un temps de réflexion tout en continuant son observation des lieux et, sans grande conviction, elle répond au torkin. "Bonsoir. Un jus de baie serait envisageable ?" "On a pas." "Une tisane fleurie, peut-être ?" "On a pas."
Camellia se met à rire à son tour et tapote sur l'assise d'une chaise en regardant Inès.
"Je pense que tu devrais goûter sa bière, tu vas nous le vexer sinon." Puis, se tournant vers le tavernier elle ajoute avec enthousiasme : "Et si t'as de la cuisse d'ours qui mijote, sers-nous en donc !"
Inès affiche une mine dégoûtée mais s'installe tout de même à table, gardant son épée à la ceinture et son coffre entre ses pieds. Le nain, quant à lui, ne se fait pas prier et disparaît dans l'arrière-boutique pour répondre à la demande de la sinari. Une fois installés, les sinaris expliquent à l'hiniönne que la taverne ne propose aucune chambre, mais qu'ils ont pour habitude de s'installer dans la grange et d'y dormir à chaque fois qu'ils doivent rejoindre Kendra Kâr. Que le nain est une connaissance de longue date et qu'en bon torkin, il ne jure que par la bière et les repas copieux ; ce qui n'est pas pour leur déplaire. Inès les écoute d'une oreille et se concentre bien plus sur les autres occupants de la pièce. L'elfe l'intéresse peu, il est perdu dans ses pensées, elle n'est même pas sûre qu'il ait réalisé leur arrivée. Par contre, les deux humains ont un air patibulaire qui fait naître chez la jeune femme une méfiance naturelle. Ils boivent une pinte chacun et parlent à mi-voix, jetant quelques coups d'œil, assez discrets, vers la tablée. Elle baisse la tête et fixe son offre. Dormir ici, avec son précieux chargement, alors que deux inconnus aussi engageants qu'un bourreau en manque de sang sont présents… Elle n'aime pas ça et le fait savoir à ses compagnons de voyage.
"Tu t'fais du mouron pour rien. Mais bon, si t'es pas rassurée, tu peux toujours d'mander à Grinlaf d'te garder ton coffre." "Sans vouloir vous décevoir, je ne lui fais pas plus confiance. Enfin, je veux dire, il n'est pas forcément plus apte que moi à le protéger."
Hambout hausse les épaules et soupire avec mépris.
"Bah si tu t'refuses à dormir de crainte qu'on t'chourre ton truc, tu vas être dans un sale état d'ici trois jours. J'te l'dis, moi."
Inès s'apprête à répondre mais le gérant les rejoint avec trois écuelles débordantes de viande et de sauce épaisse qu'il dépose habilement devant chacun puis s'absente un court instant pour ramener quatre mousses et s'installer à table avec eux.
"Et voilà m'sieur, dames. Faites-vous péter la panse avec ma cuisse d'ours !"
Les plats hument admirablement bon, mais Inès repousse légèrement l'assiette.
"Bah elle a un problème l'elfette ? C'pas assez fin pour son palais d'princesse ?" "Je vous prie de m'excuser, je ne voulais pas vous offenser… Je suis seulement un peu perturbée. Vous connaissez tous vos clients ?"
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