Un nouveau compagnonIl acquiesce, sans fioriture. Sha'ale Wakhan, ne semble pas très enclin à la discussion. J'espère que sa langue se délira alors que nous avancerons, qu'il acceptera de nous faire confiance. En attendant, je ne force pas la discussion. Alors que mon maitre me reprend par le bras, je sais que le voyage reprend. Je me concentre sur mes sens, continuant d'engranger les informations sur la forêt.
Le sentier sur lequel nous avançons est relativement plat, je n'ai aucune difficulté à y marcher. Les cailloux qui roulent parfois perturbent les vibrations que me transmet le sol, mais dans l'ensemble, tout va bien. Autant Malun que Sha'ale sont faciles à suivre, leurs pas étant reconnaissable, l'un car je les connais par coeur, et l'autre car ils sont assez inhabituels pour attirer mon attention.
J’inspire légèrement, puis m'écarte de mon maître. Il ne résiste pas, ne cherche pas à me retenir. Je sais qu'il fera tout pour m'aider, tout en me laissant le plus de liberté possible. Plusieurs fois il me l'a expliqué durant mon apprentissage. La théorie n'est pas valable. Il n'y a que la pratique, encore et toujours. Il n'y a qu'en vivant les choses que je les comprendrais. Ce n'est qu'en les approchants que je pourrais les apprendre. C'est pour cela que j'ai tant voulu que le Woran reste avec nous. Quoi de mieux que de voyager ensemble pour en apprendre plus l'un sur l'autre.
Il semble ne pas savoir comment fonctionne la société elfique, peut être pourrais-je lui en apprendre un peu plus, histoire de le remercier de m'en apprendre plus sur lui et les siens. Malgré tout, pour le moment, le groupe reste silencieux, et ce n'est pas la voix de l'un d'entre nous qui vient briser le silence
A vrai dire, ce n'est pas une voix qui m'a interpellée, mais une vibration, constante, lourde et rythmée. Je l'ai souvent ressenti à Cuilnen : une charrette. De nombreuses odeurs en émanent, autres que celles de la charrette même. Elle n'est pas tirée par un cheval, dont l'odeur typique est plus subtile que celle du bœuf, lui même plus massif et plus aisément repérable à ses pas heurtant lourdement le sol. Les autres odeurs doivent, en partie, être celle de personnes assises dans la charrette. Et des voix inconnues ne tardent pas à confirmer cette hypothèse.
"C’est quoi, ça, j’en ai jamais vu ?"La voix est claire, enfantine. Mais de quoi parle-t-elle. Je ne ressens rien d'inhabituel aux alentours. J'en suis presque sûre, nous ne sommes que tous les 3, et ceux de la charrette, bien qu'inconnus, ont une odeur assez commune. Ont-ils vu un objet qui les a intriguer ?
La charrette s'approchant, je m'écarte sur le côté, la laissant passer sans la ralentir.
"C’est un woran, ces hommes-chat. A peine mieux que des bêtes. Il paraît que ça hurle à la nuit à chaque pleine lune"Un Woran. C'est de Sha'ale dont ils parlent. Et en quels termes. J'ai l'impression d'entendre ce que m'ont rabâché pendant des années mes professeurs. Des certitudes que je perçois de plus en plus comme des superstitions, horribles et sans sens. Notre nouveau compagnon de route ne dit pas un seul mot. Je ne sens rien en lui, rien d'étrange. Son pas reste calme, sa démarche sûre. Même alors qu'une autre voix renchérie, utilisant des propos plus durs, plus effrayants encore.
La preuve est faite qu'ils n'attaquent pas à vue. Sha'ale a eu tout le temps qu'il lui fallait tout à l'heure, alors que j'étais à sa merci. A-t-il eu peur de Malun ? Je n'y crois pas, il ne se serait alors pas approché de nous. Et s'il est vraiment cette sale bête que décrivent les inconnus, alors il n'aurait pas eu l'esprit assez retord pour attendre un instant de faiblesse de mon maître afin de m'attaquer.
Mais d'où viennent ces superstitions ? Pourquoi donc sont-ils aussi mal vus par ma race ? Alors que la charrette s'éloigne, l'envie de poser la question me brûle les lèvres. Mais je n'ose la poser. Peut-être vit-il souvent ça, la discrimination permanente. J'ai déjà vu pareil étalage de violence en Cuilnen, parfois même entre membres de la même race, simplement de classes sociales différentes. Même moi, pourtant issue d'une famille respectable, ai été victime de brimade et autre moquerie.
Je reste donc silencieuse, refusant, s'il en souffre, d'augmenter sa douleur. Peut-être dois-je le rassurer, lui dire que je ne crois pas un mot de ces superstitions, mais me croira-t-il ?
Finalement, c'est Sha'ale qui vient briser le silence, alors que la charrette est derrière nous
"Nous ne sommes pas ainsi. Du moins pas les worans de ma tribu. Je ne peux pas parler pour ceux d’ici, mais les miens sont… étaient droits et n’auraient jamais attaqué des individus affaiblis."Je reste silencieuse. Sa voix cache quelque chose, quelque chose de profond. Mais ne sachant quoi, je préfère l'occulter, et me concentrer sur le fond de sa phrase. Ainsi donc, les Worans vivent en tribus, et ne semblent pas avoir de contact avec les autres tribus. Étrange. Toutes nos villes sont constamment reliées entre elles, ne serait-ce que grêce aux marchands qui transitent de l'une à l'autre. N'est-ce pas le cas chez eux ?
Et pourquoi parle-t-il de sa tribu au passé ? Peut-être c'est-il passé quelque chose, un événement qui explique sa présence ici, qui explique ce ressentit dans sa voix. La douleur ? La culpabilité ? La haine ? Je ne saurais dire, ces sensations ne me sont pas assez connues pour encore pouvoir les traduire aussi facilement. Dans tous les cas, ils affirment que les Worans qu'il connaissait n'étaient pas les bêtes enragées qu'on m'a décrites durant toutes ces années.
Je sais que mon maître est en train de penser, de réfléchir. Son esprit doit être en ébullition, peut être a-t-il même déjà compris ce qu'il se passe dans mon esprit. Mais il continue à marcher, près de moi, sans dire un mot.
"Maître ?""Oui Diana ?""Pourquoi disent-ils tout cela si Sha'ale dit le contraire ? Pourquoi m'a-t-on appris que les Woran n'étaient rien de plus que des animaux, alors qu'il semble être bien plus proche de nous ?"Encore une fois, je remarque trop tard que mes propos peuvent blesser Sha'ale. Il faut que j'apprenne à réfléchir avant de parler. Malun, lui, n'oublie jamais de réfléchir à ce qu'il va dire.
"Les nôtres ont souvent peur de ce qu'ils ne connaissent pas. Et ce sont toujours les mauvaises rumeurs qui circulent le mieux."Mais alors, pourquoi ne pas m'avoir expliqué plus tôt ce qu'il en est ?
"Partagez-vous leur avis ?""Je pense que certains d'entre nous sont bien pires que l'image qu'ils veulent montrer des Worans. Les généralités ne sont jamais bonnes à croire, quelles qu'elles soient. Il faut toujours être prudent, quelle que soit la personne que tu rencontres."Je reste silencieuse, replongeant dans mes pensées. Encore une fois, ses propos sont plein de sagesse. Il ne fait donc pas plus confiance à Sha'ale qu'il ne le fait pour n'importe quel inconnu. Mais il ne le considère pas non plus moins digne de confiance qu'un autre. En fait, il faut que je ne considère pas les autres comme membres de telle ou telle race, mais comme une personne unique, pouvant être aussi digne de confiance que son voisin peut être dangereux.
Mais comment puis-je le savoir ? Leur demander est simplement idiot. Cela peut-il se ressentir ? Je n'en sais rien. Je soupire devant cet aveux d'impuissance, puis change de pensées. Sha'ale. Je peux apprendre à le connaitre, je peux apprendre à le comprendre, et peut être cela m'apportera -t-il les réponses nécessaires. Je m'approche de lui, me plaçant à ses côtés.
"Sha'ale ? Pouvez m'en dire plus sur vous ? Sur les Woran ? Ou sur votre tribu ?"Récit