Si on m'avait dit que je me retrouverais un jour à transporter le cadavre d'un autre aldryde en territoire humain parce qu'une puissance sombre a pris le contrôle de mon corps et l'a éliminé... Non seulement j'aurais pris mon interlocuteur pour un fou, mais je l'aurais massacré pour avoir laissé entendre que je suis un faible. Et pourtant me voilà en-dehors de ruines de grande taille, près de quelques buissons qui ont survécu à la patte humaine, en train de remuer la terre avec un tesson en guise de pelle pour ensevelir un emplumé déplumé. Je sens encore le fluide poisseux dans mon dos et qui craquèle sous mes mouvements. La sensation est désagréable, mais je ne ressens pratiquement rien. C'est bien différent de la fois où Dae'ron m'a recouvert du sien. Que peut-il être en train de faire en ce moment ? S'occuper de Lyïl ? S'attaquer à des passants avec cet insupportable blondinet ? Rattraper le temps perdu avec Shada'ïs ? Poussée d'amertume. Je plante violemment mon outil dans le sol et arrache une énorme pelletée.
À plusieurs reprises, je suis tenté d'arrêter là, de recouvrir le cadavre sommairement et de partir. Autrefois, je l'aurais fait sans états d'âme, mais pas aujourd'hui. Peut-être parce que je ne suis pas du genre à abandonner une tâche à moitié finie, ou que je veux prouver au Crapaud qu'il a encore du chemin à faire pour me modeler à son image. En tous cas, il me faut une bonne heure pour parvenir à mes fins. Le corps dans la fosse, je vérifie rapidement ce qu'il a avec lui, surtout en matière de vivres. Pas grand-chose. Je vais devoir me rationner si je veux arriver à destination. Mes oreilles en spirale m'apportent un son éloigné, d'activité, de présence de vivants. Des gardes qui n'étaient pas en poste là-dedans. Les heureux gagnants du jeu de la vie !
Sans plus de façons, une fois débarrassé du guide, j'avise la position du soleil. Cet aldryde était un boulet à traîner, mais il avait au moins le mérite de connaître les environs. Contrarié, j'émets un claquement de langue. Je vais peut-être perdre un peu de temps aujourd'hui, mais demain, dès l'aube, à l'heure où blanchissent les cadavres, je voyagerai. Le soleil naissant à ma gauche me permettant de filer en direction du sud-est. Mes ailes me semblent plus légères et mon corps plus lourd quand je prends enfin mon envol. Seulement, il commence déjà à faire sombre. Je ne peux que m'éloigner du lieu et surtout des campements de gardes. L'endroit est grandement découvert. Mon seul refuge possible est un groupe de buisson bas, presque en cloche, accessible par en-dessous. La fatigue me frappe, ne me laissant pas d'autre choix que de m'installer sur des branches basses rudes pour passer la nuit.
La première journée après mon réveil, quelque peu endolori et maussade à cause de la rudesse du matelas, je suis contraint de voler en hauteur et d'être attentif. Les terres entourant les ruines sont cultivées par les ynoriens. Cela signifie silhouettes difformes courbées par l'effort, mouvement de grandes gens assez fainéants pour s'arrêter et scruter les cieux, attention que je ne veux pas attirer. Pas que leur crever les yeux pour leur donner une leçon me dérangerait, mais je n'ai pas le temps. Très peu d'arbres ensuite dans la plaine qui s'offre à moi, et qui ne soient pas trop exposés. Lorsque le soir tombe, je suis devant un choix qui me fait enrager. Soit je prends le risque de pousser plus loin en pleine nuit, pouvant me faire prendre pour cible par un rapace nocturne, soit je me fais un couchage dans un arbre rachitique. La lassitude de la journée se permet de m'étreindre au moment où je me pose sur une branche. Non seulement ce végétal a des feuilles trop petites, donc que je mets un temps fou à tourner en couchage, mais le seul endroit possible pour y arriver est entre le tronc et une fourche étroite. En gros, je passe une nuit désagréable, recroquevillé pour ne pas choir, et avec cette foutue écharde qui ne veut pas rester discrète.
Même chose le jour suivant. Humeur maussade à cause d'une nuit peu agréable, chose qui me fait regretter de ne pas avoir emporté mon hamac lutin avec moi. D'un autre côté, j'aurais été contraint de porter cette charge supplémentaire à présent. Je ne sais pas combien de temps je vais devoir supporter cela, mais une chose est certaine : je me suis laissé aller. Pas en prise de poids, mais en confort. Lyïl me manque, et il n'est pas le seul. C'est la première fois depuis plusieurs mois que je me retrouve à voyager sans personne. À la différence de ma fuite de la cité humaine kendrane, je ne me cache plus, cependant. Toutefois, ne pas avoir qui que ce soit sur qui déverser ma frustration ne fait qu'accroître celle-ci. Sentiment renforcé quand, pendant un bivouac, je prends conscience d'être proche d'une voie passante. Certes, peu de gens l'empruntent, mais cela m'oblige à prendre de la hauteur, donc à être balloté par les vents de cet abruti de territoire humain, le temps de m'en éloigner.
C'est la cime d'un arbre de petit bosquet qui m'accueille cette fois-ci, et je n'ai même pas envie de perdre mon temps à me façonner une couche. Je m'étends à même la branche, un bras en oreiller, mais les yeux grands ouverts. J'ai beau tout tenter pour ne pas le faire, je ne parviens pas à m'empêcher de penser au Protecteur. Est-il aussi couché ? Dort-il seul ou à côté des autres greluches aux ailes peintes ? Fredonne-t-il comme tous les soirs, même si mes spirales ne sont pas à portée ? Pense-t-il à moi en ce moment, comme je songe à lui ? Claquement de langue. C'est sur cette pensée que je me laisse vraiment trop aller que je clos les yeux, m'attendant à passer une nouvelle nuit désagréable.
Par mes ailes, pourquoi ai-je toujours raison ! Non seulement je m'éveille d'une humeur de chien, mais pour en plus me retrouver nez à nez avec une saloperie de rongeur bouffeur de noisette qui tentait de se faire les dents sur mon casque ! Et cette foutue bestiole de le faire choir au pied de l'arbre, m'obligeant à perdre un temps précieux pour remettre la main dessus. Pas de chance, cela a été la fois de trop. Je lui ai tordu le cou magiquement et il m'a servi de casse-graine matinal. Partiellement, cependant. Je n'ai ni pris le temps de le décortiquer ni de préparer ce qui restait pour l'emporter. Tout de même, ce bout de viande fraiche, quoique pas terrible niveau goût, m'a remonté le moral.
Je poursuis ma route en ce troisième jour, irrité par un détail d'importance : je pue l'oiseau mort. Malgré tout ce que me hurle mon instinct, je fais un arrêt pendant mon voyage à proximité d'un lieu de vie humain. Ce ne sont pas eux qui m'intéressent, mais leur puits. Perché dans un arbre non loin de celui-ci, je camoufle au mieux l'écharde pour ne pas attirer leur attention et demeure posé dedans, attentif. Et ça va, et ça vient, et ça frappe un gamin qui vient de trébucher et de renverser un pot de bizarres céréales blanches...
(
Tch !)
Et le morveux de courir à toutes jambes vers
mon arbre, de l'escalader et donc de m'obliger à... User de mon pouvoir pour me fondre dans une ombre. Et il reste là à chouiner et gémir, et se plaindre. Comme si les larmes pouvaient tout résoudre. Morfle donc, vermine. Chute et apprends à te relever tout seul, parce que personne ne le fera pour toi. Après une attente interminable, le bestiau bipède se décide à bouger sous l'injonction d'une femelle s'activant au puits. Il commence à faire sombre donc il faut se bouger. Et forcément, pour bien montrer à quel point les rejetons sont des poids morts, il se prépare à se laisser tomber de
ma branche et hésite. Longtemps. Trop. La main avec laquelle il se retient râpe brutalement contre l'écorce, et... Il chute, atteignant le sol en se tordant la patte, attirant à lui une nouvelle torgnole et l'attention des présents. Je me frotte lentement le coin des yeux, fatigué, mais soulagé. La femelle a eu le bon goût d'abandonner un seau plein pour s'occuper du mouflet et emmener d'autres humains à sa suite. Enfin une bonne chose ! Et juste pour le prix d'un petit coup de pied bien ajusté.
Quatrième jour. J'aperçois enfin la ligne de la forêt au loin. J'ai hâte d'arriver, de refourguer cette foutue épine de feu à la meneuse et de manger quelque chose qui ait du goût ! Par mes ailes, marre des fruits séchés ! Je change mon rythme de voyage tant j'ai envie d'arriver. Quelques heures de vol puis bivouac et repos. Si on peut utiliser ce terme lorsque chaque période de sommeil me fait rêver d'être face avec un autre moi-même, sans ailes, aux yeux au coloris inverse des miens. Le blanc est teinte ténèbres, le bleu sombre est blanc. Et il se permet de sourire, de me passer le bras sur les épaules comme s'il était un camarade toléré. Et j'ai beau le frapper de mes ailes, la brume qui le forme se dissipe pour se réunir sur un visage goguenard. J'ai beau détester ce que je vois, je finis par m'y habituer. Quelque part, j'ai la certitude que c'est le Crapaud et en même temps, je suis persuadé de voir mon reflet. Déstabilisant, mais pas aussi alarmant que j'aurais cru.
La nuit est tombée quand je perçois enfin distinctement le bruit d'ailes de plumes. Énervé, je peste contre ces arbres qui se ressemblent tous et du temps qu'il m'a fallu pour me rappeler de l'emplacement du campement. Tenant l'objet de ma mission de manière assez visible, je m'assure avoir mon casque rivé à mon crâne. Si je sens trop de regards sur mon teint de peau, je vais arracher des mirettes et les faire bouffer aux autres curieux !
Par mes ailes, que j'ai hâte de revoir un visage apprécié, peu importe l'expression qu'il reflétera !
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