S'il avait été jusqu'à présent peu bavard, le Sans-Visage se montra rapidement particulièrement loquace. Peut-être ses questions étaient-elles effectivement des tests, peut-être avait-il aimé les réponses d'Anastasie, toujours est-il qu'il répondit à chacune de ses interventions de bon cœur, noyant la jeune femme sous une avalanche d'informations. Les premières furent relativement faciles à imaginer et traiter pour la Comtesse ; il refusait simplement de lui dévoiler la localisation de la relique. En soi il n'avait pas tort et elle le savait : c'était à elle de la trouver. A elle d'affronter les épreuves qui la séparaient du dernier héritage du Chasseur d'Ombres. Il lui donna cependant des conseils. Premièrement de ne pas prendre la Lande Noire à la légère, et de ne pas s'y rendre sans préparation. Les lieux pouvaient, selon ses dires, s'avérer plus mortels encore que la Savane Tanathéenne. Le second était de ne pas cibler Elscar'Olth, où ne se trouvait pas l'objet de sa convoitise mais où l'attendaient de sérieux problèmes à la place. Et pour terminer, il lui conseilla de se rendre à Esseroth pour reprendre des forces, ajoutant qu'elle était libre d'interpréter comme elle le désirait cette indication. La jeune femme fronça les sourcils, réfléchissant. Lui indiquait-il le chemin parce que c'était la cité la plus proche de la Lande Noire... Ou parce que c'était la cité extérieure à cette dernière la plus proche de la relique ? Elle se concentra pour visualiser la carte gigantesque du Conseil d'Or...
( Arthim'Olth, ) se souvint-elle.
( Exact, ) confirma l'Ombre.
Se souvenant soudain de sa présence dans son esprit, la Comtesse en profita pour le questionner, sans grand espoir.
( Tu sais quelque chose sur cette région ? ) demanda-t-elle.
( Pas vraiment. Je n'ai jamais pris la peine de me renseigner, je ne savais pas que j'allais me retrouver ici lorsque Tal'Raban m'a envoyé en mission. )
Anastasie grimaça, déçue, avant de reporter de nouveau son attention vers le Sans-Visage.
Il lui parla cette fois-ci de son statut de Yuiménienne, et des raisons pour lesquelles elle était ici. Ainsi selon lui, son origine lui fermerait autant que portes qu'elle en ouvrirait. Mais également, si cette guerre était bel et bien une guerre d'influence, il estimait qu'ils n'étaient là que par conséquence de la victoire du Sans-Visage sur Naral Shaam. S'il les avait appelé, c'était donc qu'il était un pas derrière la déité, qui ne voyait en lui qu'une épine dans son pied.
Mais ces questions furent vite mises de côté, car la divinité passa rapidement à ce qui intéressait réellement Anastasie : son histoire. Et autant dire que la jeune femme ne s'était pas attendue à cela. Car le Sans-Visage, selon ses dires, venait bel et bien d'Aliaénon, mais à une époque antérieure encore à celle des Titans. Il faisait alors parti d'un peuple, un peuple qui ne connaissait rien de ses origines, mais qui semblait s'en moquer. Un peuple de divins bâtisseurs, s'amusant à créer des monuments ou de la vie sans aucun but particulier. Ils étaient là et créer était leur seule raison d'être, semblait-il. C'est ainsi que se construisirent les premières cités, toujours debout à ce jour ; c'est ainsi que naquirent les êtres vivants. Ils se contentaient alors tous de cette vie... Tous sauf une poignée de curieux. D'ambitieux. Quelques êtres qui cherchaient à comprendre ce qui faisait tout leur être : la magie. Et ces êtres trouvèrent alors ce qu'ils cherchaient. C'était des poches de magie pure. L'essence même de ce qui les faisait. Alors certains fusionnèrent avec ces sources. La jeune femme n'eut pas besoin d'entendre la suite pour comprendre là où il voulait en venir : c'était là l'origine des Titans. Des êtres de son peuple qui avaient décuplés leurs pouvoirs en absorbant ce qui, vraisemblablement, était leur origine, ou du moins d'une partie de leur pouvoir.
Seulement ce n'était pas tout. Car alors que certains se transformaient effectivement en Titans, d'autres disparurent, privé de ce qui semblait être une partie de leur être. Anastasie fronça les sourcils. Ainsi en absorbant ces poches, les membres de ce peuple condamnaient à la mort certains de leurs frères. Et ils continuaient pourtant de le faire, devenant d'autres immenses créatures alors que certains, innocents de cette avarice, s'évaporaient. Et ce jusqu'à ce qu'il ne reste plus que le Sans-Visage, certainement lié à une toute dernière poche de magie intacte. Une poche qu'il ne jugea pas bon de rechercher.
Anastasie n'en croyait pas ses oreilles. C'était une histoire qui chamboulait tout ce qu'elle avait pu imaginer de la situation sur ce monde. Cela changeait absolument toutes ses perspectives, toutes ses croyances. Si tant était qu'il disait vrai, alors ce savoir bousculait absolument tout.
Mais l'histoire ne s'arrêtait pas là. Car le Sans-Visage endormit les Titans après cela. Dans le but, cette fois, non pas d'accorder la paix aux vivants, mais pour retrouver les siens. Il les laissa à l'endroit où ils avaient trouvé les poches de magie et attendu. Pendant ce temps, alors, les peuples se développaient, s'émancipaient. Ils changeaient alors que lui attendait en vain. Après un certain temps, alors, il se mélangea à eux, les observant, les étudiant. Jusqu'à ressentir un sentiment d'appartenance à leur encontre. Et alors qu'il devenait clair que les siens ne reviendraient jamais, les peuples d'Aliaénon devinrent ses peuples.
Après cela arrivèrent les étrangers venus de Yuimen. Avec eux vint la curiosité, mais également la suspicion et la peur. Avec eux vinrent les armes et, bien plus tard, la guerre. La Grande Guerre qui avait eu lieu cinq années auparavant. Le Sans-Visage, après cela, avait conclu que le retour des Titans signifierait la mort de ces peuples de la même manière que le sien avait disparu. Il avait conclu qu'il se retrouverait bientôt seul. Seul avec les Titans. S'il ne le dit pas, Anastasie devina la conclusion qui venait après cela : il devait les éliminer.
Après ces mots, la jeune femme entrouvrit la bouche pour répondre à cette longue histoire. Mais rien ne sortit. Elle avait beau tourner dans tous les sens ce qu'elle venait d'entendre, elle ne savait quoi rétorquer. Non pas par manque de choses à dire, bien au contraire : elle ne savait simplement pas par où commencer. Il y avait tant de pensées confuses qui se bousculaient dans sa tête. Tant de questions, tant de théories. Il lui semblait que des milliers de choses devaient être dites mais elle ne savait comment les formuler. Alors elle prit une grande inspiration... avant d'expirer profondément. Puis une nouvelle bouffée d'air. Avant de finalement prendre la parole, se laissant porter par ses émotions.
« Il était le dernier d’une espèce : trop bizarre pour vivre, mais trop rare pour mourir, » souffla-t-elle, presque dans un murmure.
Puis elle plongea ses yeux dans le visage sans regard de son interlocuteur, s'expliquant.
« Ca vient d'une pièce de théâtre de chez nous. L'histoire du dernier elfe doré, qui vient en aide aux peuples de Yuimen pour tromper sa solitude. »
Elle laissa un léger silence peser dans la salle avant de continuer, clarifiant ses idées.
« Votre histoire semble parfaitement cohérente avec ce que j'ai observé de ce monde, et ce que j'ai compris des explications que l'on m'a donné lorsque j'étais à la Tour d'Or. Je... Mon instinct me dit vous croire. Ce qui change énormément de choses. »
Elle continuait de faire le tri dans son esprits tout en parlant, cherchant à être la plus claire possible.
« Déjà si vous êtes naturellement des... des genres d'architectes, de bâtisseurs, alors cela peut expliquer l'expansion du monde, non ? Ainsi que la pyramide, dans la Savane ! N'est-ce pas ? Vous construisiez tous lorsque vous étiez là... Alors même en changeant de nature, les Titans continuent de construire, peut-être plus inconsciemment, avec moins de contrôle... Avec plus de puissance, je ne sais pas... Cela expliquerait que la terre semble s'être agrandie ces cinq dernières années n'est-ce pas ? »
Elle se mordilla la lèvre inférieure, pensive.
« De même pour l'instabilité de la magie. Si elle se trouve sur ce monde sous forme de sources pures, mais loin des civilisations, il est normal qu'elle soit difficilement contrôlable. Mais si ces sources pures, en l'occurrence les Titans, sont juste sous nos yeux, à l'air libre, alors la magie elle-même est déchaînée, imprévisible... »
Elle secoua doucement la tête.
« Tout cela colle parfaitement avec ce que vous dites. »
Mais quelque chose la chiffonnait, quelque chose d'important. Elle n'arrivait pas à mettre le doigt dessus, mais elle sentait que c'était prioritaire. Peut-être était-ce la fatigue, peut-être était-ce son estomac qui commençait à gargouiller, ou bien les deux. Peut-être était-ce l'influence néfaste de Zekiel. Toujours était-il qu'elle sentait qu'elle avait une question importante à poser. Relative à... Naral ?
( Anastasie, ) fit Zekiel d'un ton empressé.
( Je sais, ) le coupa la jeune femme, réalisant enfin. ( S'il est au courant cela expliquerait énormément de choses. )
Alors elle devait en avoir le cœur net. Pour autant, peut-être le Sans-Visage lui-même ne soupçonnait-il pas le savoir du Dragon Mauve. Mais elle devait lui demander.
« Est-il possible... Est-il ne serait-ce qu'envisageable que Naral Shaam ait connaissance de l'existence de ces poches de magie ? » demanda-t-elle d'un ton soudain alarmé. « Réfléchissez bien. Vous l'avez sous-estimé une fois et il a réveillé les Titans... Est-ce qu'il y a la moindre chance, même la plus petite, pour qu'il sache ? Pour qu'il ait su avant même le début de la Grande Guerre, il y a cinq ans ? »
Elle se mordilla la lèvre inférieure, inquiète.
« Après tout il avait connaissance des Titans, n'est-ce pas ? Et pourtant il n'a eu de cesse de les présenter comme des victimes, comme si elles étaient les divinités originelles et que vous étiez l'imposteur. Se fourvoie-t-il seulement, ou est-il possible qu'il connaisse leur origine et que tout ceci ne soit qu'une ruse ? Une ruse pour trouver... Cette dernière poche. Pour le compte de Brytha, ou, pire, le sien ? »
Elle fronça les sourcils, baissant le regard d'un air pensif. Un mortel pouvait-il seulement toucher un tel concentré de magie et survivre ? Mais qui pouvait donc savoir ce dont il était réellement capable...
Mais Anastasie n'en avait pas terminé là. Il y avait tant de questionnements dans sa tête... Des questionnements qui pouvaient encore changer tant de choses.
« J'ai... énormément de questions, » commença-t-elle. « Mais je vais tâcher d'être méthodique. »
Premièrement, elle devait en apprendre plus sur les Titans et ses rapports avec ceux-ci.
« Est-ce que vous êtes capables de... d'interagir, avec les Titans ? De les comprendre, et eux de vous entendre ? Ils sont... Ils étaient de votre peuple, après tout. Et si un être humain en a été capable, je vous vois mal échouer à cette tâche. Ne les reconnaissez-vous pas au travers de ce qu'ils sont maintenant ? »
Elle réfléchit quelques instants de plus, cherchant une formulation convenable pour ce qui allait suivre, avant de reprendre la parole.
« Avez-vous déjà essayé de... dissocier les poches de magie et vos anciens semblables ? De... « défaire » les Titans, en somme ? Et combien sont-ils, d'ailleurs ? »
Elle se mordilla l'intérieur de la joue, attendant les réponses à ses premières questions. Mais elle même était difficilement convaincue par ses propres questions ; s'il était si attaché à ses semblables que le laissait entendre son discours, s'il désirait tant voir leur retour... Il y avait fort à parier qu'il avait déjà tout essayé.
( Si tant est qu'il a dise la vérité, ) précisa Zekiel dans son crâne.
( Je ne peux pas me permettre comme toi de douter d'absolument tout le monde à chaque seconde de ma vie. Il faut, un jour, que je décide d'accorder ma confiance à quelqu'un. Quitte à la retirer plus tard, si elle me paraît douteuse. )
( Quitte à la retirer trop tard, tu veux dire. )
( Laisse-moi tranquille, ) balaya-t-elle, ennuyée.
( Il faudrait savoir... Tu veux mon avis ou tu ne le veux pas ? ) s'amusa-t-il.
( Je veux ton avis lorsque je le demande, ) s'agaça-t-elle.
( Hun. Tu m'as pris pour ton serviteur ? )
La jeune femme retint un soupir de contrariété avant de céder.
( Très bien, alors donne-moi ton avis. )
Un ricanement mental se fit entendre à l'intérieur de son crâne. La situation semblait amuser l'Ombre.
( Je pense que s'il était le seul présent lors de ces événements, alors son histoire n'a aucune raison de ne comporter que la stricte vérité. )
( Ca ne m'aide pas, ) fit-elle remarquer.
Mais un nouveau petit rire raisonna dans ses oreilles.
( Le fait est qu'il pense qu'il n'y avait pas de témoin. Mais toi et moi connaissons des êtres qui étaient là. )
La jeune femme se retint de froncer les sourcils. Les Titans. Mais elle avait déjà demandé s'il était possible de communiquer avec eux et la réponse avait été sans équivoque.
( Quelqu'un l'a fait. C'est que c'est possible. Par toi-même, seule, peut-être pas. Il te reste à trouver un moyen. Un autre moyen. )
Anastasie opina mentalement. Finalement il s'était montré utile. Plus qu'elle ne l'aurait espéré. Il ne restait plus qu'à chercher. Encore une fois.
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