[Réponse à Miriel et Larc.]
Confuse, j’avais le regard rivé à terre, attendant la semonce, telle une gamine. Que j’étais, d’ailleurs, il fallait bien que je finisse par l’admettre… Jamais une adulte n’aurait commis telle erreur ! Et tout cela à cause d’une curiosité malsaine ! Une vraie Sage aurait su se contenir ! Enfin… Il ne me restait plus qu’à faire amende honorable…
(Relève les yeux.)
Non… Je n’étais vraiment pas fière de mon intrusion, du chaos que j’avais apporté, alors, ce que me commandait le minimum de décence qui me restait était d’afficher une attitude clairement humble et repentante. Quoi qu’il m’en coûte. Et mon orgueil payait le prix fort, bafoué qu’il était ! Avait-on déjà vu Sombre en âge de raison pénétrer dans un territoire déjà occupé pour une raison autre qu’une défense rapide et efficace de nos principes ? Et avec la délicatesse d’un bûcheron gorgé de bière ? Par les Plateaux, non, cent fois, mille fois non ! Nous n’étions pas des bêtes sauvages ! Et j’avais agi comme telle… Uniquement poussée par un instinct que je n’avais su réfréner. Il était maintenant temps de prouver que j’étais aussi capable d’agir en être doué de raison.
Et, raisonnable que j’étais, je ne baissai pas ma garde.
J’avais transgressé l’une des lois les plus élémentaires que l’on m’avait inculquée, soit. Mais résonnait encore en moi cet avertissement, prodigué à chacun de nous, dès notre plus jeune âge, et ce avec une insistance particulière :
« La Nature est impitoyable, puissante et inconstante. Votre seule et mince chance de survie : ne la laissez pas vous surprendre. Cherchez à atteindre l’Eveil.»
Je n’en étais pas encore à ce stade, presqu’ultime, qui correspondait à un tel niveau de perception à son environnement que la relation avec tout extérieur était presque… Symbiotique. Mais c’était une voie que je suivais avec application. Ne sachant encore ressentir, je m’attachais à me souvenir. Ce qui expliquait que restait présent en mon esprit le cri qui avait déchiré la paisible ambiance du Jardin. Ainsi que le fait que la source de ce hurlement pouvait se trouver juste là, à quelques pouces de moi. Voilà pourquoi je ne fis pas un geste lorsque je perçus le mouvement rapide de l’imposante masse humanoïde que j’avais dinstinguée. Mais l’éclair argenté des lames me fis redresser immédiatement la tête.
(Amende honorable… Tant pis ! Je ne suis pas assez forte pour pouvoir parer une attaque armée sans regarder mon adversaire.)
D’autant plus que je sentais que je ne pourrais pas exploiter au maximum mes capacités. Je balayai rapidement les alentours du regard. La pluie pouvait s’avérer une alliée de valeur. Elle tombait toujours, brouillant plus ou moins la vue, mais de cette perturbation, j’en avais l’habitude. De plus, elle avait soigneusement humecté mon pelage, le rendant plus glissant et, par là-même, me conférant une capacité d’esquive non négligeable. Capacité qui saurait s’avérer précieuse, car je n’avais jamais combattu en terrain boueux ; je risquai donc de perdre de mon agilité, surtout si je prenais en compte le grognement sourd de ma jambe, prémice d’une douleur aigüe si je devais la bouger rapidement… Allons bon, voilà que j’évaluais le terrain comme si l’affrontement était inéluctable ! Et en effectuant une grave erreur tactique, qui plus est.
(Commencer par se focaliser sur l’adversaire avant de se préoccuper du relief… Eh bien, tu parles d’une journée ! J’espère que c’est tout ce que j’ai oublié !)
Je décidai de stopper là mes analyses. Ledit adversaire affichait, sans équivoque, une attitude protectrice. Si je ne bougeais pas, il n’y aurait aucun débordement. Du moins l’espérai-je. Cependant, alors que je me contentais de le dévisager, une lueur étrange s’alluma dans ses yeux, et… Après tout, peut-être n’était-ce qu’un lointain écho du tonnerre, mais… Il me sembla qu’il avait émis un grognement. Du genre menaçant. Je me tendis immédiatement, et sentis tous mes muscles gagnés par une vibration presque mélodieuse, telle une corde d’arc bandé au maximum. J’hésitai à sortir mon arme ou, du moins, mes griffes. Mon cœur pompait vigoureusement dans ma poitrine et le sang rugissait dans mes veines, baîllonnant la plainte geignarde de ma jambe, renvoyant dans les abîmes la sensation de froid que me procurait la fracassante ondée. J’eus la sensation, physique, que mes yeux s’allumaient, véritables torches prêtes à enflammer mon opposant. Oui, il était presque deux fois plus grand que moi ; oui, il était puissamment armé ; oui, son poignet avait la taille de mes biceps ; oui, oui et oui ! Mais j’étais Khmer, l’indomptable, la Sauvage ! Qui a besoin d’être grand, quand on peut se faufiler sous les jambes de l’autre ? A quoi servent les armes, alors qu’il suffit de deux doigts pour aveugler ? Que peut une puissante musculature lorsqu’un coup de dent peut arracher un anneau d’une oreille sensible, et ainsi coucher même un colosse ? A cet instant, plus rien ne m’importait ! Peut-être était-ce dû à l’atmosphère, ou bien à la fatigue, ou aux émotions fortes de la journée, voire l’accumulation de tout cela, mais j’étais électrisée, débordante d’une énergie venue de nulle part, brusquement ! Je me sentais emplie d’une puissance brute, je savais, à cet instant, que quoi que je fasse, je serais impossible à endiguer ! Je brûlais qu’il fasse un mouvement, si léger soit-il, pour pouvoir déverser ce flot avec toute la véhémence dont j’étais capable !
Mais il rangea ses armes. Et me désarma.
(Comment peut-on passer d’un extrême à l’autre, comme ça ?) (Tu parles de lui ou… De toi ?)
D’un haussement d’épaules, je dispersai ces remarques inopportunes. Ce brusque afflux de vitalité était allé piocher dans mes réserves les plus profondes… Et, fatalement, je me trouvai maintenant suante et tremblante, complètement vidée, pareille à un bûcher de paille qui aurait flambé en quelques secondes…J’eus une conscience plus acérée du poids de ma cape détrempée, du glissement de mon couvre-chef alourdi par un millier de gouttes, qui tirait sur mes blessures encore fraîches… J’étais tellement… Lasse… Que n’aurais-je donné pour un bon hamac, encore une fois ! N’eût été le regard inquisiteur du musculeux Homme-Loup, je me serais effondrée et aurais pleuré toutes les larmes de mon corps. Je n’aurais pas pu plus détremper le sol, de toutes façons…
Mais…
(Mais tu es Khmer.)
Je serrai les crocs. Oui… Sans aucun doute, je l’étais. Mais j’étais fatiguée… Je ne me tenais dressée que par la force de ma volonté, et je la sentais vaciller, pareille à la flammèche oscillante d’une lampe à huile commençant à manquer de combustible… Je me sentais moi-même perdre contrôle, devenir flageolante, malgré mes efforts pour garder contenance… Ce n’était plus seulement la pluie qui brouillait mon champ de vision…
(Et tu es l’Al’Ungesellig.)
Ce fut comme si la foudre s’était abattue sur moi. Ce mot… Mon nom ! Réveillait en moi tant de souvenirs, de fierté ! Goûter sa sonorité si étrange me procura une chaleur intense et bienfaisante dans la nuque, en un point condensé, similaire en tout point aux bouillotes de noyaux de cerises que Luwwa me préparait ! Et, avec un effet semblable à la sève nourricière qui gagne jusqu’aux plus petites ramures d’un arbrisseau, ce feu ouvrit ses ailes et, veine après veine, se répandit, papillonant, dans mon corps douloureux en touches délicates, me revigorant mieux que ne l’aurait fait une journée entière de repos languide ! Je deserrai la mâchoire. Et sentis, malgré moi, un sourire narquois se dessiner sur mon visage, que je m’empressai de dissimuler aussi vite que je le pus. Il aurait décidément été trop facile que je conserve le même état d’esprit plus de quelques minutes… Heureusement que j’étais moi, sinon, je me serais giflée d’agacement devant une telle inconstance ! Et d’ailleurs… Heureusement que je n’étais pas masochiste, tiens, ni sadique, sinon, je m’en serais donné à cœur joie sur moi-même ! En fait… Je devrais même être malheureuse de ne pas pouvoir abuser de moi ! Non ?
(Non mais n’im-por-te quoi, moi !)
Comment avais-je pu partir si loin dans les débilités ? Un souffle court à hauteur de mon visage me fit cligner des yeux et me ramena à la réalité, loin, bien loin de ces digressions tordues qui étaient mon fort. L’imposant guerrier était en train de me renifler ! Mais qu’était-il ? Un chien de garde ? Franchement, mais ces manières !? Désarçonnée, je le laissais faire, ne sachant ni pourquoi il faisait cela, ni combien de temps cela allait durer. Laisse couler, ma petite… Je laissai mon regard s’égarer dans les zébrures ocres qui striaient son torse, et me perdit en conjectures sur leur origine, leur signification, toutes plus farfelues les unes que les autres… Et m’emmenant, une fois de plus, au-delà du réel. Il me surprit néanmoins lorsqu’il se saisit de ma main Ma première réaction fut de la lui mettre dans la figure, paume, phalanges et griffes comprises, la grande totale, mais je sus me contrôler. Enfin… C’était surtout que lui asséner un coup, dans la position dans laquelle je me trouvais, était du suicide pur et simple. D’une légère torsion, il pouvait me briser un bras, et d’un autre mouvement simple, faire ce qu’il voulait de moi… Mais il finit par me relâcher.
J’en ressentis une pointe de… Déception, oui, de déception ! Alors qu’il se pourléchait, c’était bien ce sentiment qui me taraudait, avec, dans son sillage, une puissante envie de combattre. J’avais réussi, par je ne savais quel miracle, à réveiller mon corps, et là, là ! Il fallait que je le remette en berne, parce que Lui, au corps forgé en machine de guerre, préférait se cantonner à défendre plutôt qu’à pourfendre ! Alors que je ne demandais qu’à lui sauter à la gorge, à pilonner son large corps de la fureur de mes poings, à déchirer ses chairs rudes avec vigueur, à hurler sauvagement alors que je le chargerais ! Une fougue inextinguible m’avait envahi, et lui restait là, placide ! Mais c’était inconcevable ! Avait-on idée d’allumer de telles envies pour ensuite en faire fi ? Il fallait que je me frotte à lui ! Ne serait-ce que parce qu’il y avait une éternité que je ne m’étais pas battue contre un adversaire de valeur ! Et lui, si proche de moi et pourtant ! Cela aurait été un véritable défi pour moi ! Je mourais d’envie de savoir si j’étais toujours aussi valeureuse, ou si…
Mais ! N’était-ce pas une lueur trahissant de semblables intentions que je venais de percevoir dans ses iris de feu ? Ah, enfin il se décidait !
En lieu et place d’une sommation à prendre les armes, j’eus droit à une invitation à partager la bicoque, avec juste ce qu’il fallait d’aménité lorsqu’on parle à un étranger.
« Entrez… Ce toit vous appartient autant qu’à nous. »
Frustration. Je me renfrognai.
(Par la Balance ! Tu sais ce que tu peux en faire, de ton toit ?)
Je regardai l’abri. Puis le Jardin. Et revint au cabanon.
« Je suis Larc… »
L’envie était forte de lui tourner le dos et de partir, fière, la tête et la queue dressées, en une attitude de dédain suprême. Plus qu’une envie, c’était une tentation. Lancinante. Comme si quelqu’un me chuchotait à l’oreille : « N’y va pas… N’y va pas… C’est t’abdiquer… N’y va pas… N’y va pas… » en un mantra envoûtant. Mais, fulgurante, une autre phrase, que j’avais formulée, fusa : « Je veux être une Sage. »
Cette sentence, aussitôt, se substitua à cette sensation ensorcelante, qui s’estompa. Avec un dernier coup d’œil de regret à la Nature dépravée et soumise, je passai devant le gigantesque garde du corps et me présentai à mon tour, sobrement, d’un signe de tête :
« Khmer. »
A peine avais-je passé le pas de la porte que toute ma vitalité, privée d’un objectif sur lequel se focaliser, disparut comme par enchantement, me laissant aussi désemparée qu’un saumon privé de cascade à remonter. Comparaison qui prenait toute son ampleur car, telle la queue du poisson hors de l’eau, je sentis ma jambe commencer à convulser. Le ressenti était pour le moins étrange… J’avais l’impression qu’il s’agissait d’un être vivant à part entière, indépendant de moi et pourtant rattaché à mon corps… Mais je n’eus pas l’occasion de m’attarder sur le pourquoi du comment. Incontrôlable, elle se mit à vibrer frénétiquement.
(Non, non…)
Blam !
(Eh si !)
Je décochai un coup de poing rageur à la traîtresse. « En direction de » serait plus juste ; ma capacité à viser ma patte folle a toujours laissé à désirer, plus particulièrement quand j’avais le nez par terre, allez savoir pourquoi… Me laisser choir ainsi, devant des inconnus… Je me représentais presque les balafres former un sourire arrogant sur mon mollet.
« Vous allez bien… ? »
La voix était jeune. Et sonnait juste.
« Ça ira, merci… » grommelai-je. Je pris appui sur mes coudes douloureux et… Bon sang ! Mais ce n’était pas une tignasse rouquine, ça ? Mon cœur manqua un battement.
Lili.
Je fronçai les sourcils. Non. Ce n’était pas elle. Ce ne pouvait être elle. Parce que ma petite était trop futée pour se laisser prendre. Et que l’enchevêtrement de cheveux presque roncier n’avait absolument rien à voir avec les délicates boucles de la fillette.
Je m’assis, finalement, et abandonnai l’étude de la malheureuse… Chose que j’avais prise pour Eleanor pour me préoccuper de l’autre personne présente. Elle était si jeune, si menue, avait les traits si fins… Elle aussi me semblait pareille à une poupée ! Si ce n’était que son visage portait traces de tourments récents… Je ne voulais pas lui paraître trop rustre à la dévisager, aussi reportais-je mon attention sur le pauvre être qu’elle couvait d’un œil presque maternel. Je n’étais pas une Guérisseuse. Peut-être que cela viendrait avec le temps, mais pour l’instant, j’étais plus à l’aise en infligeant des souffrances plutôt qu’en les allégeant. Mais je devais faire quelque chose. Elle paraissait tellement triste, tellement perdue… Si je pouvais la soulager de ce fardeau, ce serait un bon début.
« Laissez-moi vous aider. »
Je me débarrassai prestement de mon béret, qui devenait de plus en plus inconfortable. J’avais dans l’idée de lui trouver une utilité plus immédiate. Je lui fit subir une torsion qui le délesta d’au moins l’équivalent de son poids initial en eau. Ce qui eut pour résultat de former une belle flaque. (Bravo, Khmer ! Chercher un endroit sec pour le mouiller, ça tient du génie.) Peu importait. Je roulai mon couvre-chef jusqu’à obtenir un boudin de tissu humide, que je déposai précautionneusement sur le front de l’endormi tourmenté. Si mon action n’était pas bien vue, eh bien ! Qu’ils l’enlèvent !
Je me ré-arrangeai quelque peu les cheveux. J’aurais voulu fourrager violemment dedans, comme à mon habitude, mais à peine les effleurer me faisait grimacer… La garce avait vraiment failli me rendre chauve. Je suspendis mon geste. Je sentais une certaine tension s’installer… Que je ne savais comment dissiper. Je cherchais un sujet de conversation. Et à qui m’adresser, aussi. Parler combat ? Oui, mais avec l’immense Homme-Loup seulement… Il avait refermé la porte et s’était rapproché de la jeune fille. Son anneau, à son oreille, me perturbait… Je n’en voyais pas l’utilité. Chez nous, ce genre d’ornement était totalement inconnu… Les seules que j’avais vu arborer ce genre de parure étaient toutes des femmes, des pures Sans-Fourrure. Alors comment se faisait-il que lui, un mâle… ?
Je me rendis compte que je recommençais à le fixer. C’était sans appel, je ne pouvais m’empêcher de les détailler, au mépris de toute convenance ! Je détournai la tête et cherchai, désespérément, quelque chose qui puisse intéresser ces deux êtres, si différents l’un de l’autre, et pourtant si proches !
« Et… Comment ça se fait, que vous soyiez là ? »
(Communication : un point. Subtilité : désolée, je ne sais pas compter en-dessous de zéro.)
« Enfin, je veux dire… Vous n’avez rien à faire là ! »
(Enlise-toi, c’est bien.)
« Non, ce que je veux dire, c’est que vous n’avez pas l’air d’être faits pour ici, alors je ne comprends pas… Déjà que vous n’êtes pas faits pour aller ensemble, alors ! »
(Et si tu t’étouffais avant de mourir dans d’abominables souffrances, maintenant ?)
Confuse, consciente que chaque phrase que je prononçais était pire que la précédente, je rabattis mes cheveux devant mes yeux et fis mine de m’absorber dans la contemplation de mes doigts qui essoraient mon pelage… Avant de redresser la tête et de les regarder, avec un brin de défi. Ce qu’ils allaient me dire promettait d’être intéressant, il serait stupide de ne pas en profiter !
_________________
Khmer, Sombre rôdeuse.
|