Retour à l'hippodrome, je confie mon cheval au responsable et me dirige vers les vestiaires, car mon visage, haït par le peuple, se doit d'être caché. Après une bien longue recherche, parmi moult tiroirs, je trouve un masque, attention, pas n'importe lequel, c'est un demi-masque, il ne recouvre que le haut du visage, mais bon, ma bouche n'a rien d'extraordinaire. Mais il est quand même pas mal, il est noir, parsemé de dorures et contourné par une couleur rouge vif, le tout dans une forme qui laissait admirer un style de très grande qualité. A ce moment là, le prendre devient une obligation.
Pour couronner le tout, mon capuchon, on ne sait jamais...
L'heure de la course arrive, et je suis fin prêt...
Je me retrouve désormais sur mon cheval dont j'ai déjà oublié le nom, mais quelle importance, connait-il seulement son nom, peut-il le comprendre ? La salle est sombre, étroite et humide. Au delà des murs de pierre, j'entends les cris de la foule. Puis, le mur d'en face se lève lentement dans un bruit assourdissant. Les cors résonnent et se mêlent avec les cris des spectateurs, formant une pénible cacophonie. Je m'engage sur la piste de course, où attendent les autres concurrents, devant la ligne de départ. Je les rejoins, l'endroit est énorme : des centaines de personnes étaient assises à nous regarder, et toutes généraient à elles seules un bruit tracassant. La piste est longue de plusieurs centaines, voire des milliers de pas et, au beau milieu de l'hippodrome, un gigantesque basilique qui domine par sa hauteur et son emplacement, la totalité de l'arène. Tout cela est intimidant, je reste sans dire mot, au milieu de tous ces cavaliers. L'un d'eux me scrute avec un air suspicieux, m'aurait-il reconnu ? Je tourne la tête, pas besoin de faire encore plus de grabuge...
Je remarque que chaque cavalier est vêtu de couleurs différentes, pour mieux nous différencier. Moi, je suis vêtu d'une cape noire, sale et presque déteinte, ce n'est pas la grande classe, comparé au grand homme à ma droite, tout en rouge et de bordures dorées, couronné d'un casque imposant, cachant ses yeux. Il donnait une impression étrange, intimidante, ce ne doit pas être n'importe qui, un champion peut-être ? Aucune importance, ce n'est pas en le toisant du regard que je me ferait discret, loin de là.
Du haut d'une estrade, j'aperçois le propriétaire qui crie de toutes ses forces pour prendre la parole :
"Mesdames et messieurs ! Nous sommes fiers de vous accueillir dans l'hippodrome le plus prestigieux de tous les temps, l'hippodrome de la Grande Cité, Kendra Kâr ! La course qui se déroulera aujourd'hui, sous vos yeux, se déroulera selon une règle bien particulière, vous savez laquelle ? Je vais vous dire laquelle : c'est la règle qui dit que tout est possible, que tout est permis ! Cette course de trois tours, je répète : trois tours, ne se verra affublée que d'une seule règle, une seule loi : celle du plus fort ! Vous avez compris, aucun règlement, tout est permis pour arriver le premier dans cette course spéciale ! Je vous souhaite à tous un grand spectacle !"Cris, hurlements, applaudissements de la foule devant son intervention qui ne me réjouit guère. Aucune règle, cela signifie que chaque participant fera tout pour arriver premier, quitte à sacrifier ses concurrents. Et dire que je dois ramener le cheval intact...
Je me prépare sur ma monture, la course ne devrait pas tarder à débuter. C'est entre les oreilles dressés du cheval que je vois la longue piste de sable fin, elle doit bien faire deux cent mètres, voire plus alors je prépare mon pied, prêt à frapper sur son flanc.
Un long moment, un long silence partagé à même la foule, et enfin...
LE COR SONNE.
Un son magistral fait galoper les chevaux et excite les cavaliers, mais... je n'ai pas réussi à partir, j'ai beau taper du pied comme un acharné sur ma monture, rien ne se passe :
"Allez ! Galope ! Ya ! Allez ya ! Mais pourquoi tu fais ça ? Galope bordel de m...."Ah ! Il fonce d'un coup sans prévenir, me surprenant dans mon monologue. La surprise est telle que mon pied droit s'échappe de son étrier, et je suis donc affalé sur le derrière du cheval, et j'ai peine à rester dessus. Il fonce en ligne droite, c'est déjà ça. Si ça continue, je risque de me vautrer sur le virage, je tente de reprendre le contrôle mais la vitesse de la monture est telle que je finis par rattraper un concurrent, une petit homme à l'air vicieux avec une monture aussi laide que lui. Je me retrouve à sa gauche et celui-ci vient juste de remarquer ma présence, il me rit au nez :
"Hahaaa ! Tu sais pas monter à ch'val ! Petite pucelle !"Petite pucelle ? Mais elle va me le payer cette demi-portion !
Dans un élan de colère, je me remets brutalement dans la bonne position, mais le pied droit hors de l'étrier. Et comme tous les coups sont permis... mon cheval commence à le doubler, je prends appui sur ma monture de ma main droite et vient loger un bon coup de talon sur son épaule, de manière à le déséquilibrer, ce fut chose faite vu qu'il est tombé, tout son corps se fracasse sur le sable en poussant des petits cris misérables.
Et d'un ! Plus que sept ! Je remets mon pied dans son étrier, la course va vraiment commencer. Vient le virage que j'ai pu passer sans encombre, me laissant admirer le derrière de deux autres cavaliers qui s'envoyaient des insultes à tour de bras, ralentissant même pour continuer leurs vociférations.
"Sale enfant de *** ! Rentre chez ta *** de mère ! Et crève comme un *** !""Ferme laa !!! Je vais te **** ta **** au nom de ton **** de **** de..."Je les double tout simplement en passant entre les deux, rien de plus, indifférent, alors qu'ils perdent la course à cause de leur bavardage animé.
"R'gaaarde !! Y vient d'nous doubler ! C'est ta *** de faute !!!""Et ta sœur ?!"Des vrais gosses... mais pas le temps de m'attarder là dessus, il y avait un autre retardataire qui tentait de prendre le virage, celui-là, je le double en beauté en prenant le virage à l'intérieur. La ligne droite que je suis en train de suivre est relativement courte car la piste est en longueur, j'achève ce virage et prends de la distance avec celui que je venais de doubler. Trois concurrents apparaissent loin devant moi et je me rapproche de la ligne d'arrivée jusqu'à ce que je la passe : premier tour, en route pour le second. Les autres devant moi ont déjà prit le vi... AH !
Je suis surpris un instant par le bond soudain de mon cheval qui venait d'esquiver un cadavre d'une des montures, dont le sang jaillissait de son flanc. La concurrence est plus rude qu'il n'y parait, je prends le virage, puis l'autre, et je rattrape les trois derniers participants, dont les deux plus proches qui se disputaient farouchement la seconde place à coups d'épée et de lance trouvées je-ne-sais-où. Je remarque les bras tendus des spectateurs qui me tendaient toutes sortes d'objets, des armes pour la plupart, je vois...
Je me rapproche lentement de la bataille, à tel point que c'est au virage que je parviens à les rejoindre. Mais je ne suis pas de taille contre leurs armes, le moins que je puisse faire est d'accepter l'offre du public, d'un geste vif, je m'empare... d'une pelle, une grande pelle, pas un choix très judicieux je vous l'accorde. Mais c'est la seule arme dans le coin, les paysans rangent leurs outils, car chaque concurrent est désormais armé, si je peux moi même me désigner comme armé...
Pas de temps à perdre, je me joins aux guerriers lors du virage et j'ai encore la mauvaise idée de me placer entre deux fous furieux, mais ceux-là avaient des armes. Les cavaliers n'ont pas tardé à me considérer comme l'un des leurs, les coups fusent déjà sur ma pelle, qui repousse vaillamment leurs assauts. Le joyeux cortège passe sans encombre le virage qui débouche sur la ligne d'arrivée. L'épée et la lance maltraitent mon arme de fortune jusqu'à la ligne d'arrivée. Une fois celle-ci passé, je devais...
"AH !""OH !"EH !Merde ! Toutes nos montures ont dû bondir en même temps pour éviter le cadavre qui n'a toujours pas été viré de la piste. Chacun de nous fut secoué d'un geste si soudain de la part de sa monture, je me retrouve derrière mes concurrents tandis que celui à la lance en profite pour faire tomber d'un coup sec son rival à l'épée grâce à un coup bien placé, je ne saurais vraiment dire où. J'en ai assez, je veux en finir, alors que l'épéiste mord la poussière, je traîne ma pelle contre le sable chaud, et j'en récolte une bonne pelletée. Je passe l'arme à la main gauche et me mets au niveau du lancier, celui-ci, comme prévu, décide de m'attaquer avec sa lance. Je coince son arme de la main droite, ce qui fut facile car j'ai fait exprès de me rapprocher de lui pour lui mettre un coup de pelle bien mérité dans les dents, avec du sable pour rendre le coup encore plus violent. Le résultat est aussi bon qu'espéré : le pauvre diable se retrouve éjecté de son cheval et mords la poussière avant même d'avoir atteint le sol, un joli coup dont je me félicite. Par contre, la pelle n'en est pas sortie intacte, les traits de ma victimes sont faciles à distinguer sur le fer, je jette la pelle abîmée.
Il n'en restait plus qu'un : le casqué, vêtu de sa cape rouge et enfourchant fièrement son pur-sang. Si je dois finir la course, autant la finir en première place et c'est lui qui devra en faire les frais !
Mais le bougre est rapide, il était déjà au virage, ma monture galope désespérément pour le rattraper. C'est à la fin de troisième tour de piste que je lui colle au train à force de virages calculés et d'efforts, dans l'espoir de le devancer pendant ce dernier tour. J'arrive à côté de lui, le champion, qui m'a remarqué bien avant, avait déjà sorti un javelot, j'allais dire lance mais la taille de celle-ci est impressionnante, encore plus longue que sa monture et il me domine par la distance, m'empêchant de le doubler en menaçant de m'embrocher vif. Un virage, puis l'autre, et il continue de ma harceler sur la ligne droite. Cela ne peut continuer, la première place me passe sous le nez !
C'est au commencement de l'avant dernier virage que je me décide à me rapprocher de lui, mais mon échec est fatal, je n'ai pas eu le temps agripper sa lance qui a vite fait de virer un de mes étriers, le droit encore une fois, sauf que les conséquences deviennent dramatiques, mon pied reste accroché à l'étrier et tout mon corps s'étale au sol alors que je suis entraîné par la course du cheval qui me traîne contre le sol douloureux. A ce moment là, le champion souris derrière son casque, ma détresse éveille son esprit sadique. Il pointe la lance vers moi, prêt à piquer alors que je ne peux me défendre. Il attaque, mais au même moment, son cheval aborde le virage, et son corps est entraîné, le bout de son javelot traîne près de moi, une occasion unique !
J'agrippe le maudit javelot et, avec toute ma force, je le tire vers moi, amenant de ce fait l'homme sadique vers une chute douloureuse, il vient carrément chuter dans le sable, malheureux perdant abandonné par son cheval. C'est ainsi que ma carcasse souffre jusqu'à la ligne d'arrivée.
Les cris de la foule en délire occupent mes pensées, une victoire est une victoire, même si c'est les pieds devant que j'ai gagné la course. Les hourras et les bravos s'enchaînent dans le désordre, je vire mon pied de l'étrier cassé et me relève avec peine, le dos rouge et nu, les habits déchirés par le frottement du sable sur le tissu, mais mon corps misérable est adoré par la foule, acclamé, idolâtré. Le propriétaire prend la parole dans ce brouhaha, du haut de son estrade, à côté du seigneur de Kendra Kâr, que je viens tout juste d'apercevoir :
"Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, j'ai l'honneur de vous présenter le grand vainqueur de cette course spectaculaire : le Cavalier Noir !" Les cris et les applaudissements résonnent de plus en plus fort et l'orateur poursuit :
"Cavalier Noir, profitez de votre victoire en festoyant jusqu'à minuit, vous êtes mon invité et l'heureux gagnant de la récompense promise : une place à la table du seigneur de Kendra Kâr, j'ai nommé le roi Solennel VI ! A tous, passez une bonne journée !"Une place à la table du roi ? Je n'en demandais pas tant, mais il va de soi qu'un tel honneur ne puisse être refusé. Mais.. et l'argent ? Bah, ça viendra après... Je tente de fuir aux foules en furies et sort précipitamment de l'hippodrome, par la salle d'où je suis entré. Devant moi, un garde qui s'appuie sur le mur sale, il me dit dans sa barbe :
"Bravo m'sieur ! Ça fait du bien que vous ayez gagné, je commençais à en avoir marre de ce champion, vous allez manger avec not' bon roi ? Z'avez de la chance, mon bougre ! Tenez..."Il pousse le mur qui, comme une porte de pierre, s'ouvre lentement sur un petit couloir.
".. ça vous aidera à fuir la foule, les champions passent toujours par là habituellement, car ça les fait chier de se mêler aux péquenots, j'vous en prie, entrez !"J'obéis, sans lui en dire plus, je pénètre dans le sombre couloir et il referme le "mur" derrière moi. Après une courte marche, j'arrive à sortir de l'hippodrome par une porte secrète. Devant moi, une voiture splendide, attelée à des chevaux immenses me bloque le passage. Une petite fenêtre s'ouvre et je distingue le visage du propriétaire qui me fait signe d'entrer, je m'exécute et prends place dans la voiture qui traverse
les rues de la Cité.