Le tunnel continue sur une centaine de mètres avant de se diviser en trois branches. La lumière qui s’introduit dans les égouts grâce aux grilles parsème le chemin d’une lueur diffuse, mais qui croît chaque minute : le jour se lève progressivement à l'extérieur. Les bouts de ferraille font danser sur les murs des reflets, et Vohl commence à s’habituer à l’odeur. Rien ne l’empêche de courir. Il s’engage sans attendre dans une des voies qui s’offre à lui. Le temps défile et s’il ne veut pas avoir à courir des heures durant, l’idéal serait de trouver le fameux poteau avant la première demi-heure. Il accélère l’allure. Les décombres qui jonchent le sol le ralentissent considérablement, rendant sa course irrégulière. Vohl est obligé de sauter, de se plaquer aux murs pour franchir d’imposants monticules de déchets. Il est rapidement essoufflé, et un point de côté fait son apparition. Il est vrai que depuis qu’il a changé de vie, il n’a pas eu à courir ni à se soumettre à de quelconques entrainements quotidiens. Ses muscles se sont néanmoins déjà réveillés, leur force n’est pas à remettre en cause : c’est leur endurance sur laquelle il est permis de s’interroger. Vohl ralentit pour pouvoir tenir le rythme pendant une plus longue période. La demi-heure doit toucher à sa fin et le voleur n’a pas vu l’ombre d’une poutre : autant qu’il se prépare à une nouvelle demi-heure de recherche – tout en se demandant pendant combien de temps son corps sera capable de se prêter au petit jeu de « Sombre ». Son souffle peine déjà à retrouver un rythme en accord avec la pauvreté de l’air des égouts et la demande musculaire de Vohl.
Aussi, le voleur n’en croit pas ses yeux lorsqu’une poutre métallique large d’une dizaine de pouces lui barre le passage. La poutre semble solide et dans un assez bon état.
(Juste à temps !)Le voleur se place sur la poutrelle, bien assez large pour lui, et se laisse quelques secondes de récupération.
« Je ne voudrais pas te décevoir, mais tu ne crois quand même pas que c’est sur cette énorme chose que tu vas t’entrainer ? »Vohl se retourne en sursautant, et manque de tomber de stupeur. Aliep le regarde en rigolant, pas essoufflé pour un yu.
« Je serais toi, je recommencerais à courir ! Sinon, Sombre diminuera le temps que tu as pour la retrouver ! »Vohl reprend une goulée d’air saturé du gaz émis par les ordures organiques en décomposition, avant de s’exprimer :
« Tu m’as suivi jusqu’ici ? »Une petite phrase, mais qui l’oblige à reprendre une nouvelle bouffée de l’atmosphère viciée.
« Bah, oui ! Enfin non, j’ai dû te rattraper ! Tu progresses vite, mais je suis plus rapide que toi, petit nouveau ! »Autant dire que la fierté de Vohl en prend un coup dans l’aile.
« Mais…pourquoi ? »« Sombre veut que je te surveille et que je t’empêche de te blesser ! »Vohl en est béat de surprise ! Ce n’est pas vraiment comme ça qu’il voyait les choses…et il peine à se dire que le petit garçon qu’il a sauvé est bien plus entrainé que lui ! D’un ton grinçant qui contient à la fois son incrédulité et, il faut bien l’avouer, un peu de jalousie et d’envie, Vohl répond à l’enfant tout émoustillé par le fait d’en remontrer à un homme qui qui fait un petit mètre de plus que lui.
« Me voilà rassuré ! Eh bien, ne perdons pas de temps ! »Le voleur s’élance de nouveau. Son allure est moins rapide qu’au début, mais il est certain de pouvoir la maintenir. De plus, son point de côté a disparu pendant le bref interlude que lui a offert l’enfant : Vohl se sent prêt à reprendre sa course pendant un long moment !
A cette vitesse, les obstacles lui apparaissent avec suffisamment d’avance pour qu’il puisse les anticiper, et les franchir pour la plupart sans ralentir. Cela fait maintenant une heure que le jeune homme suit le rythme qu’il s’est fixé. Vohl s’est résolu à devoir courir pendant un bon moment, avant de trouver par hasard le poteau salvateur. Néanmoins, comprenant que le but de la manœuvre est surtout de retrouver une endurance convenable, Vohl a cessé de gaspiller de l’énergie à inspecter les détritus qu’il dépasse. Si le poteau est devant lui, très bien, sinon, le prochain sera le bon ! Mais ses pensées semblent ne pas avoir de secrets pour le vieil homme, ni pour Aliep. Ces deux-là sont des champions des études comportementales !
« L’objectif, c’est aussi que tu puisse mobiliser tes dons sans y penser. D’après ce que m’a dit Sombre, tu as déjà plus ou moins réussi à y faire appel sans particulièrement te concentrer. Il faut maintenant que tu le fasses sans y penser, tout en fournissant un effort constant. »« Comment… »
« …tu as été blessé, l’autre fois ? »Vohl souhaite véritablement entendre la version de son jeune ami, mais c’est aussi une façon de ne pas avoir à se concentrer sur des paroles spasmodiques. Pendant qu’Aliep donne à Vohl une réponse en parlant avec volubilité et emphase, ce dernier s’habitue au fond sonore et commence à réagir instinctivement à chaque obstacle, maniant son corps avec de plus en plus d’aisance. Loin de rivaliser avec les acrobaties dont le gratifie le garçon – non sans quelques piques bien senties sur le corps apparemment plein de rhumatismes du jeune homme –, l’utilisation de la souplesse de son corps plutôt que sa force se fait toutefois sans difficulté notable. Le jeune voleur a l’impression de se couler dans un costume taillé sur mesure. Chaque obstacle doit se traduire par une ondulation, chaque pas par en avant doit donner une impulsion pour le suivant. Vohl retrouve avec plaisir les fondements des leçons de combat de lorsqu’il était enfant, tandis que son oncle lui parlait d’un ton enflammé du rythme coulant qui doit régir un affrontement. Celui qui triomphe est le premier à donner un rythme que l’autre n’est pas prêt à suivre. Ici, l’environnement règne en maître, mais c’est Vohl qui donne le rythme.
(Je joue contre moi-même. Si mon corps ne peut pas suivre mes jambes, je perds. Si mes jambes ne vont pas assez vite, je perds également.)La synchronisation de ses mouvements prend un certain temps, et Aliep a terminé son récit bien avant que le voleur ne réussisse à adopter définitivement un style qui lui corresponde. Cependant, une fois son motif de course fixé, son cerveau cesse de se concentrer pour le maintenir : il vagabonde d’un sujet à un autre. Puis, comme manquant de matière à réflexion, il cesse tout simplement de réfléchir, et ne réagit plus qu’aux stimuli visuels que sont les détritus et obstacles. Vohl ressent comme un déclic : ne se concentrant plus sur quoique ce soit en particulier, les sens du voleur suivent le même chemin. Tel une plume dans une rivière, le voleur contourne les obstacles comme si un courant lui dictait le chemin à suivre.
Cela fait maintenant quelques heures que Vohl a commencé à courir. Les pièges qui emplissent les couloirs, constitués cette fois uniquement de lames uniques, ne posent que peu de problèmes à Vohl, qui file dans le conduit avant que la lame mortelle ne s’abatte sur lui. Le voleur a le temps d’analyser le sol, les murs et les obstacles sans particulièrement leur prêter attention : il reconnait comme instinctivement tous les objets qui sont survolés par ses yeux. Mais Vohl a l’impression que ce développement inhabituel de ses sens n’est véritablement de son fait : il serait incapable, sa vie devait-elle entrer en jeu, de porter une telle attention à des choses qui sont dans son champ de vision si peu de temps. Il sent remuer en lui la présence de la bête, qui considère le monde entier comme une menace permanente, et tente d’en protéger Vohl autant qu’il le lui permet, jusqu’à prendre complètement le contrôle du jeune homme. C’est un accord tacite : tant que Vohl est assez fort pour se protéger jusqu’un certain point, la bête qui lui sert d’instinct le laisse glaner des bribes de sa puissance. S’il en puise trop, elle prendra le contrôle. Cela occupe les pensées de Vohl un moment, avant que le voleur, grisé par les sensations, ne se laisse bercer par le monde qu’il arpente à une vitesse somme toute plutôt raisonnable.
Certains des pernicieux effets de la fatigue qui avaient commencé à apparaître sont comme soulagés lorsqu’il cède à l’instinct empreint de sauvagerie : ses muscles qui se tendaient cessent sans raison apparente de lui peser. Malgré tout, le sang qui bat ses tempes échauffe son corps au-delà de ce que peut rafraichir les nombreux filets de sueur qui parcourent sa peau. Ce n’est toutefois qu’un détail, et Vohl transpire abondamment depuis son entrée dans le monde souterrain d’Oranan ; et après ses diverses visites involontaires dans les flaques nauséabondes des souterrains, sa tenue n’est de toute façon plus à quelques litres près. Le jeune homme fait fi de ces inconvenances : le seul public que risque de choquer éventuellement son manque d’hygiène, ce sont les rats et diverses bestioles autrement plus répugnantes. Autant dire que le désagrément tient plus dans le fait qu’un kimono n’est pas le vêtement le plus adapté pour un entrainement de remise en forme dans les égouts, que la tenue soit humide et pue le chien mort à deux cent mètres.
« Dégaine. »Vohl ne réfléchit pas : la voix enfantine est digne de confiance. Dans sa course, il équipe ses griffes en même temps qu’il sort son katar de son étui. Ses sens ne lui signalent pourtant rien de particulier. Un regard au gamin lui signifie pourtant le contraire : la tête de ce dernier arbore ostensiblement un grand sourire plein de joie dont Vohl s’inquiète désormais quelque peu de la cause. Il ne voit pas trop quoi que ce soit qui puisse être plaisant dans un tel lieu, surtout si cela nécessite de faire usage de ses armes, à moins qu’il ne soit en train de sauter à pieds joints dans une des farces de l’enfant. Le chemin dans lequel ils se sont engagés se termine en cul-de-sac. Mais à ses pieds, une tâche d’un noir absolu trahit la présence d’un trou dans le sol du souterrain.
« On va se tailler une belle tranche de viande ! Prépare toi, il doit dormir !»L’assassin s’interroge sur la nature de la bestiole censée devenir à titre très provisoire leur fournisseur de viande avant de se rendre compte de la taille du puit. Au final, Vohl est vraiment de moins en moins sûr de vouloir connaître la créature qui a creusé une telle galerie : on pourrait faire rentrer deux hommes dans un tel diamètre ! Un grondement sourd retentit dans la cavité. Le sourire d’une innocente feinte disparait sur le visage d’Aliep, laissant place à une expression inquiète. Apparemment, c’est trop tard.
« Merde ! Il est réveillé ! Marche arrière, vite ! »Le grondement s’approche à une vitesse impressionnante : quoi que ce puisse être, ce qui approche semble ne pas disposer de temps pour les présentations. Vohl se retourne, et commence à courir dans le tunnel.
« Bouge ton cul, bordel ! Si on se fait rattraper, on va se faire bouffer les noix ! »La surprise provoquée chez Vohl par le conseil fleuri de son jeune ami lui aurait fait écarquiller les yeux s’il n’avait pas été empli d’une certaine panique. Le voleur voit Aliep le dépasser sans problème, se précipitant en avant comme si les obstacles n’étaient que de modestes mottes de terre. Vohl augmente l’amplitude de ses foulées tandis qu'il rebrousse chemin, tous les sens aux aguets. Le grondement a cessé, remplacé par une sorte de crissement désagréable à l’oreille. Quelle qu’elle fut, la créature a abandonné la perspective d’un goûter. Vohl revient à son rythme de croisière, qu’il sait pouvoir tenir plus longtemps, sous l’œil effaré d’Aliep.
« Qu’est-ce que tu fous ?! Il se rapproche ! »Le voleur hésite à se retourner pour vérifier que son ami juvénile ne soit pas en train de le rouler dans la farine. Mais la stupéfaction mêlée d’une inquiétude proche de la panique de son compère est clairement inscrite sur son visage. Dans l’égout retentissent les bruits d’autres animaux. Reconnaissant le danger qui s’approche d’eux, les locataires des lieux fichent le camp dans un bruissement infernal de chitine, de pattes affolées martelant le sol, des clapotis émis par l’eau croupie soudainement perturbée, de cris suraigus qui se répandent à travers les conduits. Le voleur a seulement le temps de crier sa question entre deux enjambées.
« C’est qui, il ? »« Un ver de roche ! Il est là depuis longtemps ! »Vohl ignore ce dont il peut bien s’agir. Mais si le nom ne lui évoque qu’un petit ver de farine, qui tortille dans tous les sens sa peau flasque, blanchâtre et molle, Aliep ne semble pas penser à la même chose. La taille du ver pose problème, apparemment. Le jeune homme se retourne rapidement. La peur lui donne des ailes : sous la grille qu’il a dépassée il y a une dizaine de mètres, un trou béant garni de crocs apparait un bref instant, arrachant des morceaux de roc et engloutissant les imposants tas d’immondices sans même ralentir. Le voleur se décide enfin à courir de toutes ses forces, quitte à s’en arracher les tendons. La mort qui est à ses trousses ne lui plait pas davantage que celle qu’il a failli rencontrer dans le monde du dessus. Le fuyard se concentre autant que possible sur le chemin afin d’éviter les obstacles plutôt que sur le boucan qui le poursuit. Il lui reste un problème : maintenant qu’Aliep le devance, les pièges parfaitement fonctionnels ont recommencé leur mouvement hypnotique de balancier.
Vohl se jette en avant tandis que la lame remonte se nicher dans l’anfractuosité rocheuse prévue à cet effet. Plein d’espoir, il tourne brièvement la tête tout en continuant de courir pour sa vie. Son espoir disparaît aussi vite qu’il est apparu. Le ver a percuté la lame pendant que celle-ci descendait. Ce qui aurait dû le stopper net ne l’a qu’à peine ralenti. Déchirant l’acier comme si le pendule eut été de papier, la gueule grande ouverte a englouti la tige et la lame dans un tour de mâchoire ! Le jeune homme ne se laisse pas le temps pour contempler la bête : son instinct s’agite follement en lui, comme pour l’inciter à courir avec plus de célérité. La course continue sans laisser de répit à Vohl, qui manque de peu de s’étaler dans la boue malodorante. L’approche d’autres pièges, croisés à l’aller, sonnent aux oreilles de Vohl comme une nouvelle porte de sortie. Les nombreux pièges successifs, cette fois, lui permettront de distancer l’appétit vorace de l’annélide géant. Vohl cesse de se préoccuper de ses arrières pour assurer ses avants. Si les lames le découpent, il lui importe peu qu’elles stoppent le ver !
Seuls ses réflexes et l’analyse déjà réalisée du mouvement des lames sur cette section du trajet lui permettent de s’en sortir, ne récoltant au passage que quelques bleus en devenirs en heurtant dans sa hâte quelques meubles en ruine dont il sera toujours temps de s’interroger de la provenance une fois l’issue de la poursuite déterminée. Accélérant et ralentissant au besoin, sans jamais s’arrêter, le voleur essoufflé voit une intersection se dessiner. Il ne prend pas le temps de se soucier de la présence de pièges et du fait qu’il ne connaisse pas cette portion des égouts. Le virage, assez sec, l’envoie rouler sur la pierre avant qu’il ne heurte avec violence le mur opposé. Il est sonné, l’épaule douloureuse, mais il peut s’estimer heureux d’avoir échappé à l’inconscience qui lui aurait couté bien plus que des contusions.
Maintenant immobile, Vohl voit le ver de roche se rapprocher à la vitesse d’un troupeau de bœufs au galop, broyant tout ce qui se trouve sur son chemin dans un impossible mouvement des mâchoires : ce sont trois rangées de dents acérées et grandes comme le bras semblent tourner sur elles-mêmes dans des sens contraires, prodige musculaire qui effraie le jeune assassin au moins autant qu’il le fascine. Comme pour ajouter à l’horreur de la scène, Vohl voit la gueule de l’animal avec un degré de détail qu’il dont il aurait aisément pu se passer : le bord de la bouche de l’animal semble fait d’une roche d’un rouge brique, irrégulière, craquelée en de nombreuses fentes qui laissent voir une chair oscillant entre le rose et le jaunâtre. Les dents, à trois pointes irrégulières, sont parfaitement lisses et blanches, comme de l’ivoire poli à force de frotter sur les parois de pierre pour y creuser son chemin. L’effroi gagne cependant après une très courte lutte : Vohl résiste à l’envie de se relever péniblement, préférant se jeter de l’autre côté du boyau juste avant que la monstrueuse créature ne suive le même chemin que lui : à quelques coudées de son visage, Vohl voit la peau du ver défiler devant lui à une vitesse hallucinante, les contractions des bourrelets de chair cadavérique s’effectuant à la limite du visible.
L’énorme ver ralentit, comme ayant perdu quelque chose qui attirait son attention. C’est le moment que choisit Vohl pour frapper sur le flanc découvert de l’animal, de toute sa force, déchirant les tissus et la fine membrane retenant les organes. Sa peur, sa frustration et son épuisement sont tout entiers contenus dans ce coup, et la griffe dessine trois sillons verticaux, qui ne tardent pas à se remplir d’une sorte de pus transparent, tandis que le ver inverse le mouvement répugnant de contraction et de relâche afin de revenir sur ses pas –si l’on peut appliquer cette formule pour un animal qui rampe – dans l’intention évidente de déchiqueter l’être qui a eu l’innommable stupidité de l’attaquer plutôt que de se laisser engloutir.
(Je suis un imbécile ! Quel abruti !!)Vohl change d’instinct la position de sa garde, et maintient sa lame horizontalement dans le corps flasque du ver, tandis que celui-ci recule bien plus vite que ne court Vohl. Le rampant s’éventre toujours plus en voulant échapper à la lame qui fouaille dans ses intestins. Le hurlement du ver se traduit par un son profond d’une intensité colossale : le voleur a l’impression que le conduit tout entier s’apprête à s’écrouler sur lui. Impression renforcée par une brusque pression. Le ver a bloqué la griffe de Vohl dans les écailles rocheuses qui entourent sa bouche. La douleur de la griffe plantée en lui le rend fou : le ver plonge dans le sol dans un fracas de tonnerre. Vohl voit défiler à quelques pouces de son visage la roche des profondeurs d’Oranan.
Entrainé dans les abysses, le jeune homme tente de libérer sa griffe de la fissure dans laquelle elle s’est coincée, avant de se rendre compte de la stupidité de la chose : s’il se libère maintenant, il mourra écrasé contre la paroi de roc, comme une mouche aplatie sur une table de géant. Fort heureusement, son entreprise n’est pas couronnée de succès. S’il veut retirer la griffe, il est obligé de découper la chair qui maintien une cohésion entre les roches buccales de l’annélide. Mais le problème reste le même ! La solution n’est pas compliquée à trouver. Vohl n’hésite pas. Il n’en a pas le temps. La pression qu’exerce l’atmosphère sur ses tempes et ses tympans est déjà plus importante qu’il y a quelques secondes. Il faut stopper l’avancée du ver. Vohl prie pour que sa griffe ne se décroche pas pendant qu’il enfonce brutalement son katar dans la chair molle, ouvrant une nouvelle balafre, formant une croix plus qu’approximative avec les précédentes blessures qu’il a infligées au monstre. Vohl recommence la manœuvre le plus rapidement possible. Il a de la chance que le ver ne se soit pas retourné jusqu’ici : l’homme aurait été écrasé sous la masse ! A chaque coup, la créature pousse un cri de souffrance, tandis qu’il se fait écorcher vif.
Vohl est maintenant recouvert d’une substance gluante et répugnante de par sa texture, mais tout à fait inodore, chose inattendue compte tenu des lieux visités par le prédateur et la proie récalcitrante. Mais le jeune assassin a maintenant accès à une partie encore plus tendre du ver : ses organes. Il ne prend pas la peine de se questionner sur les équivalences entre le corps de ce monstre et le corps humain : Vohl prend une énorme goulée d’air avant de s’introduire dans le corps de la bête, torse nu pour ne pas être retenu par la griffe qui est fixée à son kimono – chose à laquelle il devra remédier le plus tôt possible –. Le voleur remonte le long du corps de l’animal, qui tente d’expulser l’intrus par des contractions violentes et spasmodiques des muscles puissants qui entourent son corps mou. Le corps est grand, et cela même de l’intérieur. Mais Vohl sait qu’il est au bon endroit lorsqu’il distingue, au toucher, les muscles noueux qui transforment sa mâchoire déjà redoutable en un instrument de destruction sans pareil. Vohl commence à scier les tendons de ces muscles de l’intérieur : ceux-ci sont toutefois attachés tout le long de la mâchoire circulaire, et d’une résistance dont il lui faudrait des jours pour venir à bout. Tout couper est hors de portée de Vohl. Il ne dispose que d’un seul moyen pour arrêter la bête : toucher les nerfs, le cœur ou le cerveau s’il le peut, afin d’immobiliser définitivement son moyen de transport involontaire. Mais le dire n’est pas le faire : le ver s’est enfoncé dans le sol, s’éloignant de la lumière diffuse qui était suffisante dans les égouts. De plus, la peau de la bête a beau être blanche, elle n’en est pas pour autant transparente. L’assassin est dans le noir complet, dans le corps même de la bête, englué dans une de ses sécrétions Ne voyant rien, ignorant tout de sa position au niveau du corps qu’il parasite, Vohl taillade comme il peut l’intérieur du corps annelé. Ce dernier semble n’être constitué que de gras, ce qui rend les attaques du voleur inefficaces : chaque bout ôté est remplacé par un flot de pus et une avalanche graisseuse.
De temps à autres, la compression d’un muscle circulaire l’écrase contre une paroi dure, quoi que douce. Son oxygène commence à manquer. Vohl passe la tête par la brèche dans la peau pour puiser un peu d’air. Il manque d’avaler le fluide duquel il est couvert de la tête aux pieds, avant de retourner dans le corps du ver. Il n’avance pas…la peur l’envahit. Mourra-t-il ici, sans même une sépulture ? Que deviendront les siens ? L’honneur des Del’Yant sera souillé jusque dans la mort ? Le lâche qui a tué son père restera-t-il en vie pour continuer d’achever sa famille ??! La fureur et le dégout remplacent la peur. La fureur contre cet être qui menace son existence, la fureur contre l’homme qui a tué son père ! Vohl n’est plus dans les égouts, ou on ne sait où encore ! Il est face au meurtrier de son père, paupières closes, la respiration bloquée, et tous ses muscles réclament la vengeance qui lui est due ! Les émotions émanent de Vohl en vagues régulières, ondes de colère, de haine, de volonté, d’anticipation et de l’exaltation provoquée par cette explosion d’émotions qui le transfigurent. Saisissant son katar à deux mains, l’assassin découpe son adversaire virtuel avec toute la fureur qui est la sienne ! Le torse, les bras, les jambes, tous les membres de l’Ennemi sont sanguinolents ! Vohl met toute sa rage dans un dernier coup, une fente vers le cœur de l’homme haï ! Le corps du vers se fend.
Si quelqu’un avait pu voir la scène, il aurait eu l’impression que le ver explosait de l’intérieur, comme ayant mangé une bouchée de trop. La dernière fente de Vohl, sans que l’on sache s’il s’agit de chance ou d’instinct, transperce le centre nerveux du monstre. Mais le voleur ignore tout cela. La seule chose qu’il sent, c’est que le ver de roche commence à convulser, ses muscles perdants leur régularité dans un chaos de compressions, qui écrasent l’homme contre l’estomac du ver et expulsent l’air de ses poumons. Les bulles d’air s’échappent dans un cri silencieux de Vohl : la suffocation qui se profile le terrifie ! Le jeune homme se démène, se débat pour arriver à sortir avant que ses dernières réserves ne soient épuisées ! De justesse, il arrive à sortir sa tête et une main de l’immonde créature. Il s’essuie la bouche en catastrophe avant de prendre la bouffée d’air qui le ramènera des berges de la mort. Il reste ainsi de longues minutes, offrant le spectacle écœurant d’un homme naissant, sortant des entrailles d’un ver qui semble déjà putréfié, dans les sécrétions de ce dernier. Une fois que sa respiration est devenue normale seulement le voleur s’autorise à extraire le reste de son corps de l’odieuse créature. Il doit faire plusieurs pauses avant de se tenir sur l’énorme cadavre dont le corps d’une plasticité répugnante tapisse le fond du puit. Déjà exténué, lever les yeux vers le ciel fictif l’emplit de désespoir. Le point lumineux a rétréci jusqu’à n’être l’unique étoile dans un ciel plus sombre qu’une orbite vide. Vohl s’appuie sur un mur.
C’est donc ici qu’il sombrera dans l’oubli complet… Des larmes d’impuissance coulent de ses yeux pendant que la roche broyée irrégulièrement s’enfonce dans son corps dévêtu, laissant perler des larmes de sang sur sa peau satinée. Le voleur s’écorche sur la paroi en se laissant tomber à genoux sur le cadavre de la créature, les bras en croix comme pour protéger sa poitrine, et le cœur qu’elle abrite. Remplié sur lui-même, le jeune homme s’abandonne au désespoir. Il lui faut une heure pour se relever de sa contemplation silencieuse du néant qui a pris possession de son cœur. Transi de froid, il récupère son kimono et sa griffe sur le cadavre du ver avant de s’en vêtir. Le vêtement est imbibé de la substance visqueuse du monstre. Vohl reste une nouvelle heure debout, sans autre but que celui de ne pas tomber, de rassembler les morceaux de son espoir que le sort s’acharne à mettre en pièces. Flottant dans l’immensité floutée par les larmes qui noient encore ses yeux, il s’éblouit à l’infime lueur que reflète son iris. Une liturgie à Rana lui revient des tréfonds de son esprit paralysé, musique de fond qui s’amplifie petit à petit comme un orchestre allant crescendo. Les larmes reviennent en même temps que la mélodie aérienne s’impose à son esprit.
« Air, terre et feu,
Rana, Yuimen et Meno en tous lieux.
Si chaque élément connait son dieu,
Les flots à Moura échoient,
Et la mort de Phaïtos un choix
Que chaque guerrier fera.
Si ici-bas chacun d’eux une chose régit,
Leurs créatures souvent allient
Les éléments pour une vie.
Le serpent ne s’y trompa guère
Lorsqu’il choisit la terre et l’eau comme aire,
Prit de Meno le feu brulant en caractère,
Et pour exalter son venin puissant,
Phaitos en supplément.
Fut puni de Rana sur ses mouvements.
Le requin à Mourra seule confia son salut,
De ses crimes a répondu
L’éclair à coup sur le tue,
La terre lui est confisquée,
De l’air libre il fut exilé,
Par Rana les cieux dût oublier.
Le phénix choisit de vénérer Rana,
Par chaque dieu fut reconnu son choix
Même l’invariable Phaïtos s’inclina.
L’homme, lui, réserva sa décision :
Mais au fond chacun sans déraison,
Sait que vers Rana doit aller sa passion. »Une comptine d’enfance qu’il s’amusait à scander par tout temps, lorsque petit il gambadait dans le jardin d’un vert éclatant de son pavillon. Une des seules personnes qui ne l’ait jamais trompé.
La chanson qu’il chantait à sa sœur lorsqu’elle pleurait l’absence de leur père, tous deux recroquevillés dans un coin de leur chambre, une bougie en main pour garder les ombres à distance. Chantant d’abord seul, elle l’avait ensuite rejoint timidement avant d’adopter finalement la même allégeance que son frère, et de déclamer avec entrain ce poème à la gloire de Rana. Il se souvient encore d’elle, récitant l’œuvre avec un air altier et sentencieux. Elle l’avait tellement rendu fier et amusé, à ce moment, qu’il l’avait prise dans ses bras pour la serrer dans ses bras. Sa sœur, son unique raison d’apporter la sécurité en ce monde. Vohl se perd dans les images qui fleurissent en son esprit, la félicité l’étreint au milieu de ce monde de noirceur. Il chante.
Ses souvenirs l’envahissent, le transportent tandis qu’il oscille entre le présent et le passé, le chaos et l’ordre, le néant et son âme. Il s’accroche à ces souvenirs heureux de sa sœur, de sa douce mère et de son père pour ramener à lui un esprit sain.
Il faut encore attendre une bonne demi-heure avant qu’il recouvre ses esprits. Sa situation n’est pas plus reluisante que précédemment, et son moral n’est guère plus haut, mais il peut maintenant envisager d’essayer de sortir de ce puit abyssal. Il se redresse le long du mur sur lequel il était adossé. A tâtons, il tente de trouver des prises auxquelles il pourrait se tenir. Ce n’est pas ce qui manque ! Les parois broyées par le ver présentent des saillies et des creux bien plus qu’il n’en faut. Cependant, le même fluide poisseux qui recouvre Vohl est abondant sur la paroi circulaire de son cachot : les prises sont solides et profondément creusées, mais glissantes. Vohl saisit la première d’une longue série.
Il grimpe lentement, et ses muscles tremblent à chaque traction. L’une après l’autre, Vohl nettoie de sa main la prise qu’il a trouvée, technique d’une efficacité douteuse car la substance collante vient épaissir sa main plutôt que la roche, lui glaçant les doigts. La température du puit est bien inférieure à la chaleur moite qui règne plus haut. Chaque prise est un nouveau succès pour le jeune homme, qui progresse les yeux fermés pour faciliter sa concentration…et éviter de lever les yeux. Sans avoir essayé, le voleur sait qu’il sera déçu s’il tente d’estimer la distance qui le sépare de la surface. A plusieurs reprises, l’apprenti assassin dérape, manquant de chuter. Il ne doit qu’à la providence de retrouver des appuis sur le roc englué. Le voleur continue son ascension, ponctuée seulement de quelques brefs répits. La distance qu’il a parcourue ne lui importe pas : il ne s’en souciera que lorsqu’il aura terminé son escalade. En lui résonne toujours la mélodie des jours anciens, l’air qui l’appelle à se hisser jusqu’en haut. Une heure après, la mélodie l’encourage encore pour qu’il vienne à bout de ces acrobaties sans filet. Elle ne lui fait pas défaut, lorsque sa main frigorifiée, pleine de la sécrétion du ver, se pose fermement sur un trou de la taille aussi petit que sa paume. Il la déclame encore et encore, en une boucle infinie, pendant qu’il se hisse sur la paroi, usant indifféremment des creux, des bosses, des saillies et des saillants laissés dans le sillage du monstre fouisseur. Ses mains écorchées saignent de nouveau, laissant le sang couler sur les rochers. La parcelle de son âme qui contient ses émotions est toute entière les yeux fixés sur les images qui reviennent à la surface avec cet air riche et joyeux.
Il continue de résonner lorsque la prise de Vohl cède, et que l’ynorien chute du haut de ce qu’il a parcouru. Vohl est précipité au bas du puit dans un silence de mort, seulement agrémenté par les claquements du kimono. Seules ses oreilles perçoivent la musique qui égrène ses notes sans un son. Le voleur voit la lumière s’amenuiser en quelques instants. Le sourire rêveur de ses lèvres ne s’éteint pas tandis qu’il tombe d’une hauteur vertigineuse. Il attend l’impact d’une paroi qui l’enverra, désarticulé, rejoindre le monde dans lequel chacun finit sa vie, un jour ou l’autre. Mais Rana lui refuse cette faveur : le voleur tombe à pic dans le puit parfaitement vertical. Le voleur se sent flotter dans l’univers de sa déesse. Qu’il est grisant de se sentir ainsi, tel l’oiseau sans entraves ! Le voleur écarte les jambes et les bras, comme pour embrasser ce monde que la Sage lui offre. Pendant quelques instants encore, profiter de cette sensation…avant la fin.
L’atterrissage est d’une violence extraordinaire, lui claquant le dos comme s’il heurtait des pavés, et cependant elle lui est si douce ! Ses os lui semblent exploser pendant une fraction de seconde, et il est certain que toutes ses articulations se déboitent. Le voleur sent pour la première fois l’entièreté de son corps au travers de cette déconstruction. Une expérience unique qu’il est convaincu avoir été le seul à vivre. A l’esprit de Vohl revient soudain ce qui gît au fond du puit : la masse gélatineuse et poilue. L’homme volant s’enfonce dans le corps du ver, avant que ce dernier en un ultime affront ne l’éjecte de nouveau dans les airs, à quelques mètres de hauteur. C’est à ce moment que le contact glacial de la roche l’arrache à sa béatitude. Un pic rocheux le transperce au niveau du ventre, faisant fi de son armure, avant que le jeune homme ne repousse la paroi d’un mouvement réflexe, s’écartant violement de la paroi dans un cri de surprise mêlée à la douleur intense, avant de retomber sur le cadavre recroquevillé en position fœtale. Ses mains sont crispées sur son abdomen contracté et ses dents comme soudées par un ciment à toute épreuve, à travers lequel filtre un feulement de douleur.
Cette fois, le jeune homme s’efforce de ne pas laisser sa conscience lui échapper. Il se redresse sans attendre, s’accroche à l’une des prises à sa hauteur pour ne pas retomber sur le matelas mou et confortable des soies anales du monstre. Il a conscience que son corps, tant qu’il est encore échauffé par l’effort, lui fait moins ressentir la souffrance que s’il attend qu’il soit froid. Après avoir inspecté sa blessure en palpant la zone touchée, le voleur est rassuré un minimum : seule la peau et la couche superficielle du muscle ont été perforées, quelques pouces au-dessus de la hanche. Les entrailles et organes ont été épargnés. L’ancien soldat a beau le savoir, cela ne rend pas la douleur plus agréable, et il recommence son ascension en grinçant des dents et laissant échapper des jappements plaintifs à chaque fois qu’il étire son corps de façon déraisonnable. Son escalade progresse néanmoins plus rapidement qu’auparavant, se fait-il la remarque au bout de quelques minutes : en s’interrogeant sur la raison de cette rapidité, le voleur se rend compte qu’il a cessé d’essuyer ou de vider chaque prise qu’il prévoit d’utiliser. La substance gluante du ver semble avoir séchée ou s’être évaporée : sans se questionner de façon plus poussée sur le phénomène, Vohl se réjouit de cette nouvelle. Une joie froide, qui vient avec ironie lutter contre les plaies et autres déchirures de son enveloppe charnelle. Vohl se hisse le long du puit sans fin.
Son parcours, cette fois, est presque sans faute : une nouvelle heure d’escalade lui permet de voir la lumière en distinguant les barreaux à travers lesquels elle passe, l’éblouissant avec violence. Mais son corps épuisé ne parvient plus à se détendre et reste crispé sur les dernières prises qu’il a atteintes. Les muscles tétanisés, Vohl voit l’issue de ses souffrances à quelques dizaines de mètres seulement ! Une grimace amère tord sa bouche pendant qu’une énième goutte de sueur glisse dans son œil, et le sel de sa transpiration met le feu une nouvelle fois à sa rétine.
« A l’aide ! »La sortie est si proche !
« Aidez-moi ! »Elle lui tend les bras !
« Par Rana ! Au secours ! »Immobiles ! Pourquoi faut-il que ses membres soient immobiles !
« Pitié ! »Bougez ! Bougez ! Faites les bouger !
« Sombre ! Aliep ! Ginta-chan ! Quelqu’un ! »Cris de désespoirs !
Une chose pend, accrochée à la lumière. Une corde. A portée de main. Dans un effort surhumain, Vohl lâche une prise pour attirer la corde à lui. Presque sans savoir comment, le voici qui se balance, tel un pendu, sur la corde à noeuds. Ses forces suffisent à peine pour lui permettre de monter à la corde. Il est au niveau de la grille, les deux bras bloqués au niveau des épaules pour lui éviter une chute en ligne droite qui lui serait certainement, cette fois-ci, mortelle. Progressant ainsi, les bras de l’autre côté de la grille pour être sûr de ne pas tomber, Vohl atteint le bout de la grille. Avant de se rendre compte qu’il aurait dû rester sur la corde, à se balancer pour atteindre l’un des bords. Les larmes de l’amertume supplantent celles de la souffrance qui inondent ses yeux. Ses doigts écorchés ne seront pas capables d’assumer un trajet supplémentaire.
Une ombre passe rapidement dans son champ de vision, lui déverrouillant les coudes d’une pression sur les nerfs. Vohl tombe, avant que la main ferme ne le saisisse par le bras. Il voit la lumière s’éloigner lorsqu’il touche enfin le sol, tout doucement.
Retrouvailles