La cellule du temple de Phaïtos disparut petit à petit autour de Kaeras. Les murs devenaient transparents et laissaient deviner une vaste plaine montagneuse. La prison se disloqua totalement, laissant place à un décor rocailleux. Ce paysage semblait familier à Kaeras. Elle avait l'impression de l'avoir déjà-vu. Mais où ?
Elle se frotta les yeux et aperçut à l'horizon un nuage de poussière s'élever du sol. Elle remarqua alors qu'elle se trouvait sur une sorte de sentier serpentant entre deux ravins. Il s'agissait sans doute d'un ancien canyon érodé par la fonte de glaciers au cours des millénaires précédents. Ne sachant si le nuage était produit par une troupe amie ou ennemie elle chercha une cachette du regard. Ceci ne fut pas difficile, tant la gorge présentait de nombreux rochers derrières lesquels se dissimuler. Elle monta sur une plate-forme surplombant le sentier de près de trois mètres.
Elle se mit à plat ventre afin de se fondre le plus possible dans le décor. Elle vit alors une douzaine de Shaakts en contrebas. Ils semblaient préparer une embuscade pour le convoi qui arrivait. Ils avaient choisi le bon endroit. En effet, ils s'étaient placés dans une gorge où l'on ne pouvait pas passer à plus d'une personne à cheval de front. Il semblait s'agit de l'endroit le moins large du secteur. En effet, le canyon arrivait en se rétrécissant jusqu'à cette zone et repartait en s'élargissant en redescendant vers la vallée.
Le nuage de poussière se rapprochait petit à petit laissant apparaître des hommes chevauchant des montures blanches. La troupe avançait au pas. Ils avaient ralenti en voyant arriver le passage étroit. Ils formèrent une colonne où les cavaliers avançaient en se suivant les uns derrières les autres. La troupe était composée de six cavaliers sur de grandes montures ainsi que d'une plus petite personne montant un poney. S'agissait-il d'un nain ou d'un enfant ?
Les six cavaliers étaient vêtus de la même manière. Ils portaient une cape vert foncé recouverte de poussière. Elle était attachée autour de leurs cous par un fermoir en forme de croissant de lune. La troupe n'était plus qu'à quelques mètres de la zone d'embuscade. Les Shaakts se préparèrent.
Une fois la colonne entièrement engagée dans le corridor. Deux Shaakts lancèrent un filet sur la première monture. Le premier cheval pris de panique rua en direction de l'avant. Le filet l'empêcha cependant d'effectuer son mouvement. Il chuta lourdement au sol désarçonnant le cavalier. Le dernier cavalier tenta de tourner bride à sa monture en voyant le filet faire prisonnier le cheval de tête de colonne. À ce moment, un rocher déboula du sommet du ravin empêchant toute retraite. Une flèche vint se planter dans le dos du cavalier de queue.
L'homme qui se tenait à côté de la petite personne cachée dans une cape bien trop grande pour elle hurla alors :
« Nous devons protéger notre maîtresse Kaeras au péril de nos vies ! » Kaeras fut alors choquée par cette révélation. Elle resta interdite quelques instants, commençant petit à petit à comprendre.
(Je ne suis pas née à Caix Imoros... Cela je m'en doutais... Je pensais avoir été enlevée... Suis-je en train de revivre cette épreuve de ma vie ? Que suis-je sensée faire ? Suis-je sensée me secourir ? Suis-je sensée les laisser faire ? ) Elle repensa alors aux paroles de l'ombre : ceci n'est qu'un rêve te permettant d'apprendre ce que tu dois. Elle sentit alors un sentiment étrange monter en elle. Ceci ressemblait à de la colère, mais ce n'était pas que ça. Elle connaissait bien le sentiment de colère à force de le côtoyer quotidiennement. Une aversion totale envers les Shaakts naissait au plus profond de son être. Ces derniers lui avaient fait tout perdre : sa famille, sa liberté, sa jeunesse, son avenir, ses choix.
Pendant ce temps, les Shaakts s'étaient lancés à l'assaut de la troupe. A l'aide de longues piques, ils coupaient un à un les jarrets des chevaux. Le sang des animaux, hennissant de douleur et de peur, commençait à inonder le chemin étroit. Les assaillants avaient déjà tué trois autres gardes alors qu'ils étaient au sol et qu'ils tentaient de se relever. Les deux derniers cavaliers avaient pu se relever et tenter de former un rempart de leurs corps autour du poney de leur maîtresse.
Kaeras se concentra et tendit ses bras en avant. Elle sentit comme un léger picotement dans la paume de ses mains Elle passa ses doigts sur ce fourmillement et sentit comme un fil pousser petit à petit au bout de chacun de ses bras. Elle rouvrit ses mains et tenta de diriger ces fils en direction du groupe de Shaakts. Ceux-ci, bien qu'ayant perdu deux des leurs, étaient cinq fois plus nombreux que les gardes luttant de toutes leurs forces.
Kaeras avait l'impression que ses doigts se déplaçaient dans l'air, comme des flèches allant directement vers leurs cibles. Elle sentit alors comme un impact, une sensation dure au bout de ses doigts. Elle tira sur ses mains afin de les observer, mais elle fut retenue dans son mouvement par un lien invisible. Relevant les yeux, elle vit un Shaakt bouger ses épaules de manière incongrue et semblant avoir oublié la bataille.
(Serais-je capable de le diriger à distance ou bien s'agit-il d'une coïncidence ?) Kaeras pointa à nouveau ses mains en direction du Shaakt qu'elle avait vu bouger bizarrement. Elle souleva ensuite un de ses bras. Le Shaakt fit alors de même. Elle leva son autre bras, imité peu de temps après par le bras armé de la vile créature. Elle était donc réellement capable de manipuler les êtres comme des pantins.
Elle referma ses deux mains autour d'un garde d'épée qui n'existait pas et les dirigea rapidement vers son bas-ventre. Le Shaakt l'imita alors, mais la lame de son épée ne rentra pas son ventre. La marionnette arrêta son mouvement à quelques centimètres de son abdomen. Kaeras retenta l'expérience une fois, deux fois, trois fois. Rien n’y faisait, le Shaakt ne voulait pas se mutiler.
Elle releva alors ses bras et arma au-dessus de sa tête. Elle donna une impulsion par sa pensée à son pantin. Ce dernier avança en direction d'un autre Shaakt. Elle abaissa alors ses bras et sa marionnette fendit sa cible de haut en bas.
(Apparemment, l'âme de la marionnette l'empêche de se tuer mais pas d'attaquer d'autres personnes. Une sorte d'esprit de conservation... Je tiens ici ma vengeance !) Le groupe d'assaillants, ainsi que les deux gardes, furent immédiatement surpris par ce retournement de situation. Les deux gardiens récupèrent leurs esprits plus rapidement que les Shaakts et profitèrent de la situation pour abattre chacun un adversaire. Le combat se rééquilibrait peu à peu. On était passé d'un deux contre dix à un trois contre six.
Revigorés par ce bouleversement, les deux accompagnateurs de la jeune fille se jetèrent de toutes leurs forces dans la bataille. Ils abattirent, aidés de la marionnette de Kaeras trois nouveaux ennemis. Cependant, l'un des gardiens tomba également au sol, fauché par la lame d'un des Shaakts.
Depuis le début de la bataille, jamais les humains n'avaient été en supériorité numérique. Le dernier survivant commençait à fatiguer tout comme Kaeras qui avait de plus en plus de mal à diriger son pantin. Tandis qu'elle essayait de faire parer son automate, la jeune femme sentit une crampe naître dans son bras droit. Elle rapprocha alors sa main gauche en direction de la douleur. Ceci fit alors bouger le Shaakt et briser sa garde. Un adversaire en profita pour lui assénait un violent coup de hache dans le crâne. Son casque vola au-dessus du champ de bataille tandis que le sang giclait tout autour de la tête écrabouillée par le puissant assaut.
Kaeras ressentit alors une violente migraine apparaître dans sa tête. Elle se mit à hurler de douleur en prenant son visage entre ses mains. La fanatique avait envie de se taper le crâne contre un mur. Jamais elle n'avait enduré une telle souffrance.
Elle tomba, un genou à terre, et vit l'ultime garde achever l'avant-dernier agresseur. La victoire était à portée de main, mais la fatigue emmagasinée par le combattant rendait ses mouvements de plus en plus laborieux.
Il leva son épée au-dessus de son crâne afin de l'abattre de toutes ses forces sur le Shaakt survivant. Il l'attaqua, mais ce dernier réussit à esquiver l'assaut. L'assaillant porta alors un coup de hache dans la poitrine du serviteur. Un flot de sang jaillit et éclaboussa la lame de la hache. L'homme roula sur le côté pris de spasmes et s'éteignit dans un mouvement de la main en direction de la jeune fillette.
Elle n'avait pas bougé depuis le début de la bataille comme si elle était tétanisée par l'affrontement. Le Shaakt savait qu'il n'était pas seul. Il avait entendu un cri de douleur venant d'une plateforme dans les hauteurs voisines. Il prit sa hache et se dirigea vers l'origine du hurlement.
Après avoir gravi quelques rochers il tomba face à Kaeras qui s'était évanouie. Il la mit sur son épaule et la redescendit dans le chemin. La jeune fille restait toujours immobile sur son destrier. Le Shaakt bouscula la fanatique afin de la réveiller. L'adoratrice de Phaïtos émergea petit à petit de son état second et aperçut le visage difforme de son ravisseur.
Elle se mit alors à crier de rage. Toute la haine, enfouie depuis son enfance, refit surface. Elle se jeta sur son agresseur en l'agrippant par le col. Sous son poids, elle le renversa et saisit son petit couteau. Sans que sa victime cherche à se défendre, elle lui planta sa lame à plusieurs reprises dans les poumons l'envoyant rapidement en enfer.
Bien qu’il fût mort, elle continua d'abaisser encore et encore son coutelas dans le corps du Shaakt. Les cris de rage se transformèrent petit à petit en pleurs. Ceci ne lui permettrait pas d'effacer sa souffrance, mais au moins, cela lui permettrait de comprendre comment elle avait pu en arriver là.
Après avoir passé ses nerfs sur la dépouille, elle s'arrêta. Toujours à genou au dessus de sa victime, elle laissa tomber son couteau et sécha ses larmes. La fanatique revint alors à la réalité et se souvint de ce qui s'était passé : l'embuche, la bataille, les morts, la violence, la fillette...
(Est-elle toujours en vie ?)Elle se releva en sursaut et se tourna vers la monture de la jeune fille. Kaeras vit qu'elle n'avait pas bougé. Elle s'approcha et aperçut deux yeux rouges sous le capuchon de la personne qu'elle avait pris pour son avatar rajeuni.
(C'est vrai... Il s'agit toujours d'un rêve... Pourquoi m'avoir fait croire que je me trouvais en face d'une image de mon enfance... Pourtant... Cela semblait si réelle... Je...)Elle sentit alors la fatigue s'emparer de ses membres. Une langueur s'installa dans son corps. Elle essaya de lutter quelques instants, mais bientôt, elle tomba à terre et s'endormit.