Précédemment : iciLe Gentâme sembla mener la petite fille en évitant les dangers. Alors qu'en principe, dans cette région, le nombre de mercenaires, brigands et bandits était important, ils n'en rencontrèrent aucun. Autour d'eux, tandis qu'ils avançaient à la suite de la pâle figure de l'encapuchonné, tout était immobile. Il n'y avait pas un bruissement de vent dans les hautes herbes qui les entourait, aucun animal furetant au bord du chemin, pas même un insecte, rien. Aucun mouvement. Yurlungur elle-même était étonnée de cette léthargie de la nature là où ils passaient, d'autant qu'elle voyait bien, avant qu'ils n'y arrivent, que la prairie remuait doucement sous un vent venant de la mer.
Le chemin, peut-être à grâce à cet étrange phénomène, se révéla bien court. Montant sur une dernière colline, derrière elle se découvrit la fin du chemin, avançant jusqu'à une petite plage dans l'une des innombrables criques qui entouraient la cité des pirates. Mais ce n'était pas une plage ordinaire. Le sable était noir, d'un noir sombre et profond, uniforme sur toute la longueur de la crique. Pas une seule nuance ne venait atténuer cette pureté ténébreuse, si ce n'était l'éclat presque bleu de la mer qui s'écrasait en vagues discrètes sur la plage.
«
La marée va descendre pendant encore une bonne heure, indiqua le Gentâme,
puis elle remontera. Il te restera alors deux heures pour ressortir de la grotte qui se trouve là-bas, sinon tu te retrouveras bloquée. »
Après avoir livré ces informations et désigné ladite grotte, il disparut sans donner davantage de renseignements. Yurlungur soupira mais répondit toutefois :
«
Merci. »
Il y avait quelque chose d'anormal dans cette crique. Elle ne parvenait pas à dire si c'était la couleur du sable, l'obscurité de la grotte ou autre chose, mais les battements de son cœur s'étaient à nouveau accélérés à un rythme inhabituel.
(Tu vas pas flancher maintenant, rho... T'es même pas entrée dans la grotte.)
(Ouais, ce serait dommage.) renchérit Papillon. Elle grommela et, fermant les yeux pour se concentrer sur cette discussion intérieure, elle demanda d'un ton énervé :
(Parce que vous pouvez me parler tous les deux dans la tête, maintenant ?) (Ben oui.) (Je ne te l'avais pas dit ? Au temps pour moi.)Elle eut un sourire ironique en tournant la tête vers Papillon avant de la retourner vers la plage. Elle n'avait pas grand-chose d'autre à lui demander, après tout. Essayant de calmer ce qui ressemblait à une angoisse de l'eau, elle tenta de se convaincre que, de toute façon, elle n'allait pas essayer de nager. Certes, elle avait failli mourir noyée dans les égouts de Dahràm, mais ça remontait à plusieurs semaines, maintenant, et elle n'avait jamais été aussi anxieuse à l'idée de s'approcher ainsi d'une simple plage... Ce n'était pas raisonnable.
Elle chassa catégoriquement cette crainte idiote et avança d'un pas décidé. Mais, lorsqu'elle parvint à se tenir face à la petite grotte entièrement sombre, les pieds légèrement enfoncés dans le sable, sa frayeur revint au triple galop. Il y avait quelque chose de sinistre qui émanait de cette caverne. On aurait dit qu'elle relâchait sur le monde des exhalaisons de mort et de terreur, exhalaisons aussi surnaturelle qu'une grotte avec une volonté. C'était tout bonnement impossible que ce soit réel. Elle devait se faire des idées. Suffisait-il donc qu'un Gentâme lui dise que c'était une crique prétendue de la terreur pour qu'elle prenne peur ? Ce n'était qu'un défi. Entrer à l'intérieur et... ce serait bon, non ? Il n'avait pas précisé ce qu'elle devait faire. Mais ce n'était sûrement que psychologique.
Raffermie par cette considération, elle tenta vainement de balayer la trouille qu'elle avait devant la cavité. Malgré tout, elle avança d'un pas lent et mesuré, mais régulier. Puis, après quelques instants, elle disparut dans l'ombre de la grotte. Elle s'arrêta immédiatement. Elle ne voyait plus rien. Ses yeux ne percevaient plus aucune lumière et, malgré son habitude de se promener de nuit dans des coins sombres, elle ne parvenait même pas à déceler ne serait-ce qu'une once de clarté. Tendant son bras sur le côté, celui-ci finit par trouver la paroi froide et dure de la grotte.
Ses peurs les plus anciennes lui revinrent tandis qu'elle faisait un premier pas en avant, suivant de sa main droite la roche qui frissonnait sous ses doigts. À moins que ce n'aient été les doigts ? Elle ne savait plus. Mais ce noir lui faisait peur. Elle y voyait des monstres imaginaires, aux longues tentacules avides de chair fraîche, au dents longues et sanglantes, aux yeux sombres et méchants. Elle restait là, tétanisée, à les voir bouger dans l'ombre, se faufilant et se préparant à l'attraper, à venir la manger, l'emporter dans leur tanière au bout de la nuit.
Mais elle n'était plus la petite fille fragile de son enfance. Elle se souvint de son père, qui lui avait appris à se battre à la dague. Lorsque l'un des monstres tenta de bondir sur elle, il vint s'embrocher sur le poignard et partit en fumée. Reprenant courage, Yurlungur vint taillader les autres, qui furent de même changés en une brume opaque se fondant dans les ténèbres. Elle soupira d'aise. Mais ce n'était sûrement que sa peur la plus facile à vaincre. Une peur trop ancienne pour être encore crue... Elle entendit l'Autre la féliciter mais n'en fut pas surprise. D'habitude, c'était elle qui affrontait ce genre de problèmes... mais pas ce jour-là.
Elle fit quelques pas en avant. Dans l'ombre, des choses bougeaient, elle le sentait, mais elle ne s'arrêta pas. Son esprit était pleinement sondé, traversé de part en part par la force surnaturelle qui habitait la grotte. Elle cherchait, elle cherchait dans l'esprit de la fillette ce qu'il fallait pour l'effrayer et, comble de la perversion, elle la laissait être consciente de cette étude de son esprit.
Finalement, la scrutation cessa.
(Fais attention.) Elle hocha la tête et continua de suivre la paroi de la caverne, quand soudain, une lumière apparut devant elle. Elle plissa les yeux. C'était étrange... Un homme, en plein milieu de cette scène, se tenait à genoux, la tête baissée et les bras ballants. Il titubait vaguement, d'un côté sur l'autre. On aurait dit qu'il était ivre. Une inquiétude sourde se mit à croître chez la fillette. Cette sensation de déjà-vu...
Le rai de lumière s'élargit et laissa apparaître devant l'homme au sol deux autres personnages qui le fixaient, des dagues dans leurs mains. Enroulés dans des capes sombres, leurs capuchons cachaient leurs visages sous cette lumière vacillante. Soudain, l'un d'eux leva une arme. C'était un vulgaire poignard, qui brilla à l'instant fatidique d'un faible éclat. Tandis que l'arme s'abaissait, la clarté diminuait mais la peur saisissait la fillette. Cette scène... Cette scène... Elle la connaissait. C'était son père qui était là, agenouillé devant les deux autres, attendant avec dépit sa mort. Elle ne pouvait pas... Elle ne pouvait pas laisser cela arriver une seconde fois. Des larmes coulèrent sur ses joues et elle se releva pour se précipiter sur les deux hommes. Mais il n'y avait plus que l'obscurité. Son père était parti, encore.
Elle hurla de rage, elle hurla à cette peur qui l'avait tétanisée, qui l'avait empêché de réagir, de protéger son père. Elle hurla en même temps que l'Autre, elles hurlaient d'une même voix dans la grotte et leur cri se perdit dans les entrailles de la terre. Cela dura quelques minutes puis, haletante, harassée, elle se laissa tomber elle-même à genoux au sol, prenant exactement la même position que son père, au même endroit. À nouveau, la lumière revint autour d'elle. Elle attendit, calmant à nouveau sa respiration. Les deux silhouettes encapuchonnées apparurent devant elle. L'une d'elle leva son bras, mais elle fut plus rapide, poussée par l'Autre. Elle plongea sur lui, le traversant tandis qu'il partait lui aussi en fumée. La lueur disparut instantanément, laissant la petite fille seule. L'Autre venait de lui ordonner de se défendre, de se protéger, et elle n'avait pas pu faire autrement que l'écouter... Mais serait-elle encore vivante si l'Autre n'avait pas été là ?
Yurlungur se releva avec difficulté. Son visage s'était décomposé, à présent recouvert de larmes. Elle était donc capable de sauver sa propre vie, mais pas celle d'un proche... Le doute s'insinua dans sa tête. Elle prit peut du doute même. Était-elle seulement capable de quoi que ce soit seule ? Toujours, l'Autre avait été présente pour la faire progresser... Sinon, elle s'était toujours montrée médiocre, que ce soit pour le maniement de la dague ou l'apprentissage de ses leçons. Elle avait même trahi Liniel en laissant l'Autre suivre ses enseignements... elle-même n'avait rien appris. Elle n'avait rien fait, si ce n'était que fuir, fuir toujours devant le danger.
Ses jambes flageolaient. Elle n'était plus sûre de rien et des sanglots continuaient de secouer son corps entier. Qu'avait-elle fait, elle-même ? Elle n'avait toujours que pris peur et maintenant, elle avait peur d'être découverte. Elle avait peur de l'attention que le monde lui portait, que ce soit Liniel, Calua ou ce Gentâme. Tous croyaient en elle, mais elle n'était capable de rien...
(Et ce sanglier, que tu as tué ce matin ?) (Tu m'as aidée, ne le nie pas.)Elle était consciente que, parfois, l'Autre agissait sur certains de ses muscles pour l'aider dans des situations difficiles. Elle sentait d'ailleurs en ce moment même cette âme sœur tenter de la garder debout, contractant les muscles de ses jambes malgré son propre relâchement.
(Je t'ai aidée, certes, mais tu as fait le principal. Je n'ai presque pas eu à agir.)Elle ne trouva rien à y répondre. Mais son pessimisme n'allait pas s'avouer vaincu si vite. Le visage défait, elle avançait en tremblant légèrement, essayant de chasser de son esprit les futiles encouragements de l'Autre. Elle valait ce qu'elle valait, point. C'est-à-dire pas grand-chose.
Soudain, elle trébucha sur un morceau de roc qui émergeait du sable et s'étala sur le sol, les bras en avant. D'autres petits pics pointus vinrent taillader ses bras, certains de ses pansements se détachèrent et tombèrent au sol. Une goutte perla sur son visage.
«
À quoi bon... »
Une faible lumière apparut devant elle. Ce n'était rien, au début, elle ne le remarqua même pas, mais elle croissait petit à petit, venant emplir l'espace et dévoiler une présence autre. Yurlungur releva des yeux rouges, encore allongée. Devant elle se tenait un homme, à la face cachée sous une cape noire comme la nuit. Il était grand, gigantesque même, mais restait d'une finesse remarquable. Il s'étendait, fil obscur dans cette étrange clarté, ses deux yeux rivés sur Yurlungur. Elle le savait, bien que ceux-ci soient cachés sous la cape : l'homme l'observait de là-haut. Et, dans des mains squelettiques, il tenait une faux. Une faux terrible, grandiose et terrifiante, une faux au métal sombre et luisant, aux courbes parfaites et au tranchant affilé. À l'intérieur, l'Autre tremblait et se débattait dans sa prison mentale.
(Refuse ! Refuse !)Yurlungur ne comprenait pas ces cris de rage. Elle se leva et, toute tremblante et sanglotante, étendit les bras de chaque côté en attente de la sentence de la mort elle-même. La faux se leva, la petite fille trembla d'autant plus.
(Fuis ! Ne reste pas là ! Réagis ! Ne meurs pas !)Ces conseils étaient inutiles. Yurlungur avait peur de la mort, mais moins que l'Autre. Elle attendait, patiente. N'était-ce pas le plus beau présent qu'elle puisse faire à Phaïtos, l'offre de sa propre vie ? C'était un petit sourire qui apparaissait progressivement sur son visage tandis que la faux s'élevait, de plus en plus lentement. Bientôt, elle allait s'arrêter. Puis tomber sur elle. Soudain, lorsque l'arme vint la transpercer, tout devint noir.
***
De douces vaguelettes vinrent lécher le visage de la fillette. Elle marmonna quelques mots indistincts et chuta à nouveau dans sa lente torpeur. Mais l'eau salée revint, plus forte, et envahit les narines délicates. Soudain, ses yeux s'ouvrirent, elle manqua de s'étouffer en se relevant et le liquide salé finit par être recraché à moitié par une Yurlungur qui se relevait en sursaut. Faisant quelques pas en arrière, elle s'éloigna de la mer qui s'étendait et, se réveillant à peine, regarda autour d'elle.
La plage n'avait pas changé. Elle se trouvait à quelques mètres seulement de l'entrée de la grotte, mais plus rien n'en émanait. Aucune sensation de terreur. Rien qui ne la repousse. Tout était parti. C'était presque une sympathie naturelle qu'elle avait maintenant pour cet endroit. C'était une jolie plage, après tout. Et il était peu probable qu'elle soit dérangée si jamais elle venait se baigner par ici.
Elle sourit à la mer, à la terre, au vent et à l'air comme à l'astre solaire. Et soudain, le Gentâme apparut devant elle.
«
Ah. C'est toi. »
Elle continuait à sourire, pas le moins du monde impressionnée par cette apparition.
«
Tu as réussi l'épreuve. Ta Faera peut revenir désormais. »
Il claqua des doigts et, quelques instants plus tard, Papillon apparut aux côtés de la petite fille, l'air affolé.
«
Eh bien ! C'est à croire que je ne t'ai pas manqué ! s'insurgea-t-il.
Tu es partie, comme ça, quand soudain le Gentâme m'a retenu et tu ne t'en es même pas rendue compte ! Non mais je rêve ! »
«
Tu devais passer cette épreuve seule, or il t'avait aidé la dernière fois... Mais Phaïtos t'a reconnue comme l'une de ses fidèles, annonça le Gentâme.
Sur ce... »
«
Attendez, demanda Yurlungur.
Je ne vous ai pas posé beaucoup de questions et je m'en voudrais de vous laisser repartir affaibli comme ça. Je n'en ai qu'une seule : où se trouve le Castel Enulcrad ? »
Était-ce un sourire qu'elle crut déceler chez le serviteur de son Dieu ? Ce dernier répondit, lui indiqua la direction et les sentiers à suivre. Elle le remercia, verbalement et avec l'énergie qu'elle lui donna, de bon cœur ; il disparut. Et elle s'en fut, droit vers ledit castel. Et auréolée d'une gloire invisible mais puissante : celle d'avoir plu à un Dieu.
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