Il était des moments qui, dans la vie d’un homme comme dans celui d’un lieu, n’avaient que peu d’importance. Des moments communs, qui passaient comme l’eau d’une rivière s’écoule lentement en suivant son cours. Des instants dont plus tard, il ne se rappellerait pas, et dont le lieu ne garderait aucune trace. Celui de la rencontre de Gurth Von Lasch et du grand temple de Thimoros d’Omyre n’était pas de ceux-là.
Suivant le plan précaire, quoique correct, du vieux marinier, il parvint sans peine à rejoindre cet endroit de haute importance dans la vie de la cité. Là où dans de nombreuses villes, les Temples Noirs étaient cachés, minimes et reclus, ici, c’était tout l’inverse. Grand édifice à l’architecture autrefois fine et purement religieuse, la cathédrale qui composait les lieux était maintenant à moitié en ruine. Des rocs avaient été arrachés à sa façade, et des trous béaient dans sa silhouette, laissant sortir de l’édifice à la pierre noircie par le temps et le manque d’entretien une lueur rouge sombre inquiétante, rappelant le sang des nombreux êtres qui périrent ici pour la volonté du Meneur de Guerres. Des orques, des hommes allaient et venaient dans l’entrée majestueuse de ce lieu ténébreux. Guerriers ou religieux, et parfois même les deux. Le commun des mortels habitant Omyre se devait de prier l’engeance du Chaos, s’il ne voulait pas en être la victime éplorée. Mais ce furent des motivations plus profondes qui poussèrent Gurth à se rendre là ce jour. La prière pour la réussite sanglante de sa mission de nettoyage n’était qu’un prétexte pour lui pour s’y rendre…
Car ici, dans cet endroit sombre même en plein jour, sous le couvert des nuages mordorés d’Omyre, il allait raffermir son serment envers l’Ombre. Il l’avait senti à mesure que ses larges pas se posaient sur le sol en se rapprochant du Temple : il n’aurait jamais tant été en communion avec Thimoros qu’ici-même, en sa demeure terrestre. Dans cette ville qui respectait scrupuleusement le moindre de ses préceptes, qui était toute à son image.
Alors l’Ogre, se mêlant au flux des allants et venants, les dominant de sa taille de géant, s’avança dans la place, passant le grand porche jonché de débris, continuant entre les alcôves sacrificielles et les bancs de pierre et de bois souillés par les graffitis garzoks en forme de scorpion ou d’épée, de crânes, et arrivant finalement devant l’Autel du noir Divin. Celui-ci était une pièce magistrale d’onyx, taillée pour refléter la puissance de Thimoros, et enchantée pour sentir son astrale présence qui battait la mesure des vies qui défilaient devant lui comme un cœur de magma. Nombreux ne faisaient que s’agenouiller devant, sur une esplanade prévue à cet effet, pour prier en silence leurs noirs desseins. D’autres s’asseyaient sur les bancs et restaient là de nombreuses heures, pleurant ou grimaçant de la douleur que le divin leur inspirait. Gurth, lui, se fit plus… entreprenant. Il monta les deux petites marches qui séparaient le reste de la pièce du socle de pierre sur lequel était posé l’autel en question. Il n’eut cependant guère le temps de s’en approcher qu’une ombre gigantesque bougea de sur le côté pour s’interposer devant lui. Une ombre entièrement noire, comme faite elle-même des ténèbres qu’elle servait.
En face de lui se tenait un garzok monstrueux. Aussi grand que lui, la peau noire comme l’ébène, il était vêtu d’une armure d’écailles d’ombres, comme si le Dragon d’Oaxaca avait lui-même donné de sa chair pour former l’armure du guerrier parfait, aux canines protubérantes et aux yeux rouges intenses. Il fixait Gurth, droit dans les yeux, sans ciller, d’un air sévère et courroucé. Ses doigts étaient repliés sur la poignée d’une terrible épée, qui même au fourreau relevait être une menace de mort à quiconque voudrait goûter de sa lame. Ce n’était pas le cas du géant. Son regard de brume tint en respect celui de braise de l’orque. De sa ceinture, il dégaina l’Agonie Silencieuse, la dague d’Obscurité, que chacun des fidèles de Thimoros reconnaissait comme issue de l’essence divine elle-même. Le garzok, qui semblait être le puissant prêtre officiant ce temple, malgré sa stature guerrière, la reconnut, mais ne bougea pas pur autant. Au moins ne tenta-t-il pas d’attaquer le nécromancien.
Ainsi, il ne lui suffisait pas de posséder l’arme. Silencieusement, le garzok lui avait fait comprendre qu’il devait aussi prouver qu’il la méritait. Les sourcils broussailleux de Gurth se froncèrent, à mesure qu’un rictus de morbide satisfaction vint se placer sur son visage pâle. Il leva l’arme, et en plaça la lame dans le creux de sa main vide. Sans quitter le regard rouge des yeux, il serra le poing, et son sang filtra à travers les interstices entre ses doigts. L’orque se mit à sourire. De ces sourires malsains qui glacent les os. Et Gurth parla de sa voix de stentor.
« Le Ténébreux attend le sang de son serviteur. »Le garzok, comprenant ces mots autant que leur essence, se décala et laissa l’ogre œuvrer. Celui-ci s’approcha doucement de l’autel, et fit glisser la lame de l’Agonie Silencieuse dans sa main sans desserrer celle-ci. Le sang gicla, en petites gouttelettes d’abord, puis en un flot plus continu, sur l’autel. Le fluide vital se fit comme absorber par la pierre noire, qui sembla se nourrir de lui. Le pouvoir secret de la dague s’activa, laissant une brume naître tout autour de son énorme porteur. Et la brume, aussi noire que la nuit, l’entoura bientôt totalement, lui, l’autel, le prêtre-guerrier, et plongea bien vite toute la grande salle du Temple dans des ténèbres profondes, bien plus adaptées à la prière d’un dieu de l’ombre que la pâle clarté rougeâtre qui sévissait alors. Le géant tomba lourdement à genoux, sans précaution pour ses pauvres rotules déjà martyrisées. C’est à genoux, et dans la douleur, que l’on aspirait le plus à la communion divine.
Aucun ne s’était outragé de cette ombre. Des cris résonnèrent dans la salle, des cris de peur, de douleur. Des bruits d’armes naquirent, de-ci de-là. La raison de ceux-ci, seul Gurth la savait. C’étaient les morts qui semaient le chaos. Les morts qui étaient nés de son sombre pouvoir, de ses aptitudes à la nécromancie. Il avait fait appel à d’au-delà, pour semer la pagaille dans le temple, pour servir au mieux ce dieu qu’il aimait, à qui il rendait tout. Une dizaine de squelettes sévissaient dans les ombres, alors qu’il priait silencieusement, profitant des cris, des bruits de combat. Oh les squelettes n’étaient pas très forts, aucun danger réel pour qui savait se battre, et voudrait prouver sa force et sa combativité au dieu de la guerre. Mais ils mettaient quand même un désordre suffisant pour y croire, et faire périr les plus faibles. N’était-ce pas la dure loi de cette cité ? Celle du plus fort, du plus malin ou du plus combattif ? Gurth avait imposé sa règle…
De nombreuses heures plus tard, alors que le calme était retombé depuis longtemps, la brume s’éparpilla, et laissa place au spectacle macabre dont il était à l’origine. Les os de ses morts et quelques cadavres frais gisaient là dans leur sang, sur les bancs et dans les alcôves. Plus qu’il ne l’avait pensé initialement. Ses squelettes s’étaient-ils montrés plus forts que prévu, ou les adeptes du lieu n’étaient-ils que d’inutiles malandrins, plus faibles que des vers ? Le temple, en tout cas, était presque désert. Il ne savait pas quelle heure il pouvait être. Lorsqu’il priait, il pouvait se passer… beaucoup de temps, sans qu’il ne s’en rende compte.
Sa réponse, il la vit en face de lui, en la personne du prêtre de Thimoros, agenouillé de l’autre côté de l’autel divin. L’orque sembla percevoir qu’il avait fini de prier, puisqu’il ouvrit les yeux quasiment en même temps que Gurth. Le blanc laiteux croisa le rouge sang. Et une fois de plus, ils restèrent là à se jauger en silence. Cette fois, ce fut le garzok qui interrompit le silence.
« Qui es-tu étranger, toi qui sacrifia des fidèles de ton dieu en son propre temple ? »La voix du serviteur divin grognait comme celle d’un prédateur robuste et puissant. Celle de Gurth, moins gutturale, mais plus grave, répondit d’un ton désincarné.
« Gurth Von Lasch, serviteur des Jumeaux Sombres. C’est là ma première visite en ce Temple, dont vous êtes le gardien. »Il ne voyait pas de tort à proprement parlé dans les actes que ses squelettes avaient commis à sa place. Le garzok ne semblait pas le voir de cet œil, comme il l’indiqua dans sa réponse.
« Romthaars’t. N’est-il pas lâche de tuer sans combattre ? »Il voyait ça comme une insulte à Thimoros. Gurth allait devoir répondre avec discernement, s’il ne voulait pas rejoindre le nombre des cadavres qui jonchaient la pièce. Sans se départir de son air sévère, il se releva en même temps que son vis-à-vis. Romthaars’t, donc.
« Je n’ai voulu tuer ni combattre. S’ils sont morts, c’est de leur fait. Le Scorpion les a confiés à son frère Corbeau. C’étaient, je crois, les meilleures conditions pour rendre honneur à sa Ténébreuse Grandeur. »Il renâcla bruyamment, dégainant sa formidable épée. Elle était tâchée de sang encore humide. Le sang des cadavres de la salle. Sa voix gronda dans le sanctuaire.
« Il n’est de meilleure condition que le combat et le meurtre. Et ceux-là, je vous les dois. Sentez-vous chez vous, en cette Sombre Demeure. »Finalement, ils se comprenaient, ces deux géants impressionnants. Gurth inclina légèrement la tête, avant de voir partir le prêtre garzok dans une arrière salle. Silencieux, il se recueillit encore quelques minutes en pensant aux morts qui pleuvraient encore, le lendemain ou le surlendemain, lorsqu’il aurait eu le rapport du vieux matelot de Von Klaash, avant de quitter l’endroit. Il avait fait son devoir, ici. Dehors, le soir était tombé. Mais quel soir ? Le sol était désormais sec, et les étoiles se voyaient, de temps à autre, perçant le couvert nuageux pour laissant l’œil de la nuit se mirer sur Omyre. Il espérait ne pas être en retard aux Thermes… Il marcha en direction du marché, qui à cette heure était bien calme. Et de là, il put retrouver non sans difficulté son chemin vers le quartier général de la Caste. Le désavantage d’une ville chaotique était que l’on pouvait aisément s’y perdre, si on n’en connaissait pas parfaitement les principaux points clés.
Le Temple du mal et ses fidèles s'étaient ouvert à lui,
Sur les dalles du premier le sang des seconds avait lui.