Sur la surface de l’onde, le sourire d'Amaryliel s’évanouit, une expression de douce inquiétude lui succéda. Son visage n’était plus confiant et serein ; il devint agité, regardait en tous sens sans plus sembler la voir. Un instant auparavant il lui avait paru qu’il la fixait avec cette même expression légèrement dédaigneuse et ironique, que ce fragile miroir l’amenait tout proche de l’endroit où se trouvait le semi-elfe ; mais à présent, elle l’observait de loin, son regard perçait l’espace et venait se poser sur lui, à l’autre bout du continent peut-être. Surprise de cette soudaine mobilité du visage de son ami, Rose voulut lui parler, mais l’eau commença à se brouiller. Il reculait en regardant tout autour de lui et s’enfonçait dans un couloir sombre, où elle le perdit peu à peu de vue. Un souffle d’air balaya la surface des eaux, et tantôt ne furent plus guères visibles que les deux grands yeux bleus qui scrutaient l’onde à la recherche d’un indice quelconque. Se levant vivement, elle fit volte-face et trouva devant elle, découpée dans l’agressive lumière de la forge, une silhouette rougeoyante. Immobile, l’être la regardait d’en haut sans un mot. Lui faisant face, le visage assombri de volonté et de colère, la jeune fille s’apprêta à affronter et éloigner ce nouveau danger, quel qu’il fût. Il fallait partir, dans cette eau miraculeuse ou vers les forêts qui s’élevaient au-dessus d’elle, et il ne s’agissait plus de se laisser violenter. Dardant l’inconnu d’un regard fixe et presque hargneux, l’elfe tenta de deviner ce qu’il pouvait être, quelle menace il pourrait représenter. Les contours de la silhouette étaient nets et dénonçaient un être petit, trapu et musclé. Un doute s’insinua dans l’esprit de Rose.
(C’est… C’est un nain. Le même que celui qui me menaçait tout à l’heure ? Mais tous les nains ne sont pas bienveillants, c’est une illusion. Pourquoi diable* reste-t-il là sans rien dire ?)
Lorsque la massive statue remua, Rose tressaillit. Le nain abaissa lentement la hache qu’il tenait jusque là posée sur son épaule, et la posa sans bruit sur le sol poussiéreux. Ce mouvement n’exprimait aucune énergie particulière ; même si l’on eût voulu prêter à cette silhouette toute l’agressivité du monde, l’on ne pouvait raisonnablement s’attendre à ce qu’elle attaquât ou qu’elle se montrât violente après ce nonchalant mouvement. Le nain posait les armes. L’esprit de Rose se ferma. Plus sauvage et farouche que jamais, elle n’avait plus rien d’un poisson, autour de son museau semblaient pousser de félines moustaches. Eût-il fait un geste, elle l’eût griffé et mordu comme un animal, ou se fût enfuie vers l’eau rassurante.
« Z’êtes pas d’ici vous ! Moi non plus, alors si on n’est pas ami, on peut pt’être se supporter… J’ suis avec un dénommé Amarylliel qui parle de vous d’puis un certain temps, est il votre ami ? »
La voix était bourrue et rude, mais quelque chose chantait comme le ronronnement d'un lionceau. Il n’était pas agressif, cela semblait même une tentative de courtoisie, bien que la courtoisie puisse être aussi mauvaise et mal intentionnée qu’une attaque directe. Il parlait d’Amaryliel en prononçant curieusement son nom, mais cela ne la surprit pas. Il était bien là quelque part, elle venait elle-même de l’apercevoir. Pourquoi, s’il avait été avec lui, ne l’avait-il pas aidé dans ce tunnel qui l’avait englouti ?Pourquoi l’avoir abandonné ?
(Je n’ai pas d’ami ici), eût-elle voulu répéter.
Puis le nain fit quelques pas dans sa direction. Rose aurait voulu fuir, mais quelque chose l’en retint et elle manqua de perdre l’équilibre. Elle voyait son visage, à présent ; la face rouge et ronde était mangée d’une épaisse barbe brune emmêlée. L’elfe essaya de fixer ses yeux : mais ceux du nain ne la regardaient plus, ils observaient le sol devant elle avec une curieuse expression mêlant la défiance et l’amusement. Rose baissa les yeux et s’aperçut que de larges racines s’étaient enroulées autour de ses chevilles, d’étranges lianes encore tendres et claires, qui l’enlaçaient dangereusement et atteindraient tantôt ses genoux. Elle essaya de se dégager, de sauter au-dehors de ce traquenard en hurlant, le sang-froid n'était plus vraiment une priorité ; puis, constatant la vanité de ces tentatives, elle s'immobilisa à nouveau et se tut. Cela grandissait de manière imperceptible, lente, mais certaine. La jeune fille ressentit soudain un grand étourdissement, une faiblesse croissante, comme si son énergie s’écoulait paisiblement hors d’elle.
(Qu’est-ce que c’est que ces branches ? Je prends racines ? Je devrais quitter cet endroit au plus vite mais je m’attarde, est-ce cela que cette mauvaise forêt veut me dire ? Mais… cela pompe mon eau ! Ces choses font écouler mon eau hors de moi, et tantôt je ne pourrai plus…)
Le nain répondit à ces pensées, donnant à Rose une nouvelle conscience de l’extérieur, tandis que son sang, son principe vital la fuyait inexorablement.
« Faut qu’on s’arrache d’ici, qui que vous soyez, si vous voulez partir, v’nez m’aider ! »
(Que l’on s’arrache… Je suis d’accord. Il n’a qu’à m’arracher, lui, si c’est si simple. Tout s’en va, l’esprit… J’avais rêvé qu’un jour, au fond de l’eau, je me parcourerais et je m’envolerais en sortant de ma tête et de mon cœur, et que je me mêlerais à l’eau. Je ne voulais pas m’enfuir par la terre… que ferai-je ? Je vais sécher ! Ce faux nain a raison… Oui, il a raison. Partons donc.)
Reprenant impérieusement le commandement de son énergie, elle se fit violence pour réveiller ses forces et, se laissant tomber assise, elle commença à tirer sur les racines, à les déchirer de ses petites mains palmées. Cela glissait, mais la texture du végétal présentait une adhérence suffisante. Rose griffait les branches pâles et gluantes, se débattait furieusement contre cette menace d’immobilisme éternel ; véritable petit tigre sans griffes, elle obtint une première victoire lorsqu’elle eut dégagé ses genoux, qui à cause de sa lenteur avaient été recouverts. Dès lors, le végétal battit lui-même en retraite, se résorbant langoureusement ; mais ce n’était pas assez, et Rose continua à arracher la ventouse de chair jusqu’à ce qu’il ne restât plus à ses pieds libres qu’un amas de déchirures vertes. A présent habile, elle bondit sur le côté pour n’être plus atteinte par ce danger organique, et à partir de ce moment elle n’eût de cesse de se déplacer pour ne laisser aucune prise à ce genre de tentative de végétalisation. Que ne risque-t-on pas en prétendant rendre l’eau courant immobile et inerte ? Les anciens Eàrions se complaisent souvent en formules et en proverbes, ainsi nul n’ignore que l'eau stagnante promet toujours une forme de poison à qui s'en approche. Rose leva à nouveau les yeux vers le nain qui la toisait toujours, et le fixa sans un mot. Elle reculait lentement, un pas après l’autre, vers l’orée, et ne savait encore si elle avait là un compagnon ou un ennemi.
« Je m’appelle Rose. Si vous n’avez pas menti, si vous êtes un ami de l’autre étourdi, alors soyez le bienvenu. Je voudrais… je voudrais que vous me disiez quelque chose que seul quelqu’un qui l’a récemment vu peut me dire. Et dites-moi, pourquoi l’avez-vous laissé ? Est-ce que vous savez ce que l’on doit faire maintenant ? Comment sort-on d’ici ? »
Ce n’était plus la voix d’une enfant, ces mots qui sortaient de sa gorge étaient dits d’une voix blanche, sans relief, presque grinçante. Un bruissement retentit près d’eux, et tous deux se tournèrent vers un buisson de sèches épines qui remuait étrangement. Deux petites bêtes en sortirent, comme les chimères des boîtes que les enfants fabriquent pour se faire peur, et ricanant ils s’enfuirent vers la forêt et disparurent aussi prestement qu’ils étaient apparus.
(C’est quoi ? On dirait les deux choses que j’ai vues passer dans la forge. S’ils croient que je vais les suivre, ils… ils peuvent toujours courir.)
* [HRP] J’ai lu quelque part, dans une correction, que l’évocation du « diable » dans les pensées d’un personnage était malvenu, le Diable n’existant pas sur Yuimen. GM4 ayant parlé de « diablotins », je permets à Rose l’expression.[/HRP]
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Dernière édition par Rose le Dim 10 Oct 2010 10:02, édité 1 fois.
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