La reine d'Ilmatar m'écoute sans que son sourire mystérieux ne vacille d'un brin et en soutenant mon regard sans fléchir, ce dont peu d'êtres sont capables d'après mes souvenirs morcelés. Loin de paraître importunée par mon tutoiement, elle use de la même formule pour me répondre, souhaitant que je trouve ce que je suis venu chercher ici, puis rajoutant avec espièglerie espérer que les deux lunes d'Elysian ne me troubleront pas. Je lui réponds sans y réfléchir d'un franc sourire, clairement amusé, et de quelques mots prononcés sur le ton de la plaisanterie:
"J'ai déjà trouvé bien plus que je ne l'espérais, Dame. Quant à un éventuel trouble...qui sait?"
D'une certaine manière, cette Reine me rappelle Maerhin de par sa grande force de caractère, bien que selon les apparences Aaria’Weïla soit moins glaciale et distante que la dirigeante en second des forces armées de Raynna. Un éclair fuse en mon esprit, fracassant un pan d'obscurité d'où jaillit un flux de souvenirs troublants.
Une longue traque, dans les sables brûlants, d'un groupe de Shaakts qui a mené un raid sur Nessima, et a commis l'erreur de se rapprocher un peu trop de Raynna dans sa retraite. Nous lui tombons dessus comme une tornade, à l'improviste, le combat s'engage, rude mais inégal car si les elfes noirs sont acculés, ils sont aussi épuisés de leur longue course et en sous-nombre. Nous perdons quelques soldats, pourtant, nos adversaires se battent avec l'énergie que confère le désespoir et la proximité inéluctable de la mort. Maehrin prend un mauvais coup de poignard dans le dos, elle tombe à genoux aux pieds de son bourreau qui hurle sa haine en s'apprêtant à l'égorger. Je suis assez près d'eux, et délaissant mon propre adversaire, je lance l'un de mes battoirs à toute volée, ma main ouverte percute avec violence l'oreille du Shaakt, le tuant sur le coup. Une douleur à l'épaule, mon opposant en a profité pour me larder de son cimeterre, le maudit! Je pivote vivement sur mon pied d'appui en basculant mon buste, lançant mon deuxième pied dans une courbe dévastatrice qui vient s'achever brutalement dans l'entrejambe de mon ennemi. Il se plie en deux sous l'atroce douleur, juste à temps pour s'empaler la gorge sur ma dague venue prolonger mon attaque. Il meurt, et je revois avec une acuité dérangeante la mousse sanglante qui vient souiller ses lèvres alors qu'il tombe. Je ne lui prête pas davantage attention, me positionnant de manière à couvrir Maerhin, mais le combat s'achève déjà et je me penche sur elle, examinant froidement sa blessure. Elle n'est pas mortelle dans l'immédiat, mais nécessite tout de même des soins urgents. Je m'apprête à lui administrer des premiers soins sommaires lorsque l'un de nos compagnons gronde, alarmé: "Tempête de sable!"
Et merde. Toujours là quand il ne faut pas, celles-là. Pas le temps de râler cependant, la menace est réelle, létale, nous ne disposons que de quelques instants pour nous mettre à l'abri. Les tempêtes du Dragomélyn chevauchent les dunes plus vite que n'importe quel destrier, et déjà les premiers grains de sable volent, nous lacérant le visage de leurs arêtes acérées. Je soulève Maehrin avec toutes les précautions dont je suis capable alors que la troupe s'éparpille hâtivement en quête d'un abri, et je distingue le front de l'ouragan, opaque, d'un gris de plomb inquiétant. Je connais ce désert comme ma poche, ses humeurs, ses caprices, et ce que je vois m'apprend que nous allons déguster, salement, dans moins d'une minute. J'empile les corps de quelques shaakts pour former un maigre rempart, puis je déplie vivement nos couvertures et nous calfeutre dessous en les coinçant sous les cadavres. Juste à temps. Le vent hurle sa rage, malmenant notre précaire abri qui semble malgré tout devoir résister au moins quelques minutes. Rassuré sur ce point, je tourne à nouveau mon attention vers Maerhin, soudain inquiet de la voir inconsciente. Tant bien que mal, empêtré sous nos couvertures, je jugule l'hémorragie au moyen d'un bandage serré, puis fouille son sac en espérant qu'elle possède une fiole de soin. Ce qui est le cas, seulement il faut qu'elle soit consciente pour l'avaler. Il me faut de longues minutes pour la réveiller, puis lui faire boire le liquide salvateur, qui régénère aussitôt son corps. Elle me dévisage en silence, longuement, puis m'attire à elle et m'embrasse avec cette fougue exaltée mêlée de désir qui nait lorsque l'on a frôlé la mort de trop près. Nous faisons l'amour, sauvagement, toutes griffes et crocs dehors, jusqu'à ce que l'épuisement nous terrasse. Elle se blottit alors contre moi, à mon plus grand désarroi, et se livre à moi plus qu'elle ne l'a jamais fait avec quiconque à ma connaissance. Instants de grâce, fugitifs, comme un mirage dans les dunes. La tempête ne dure guère, et bientôt nous ressortons de notre abri ensablé, découvrant un paysage totalement nouveau, inconnu. Maerhin se tourne alors vers moi et me fixe durement, murmurant: "Il ne s'est rien passé entre nous, m'entends-tu?" Oui, j'entends, et j'approuve. Il n'y a pas de place pour les romances dans le quotidien des Fils du Dragomélyn. Jamais. Pourtant la Sindel rajoute avec plus de douceur: "Kerenn? Merci." Tout a été dit. Le mirage s'estompe, le cours des choses reprend sa marche inéluctable, pavée de sang et de morts en ce qui nous concerne.
(Hum. Glaciale et distante, hein? Apparemment pas toujours. Sous l'armure, une femme, sensible, forte et fragile à la fois, admirable en somme, tout comme...cette reine, il me semble. Mouais, les apparences...enfin, je verrai bien.)
Je n'ai jamais réfléchi, ni hésité à tuer, je crois. Ni romance ni pitié, la compassion, l'amour, la tendresse même sont des faiblesses mortelles à Raynna, seuls les plus durs survivent. Je suis comme une lame, forgé, puis trempé, encore et encore, dans l'ignominie, le sang et les pleurs, la violence omniprésente, meurtres, viols, vols, tortures et j'en passe. Est-il une dépravation que je n'aie vu de mes yeux, vécu? J'en doute. J'ai une certaine latitude pour mener cette nouvelle vie qui se présente à moi, mais je sais au fond de mon âme que je ne pourrais pas effacer les cicatrices inconscientes de ce sombre passé. Et pourtant, une question pour moi incroyablement perturbante me trotte dans la tête à cet instant précis, tandis que j'observe songeusement la magnifique reine des Sylphes: si je devais tuer encore, le ferais-je sans réfléchir, simplement parce que quelqu'un ose se dresser sur ma route? Je n'en suis pas vraiment certain. Seulement, si je ne suis plus un tueur glacial, que me reste-t'il? Que sais-je faire, à part cela? Le constat est alarmant: rien. Et dans ce cas...en quoi puis-je être utile à cette quête? Quelle est ma place dans ce groupe improbable, lancé comme ça sans préparation dans une aventure dont nous ne savons pas grand chose au final? Qu'importe, survivre, vivre même, voilà la seule nécessité présente.
Chassant de mes pensées ces questions existentielles auxquelles je ne pense pas pouvoir trouver réponse de sitôt, j'écoute un peu distraitement les présentations de mes compatriote. Kalas d'abord, sobre et modeste. Puis l'elfe-poiscaille, une nouvelle fois grossier, maladroit. Cromax ensuite, visiblement sensible au charme de la reine d'Ilmatar, qui affirme sa volonté de l'aider sans compromis. Je souris pour moi-même. Les légendes qui courent sur lui sont pour le moins ambiguës, le présentant tantôt comme un preux défenseur des opprimés, tantôt comme un cruel combattant prêt à tout. Quelle est la vérité? Je n'en sais fichtre rien. Sans doute un peu des deux, rares sont les êtres qui peuvent être classifiés selon la vision manichéenne du bien et du mal. Faëlis enfin, qui abreuve sans gêne la reine de ses poisseuses flagorneries. Mon sourire se mue en un rictus peu avenant, s'il n'est plus puceau, c'est certainement qu'il a allégé sa bourse de quelques yus dans une maison close. Ne se rend-il donc pas compte que son comportement est tout simplement visqueux? Non, sans doute que non, mais peu m'en chaut, il pourra toujours servir de bougie si nous venons à devoir arpenter quelques souterrains. La reine relève d'ailleurs la flatterie outrancière, avec bien plus de diplomatie que je n'en aurais été capable, ce qui n'est pas plus mal à la réflexion.
Nous nous dirigeons ensuite vers le coeur du palais, d'un blanc épuré à peine souligné ici et là de quelques fines ciselures, de tentures colorées, mais aussi de statues magnifiques que j'observe avec le plus grand intérêt, curieux de ce peuple et de ses arts pour moi bien peu communs. Je remarque du coin de l'oeil que l'elfe-poiscaille éduqué à la catapulte et le dernier arrivé se livrent à des messes basses, mais je n'y prête pas plus que ça attention, tout comme j'aperçois la petite lutine qui escalade bravement les marches de l'escalier, pour elle d'une taille tout à fait respectable. J'hésite brièvement à lui proposer mon aide, mais ignorant tout de cette race, je m'en abstiens, ne souhaitant pas la vexer en la supposant incapable de se débrouiller seule. Néanmoins je la surveille discrètement jusqu'à ce qu'elle soit arrivée en haut, prêt si nécessaire à intervenir pour lui faire franchir plus aisément cet obstacle. Cromax de son côté fait du gringue à l'Aigail, qui semble vraiment lui plaire. Par Meno, tous les mâles de ce groupe n'ont-ils donc que pensées lubriques à l'égard de la gent féminine? Enfin, au moins Cromax fait preuve de classe, contrairement à la loupiote qui ne parvient qu'à se rendre ridicule lorsque il s'adonne à cet art de la courtoisie qu'il ne maîtrise en rien.
Nous finissons par parvenir à une salle de grande taille, ornée de somptueuses tapisseries qui colorent joliment le lieu, meublée en tout et pour tout de deux tables, l'une supportant un véritable festin, et l'autre une grande carte d'Elysian. Ce sont pourtant les quelques êtres présents qui monopolisent l'attention générale, nous découvrons enfin ces autres fameux élémentaires! La reine nous les présente tour à tour, en commençant par une espèce de démon rougeoyant cornu qui nous observe d'un regard ouvertement sarcastique. Sur son épaule est appuyée une femelle plus cornue encore que son mâle, sa peau est noire, parcourue d'étranges flammes, et bien assez dévoilée pour constituer un attentat à la pudeur en bonne et dûe forme. Eh bien, avec Cromax et notre petite bougie, elle risque d'être servie...Quant à son cornu de charbon et de braises...je n'aime pas son regard, en d'autres temps je lui serais rentré dedans de front, quitte à lui déchausser quelques dents d'un coup de poing pour effacer cette moquerie que je lis dans ces yeux. En d'autres temps. Je me contente d'un regard polaire, soutenu d'un très vague hochement de tête, à l'attention de ces deux là.
La troisième personne que la reine nous présente me fait plisser les paupières alors que je peine à dissimuler mon incrédulité: elle pourrait aussi bien être une Sindel vu son apparence! Ombre et Lumière...quelque chose d'indistinct encore s'éveille en moi, mais j'ignore tout de ce dont il peut s'agir, y pressentant tout de même quelque phénomène d'importance. Je la salue d'une courbette, le visage aussi impassible que le sien. La reine a d'ailleurs à peine le temps de nous présenter le quatrième, bien plus étrange encore que tous les autres, que l'elfe de boudoir va lui administrer ses dégoulinantes fadaises outrancières, une fois de plus. Par Meno, est-il capable de se comporter autrement que comme un troll lubrique dans un harem dès qu'il aperçoit une donzelle?! Je salue la petite créature "végétale" qui semble fort intimidée par notre présence d'un hochement de tête appuyé d'un sourire calme, songeant que je n'imaginais vraiment pas ainsi un golem. Comme quoi il est risqué de se fier à nos connaissances Yuimeniennes sur Elysian, j'en prends une nouvelle fois bonne note. Aaria’Weïla nous a invités à nous servir dans le fastueux buffet qui trône sur la table sise dans l'un des bords de la pièce, ce que Cromax inaugure avec une aisance et un naturel que je ne peux m'empêcher d'admirer. La lutine, quant à elle, a escaladé la table où se trouve la carte, et se trouve de ce fait bien loin des mets et des boissons. Peut-être n'a-t'elle pas vu, de par sa taille, ce qui se trouvait sur les tables?
Je retourne brièvement mon attention vers l'Ishtar et Faëlis, m'adressant à la première avec un sourire franchement ironique:
"Si notre petite bougie vous importune, Dame Yuralria, demandez, je lui ferai un peu d'ombre."
Puis je m'approche de la table où se trouve la lutine en trois longues enjambées, lui disant à mi-voix tout en désignant d'un geste interrogateur la table des victuailles, où se presseront sans doute la plupart de nos compagnons:
"Dame Roquin, j'ignore tout de vos coutumes et ne voudrais vous offenser. Toutefois, n'hésitez pas à me quérir si je peux vous être d'une quelconque utilité pour atteindre plus aisément certains endroits."
Ceci dit, je m'écarte un peu tout en lui laissant la possibilité de demander mon aide discrètement et facilement si besoin, écoutant mes improbables compagnons se présenter à la suite du discours de la reine. Kalas se présente une nouvelle fois avec simplicité, puis c'est l'Earion qui se confond en excuses puis saute une nouvelle fois à pieds joints dans le plat en parlant commerce, voire liens plus étroits entre son peuple et ceux présents. Par les dieux, celui-là vaut bien son appellation de poiscaille, créatures idiotes par excellence, a-t'il déjà oublié que nous sommes mandés par Tulorim, qui souhaite précisément protéger son commerce avec ce monde? Espère-t'il faire passer des marchandises en douce dans le bâtiment même de la milice de nos commanditaires?! Hum, après tout il a bien été fichu de vouloir crocheter une porte sous les yeux de Cromax, sergent de cette milice, alors tout est possible avec cette sardine écervelée! J'en frémis, en voilà un qui est bien capable de nous poser problème avant longtemps, du moins s'il ne se trouve pas un Elysiannais pour le soulager de l'existence avant que nous n'y soyons contraints.
Par chance, Cromax prend rapidement le relais en posant les questions primordiales puis en proposant un toast aux liens que nous ne manquerons pas de forger, dont il précise d'ailleurs la nature qu'il leur souhaite.
Je garde le silence pour ma part, préférant dans un premier temps rester un peu en retrait, écouter et observer, plutôt que de me pendre aux basques d'un de ces êtres dont j'ignore tout. S'il en est un, ou une, qui souhaite me parler, ma foi qu'il ou elle approche. J'ai certainement beaucoup de défauts, mais nul ne s'est jamais avisé de me dire que je passais inaperçu.
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Kerenn
Si vous ne parvenez pas à trouver la vérité en vous-même, où donc espérez-vous la trouver?
Zenrin Kushu
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