Hé bien ça y va plutôt dans la prude outrée. Madame a beau avoir un passif certain avec les choses de la chair, sanglante bien entendu, il semble pour elle hors de question de se lover contre un autre être sans remettre en doute les fondements de sa bienséance. Elle reste coite un instant, bouche bée et se dégageant de ma main comme si elle l’a brûlée. Elle claque des doigts en se réfugiant dans sa cape, et son costume semble s’épaissir. Ah oui, pour sûr, voilà une belle ceinture de chasteté. Version pyjama tue-l’amour en promotion. Alors qu’elle se tourne, pour se coucher aussi loin de moi qu’elle le peut, je ne peux m’empêcher de pouffer, sans retenue. Elle a été jusqu’à me menacer de sa lame si jamais j’ai l’audace de l’approcher, précisant qu’elle a le sommeil léger. Ça déclenche chez moi une nouvelle hilarité, et alors que je m’allonge sur le côté, enroulé dans ma propre cape, et tout seul, du coup, je secoue la tête avec amusement. Dame Lenneth est une frigide : ça ne renforce que le côté coquin dragouilleur de son époux frustré. Un rôle qui, décidément, va bien m’amuser.
Je ne réponds rien à ses inquiétudes, la laissant me prendre, si elle le souhaite, pour un violeur de bas fond. Si elle savait… si mon intention avait été de la culbuter, ses réticences n’auraient été que bien inutiles. Elle se serait jetée sur moi d’elle-même, sans même s’en rendre compte. Mais bon… ça elle ne le sait pas. Je la laisse s’endormir, repensant après coup à ses dernières paroles.
Elle s’est insurgée que je lui dise qu’elle n’est pas libre, argumentant sévèrement. Plutôt que de la colère, elle invoque la passion pour expliquer ses massacres. Soit. Je conçois qu’il n’est guère aisé d’entendre que l’on n’est pas libre. Et je ne doute pas, par ailleurs, qu’elle ne fasse qu’obéir aux ordres. Elle n’a rien d’un petit soldat sans sens critique. Il n’empêche, elle parlait d’ordre et de discipline, d’une rigueur presque religieuse. Et ce sont là des signes qui ne trompent pas. Allongé sur ma couche, je grignote un morceau de pain et quelques tranches de lard fumé, seule substance réellement digeste de cette journée de voyage fort mouvementée.
Elle avoue avoir toujours préféré tuer ses victimes de face, comme pour se dédouaner une fois de plus de la vision que j’ai de ses actes d’assassinat. Empoisonnements, meurtres dans le sommeil par ses employés, et non d’elle-même… Elle a beau dire ce qu’elle veut, si elle peut éviter de croiser le regard de sa victime, elle le fait. La raison m’est inconnue, bien sûr, et il est trop tôt pour l’accuser de lâcheté ou de paresse. Il n’empêche qu’à ce titre, nous sommes différents : jamais je ne pourrais dire à un autre de faire ce que moi-même je peux faire. La servitude ne me sied en rien, ni en tant que serf, ni en tant que commandant. N’est-on pas toujours mieux servi par soi-même ?
Elle souligne néanmoins, par-dessus tout ça, un plaisir certain à tuer ses proies, à les voir frémir lorsque le froid de la mort engourdit leurs membres et que leur regard vacille entre deux mondes. Le crime était alors son quotidien. Pour l’apaiser avant de dormir. Des meurtres gratuits, sans sens. Un non-respect de la vie visant juste à s’apaiser elle-même. En réalité, même si nous nous rapprochons l’un de l’autre sur certains points, nous divergeons sur beaucoup d’autres et… j’espère que ça ne posera aucun problème d’ici la fin de cette aventure. Je me verrais dans l’obligation de couper court à ses activités, si elles se font trop licencieuses par rapport à mes objectifs.
Je la revois alors commenter mes mésaventures sur l’île d’entraînement des Treize. Elle en a été intriguée, se demandant ce qui se serait passé si j’avais tué Crean plutôt que de l’humilier. J’ai alors juste haussé les épaules, prétextant que je n’en savais rien, mais… c’est faux : la réponse, je me la suis passée de nombreuses fois dans mon esprit, avant de commettre mon acte. Le tuer serait revenu à nous laisser prisonnier de son île sans espoir d’en sortir en vie. L’île serait encore debout, ou détruite pas l’explosion naturelle du volcan. Et nous avec. Quant à Crean, âme damnée rattachée à Oaxaca, elle l’aurait ressuscité, et il aurait pu recommencer librement. Mon nom, au final, n’aurait qu’à peine été cité. Non, ça ne m’aurait ouvert aucune porte, sinon celles des Enfers de Phaïtos. Ma décision était la meilleure à prendre, à ce moment-là. Mais peut=être Hrist n’est-elle pas suffisamment sensée pour le comprendre. Elle est par trop liée à la mort. Les siennes, et celles qu’elle dispense sans y réfléchir, sans que ça n’ait la moindre importance ou valeur à ses yeux. Preuve en est sa conclusion : elle ne sort son arme face à un ennemi que pour le tuer. Un manque de finesse qui finira par lui être fatal, si elle la sort une fois contre plus fort qu’elle. Si elle la sort une fois contre moi. Je ne comprends pas sa référence à un nécromancien comme ennemi, ni Crean ni Khynt ne l’étant selon mes propres renseignements, mais je la laisse dire. A vrai dire, je n’ai plus rien eu à lui dire pour ce soir-là, raison pour laquelle je me suis allongé sans un mot.
Une fois ma pitance terminée, je me recroqueville sur moi-même, profitant seul de la chaleur prodiguée par Lysis, liée à ma peau. Et je l’imagine non sans sourire greloter dans son épais manteau, maudissant l’air filtrant à travers tous les trous laissés par sa cape dans l’ondée nocturne aux brises légères mais pénétrantes.
Alors que nous dormons, les faeras poursuivent leur conciliabule mental, dissertant encore et encore sur nos propres expériences. Le salon devient une forêt, la lueur des chandelles se mua en celle, pâle et sans vie, des étoiles nocturnes. Celès a changé le décor pour le faire sien, et Lysis, faisant la moue devant un tel inconfort, s’exclame :
(Du moment qu’on me laisse mon canapé, ma foi…)
Un bien curieux commentaire, pour un être immatériel qui ne peut, de facto, profiter du confort d’un canapé, ni-même d’un intérieur fastueux, si ce n’est l’apparence que cela peut avoir.
(Oui, c’est ce qu’il vient de faire. Je ne sais pas ce qu’il lui trouve, d’ailleurs. Quelle idée de vouloir se lover contre une peau de garzok. Répugnant. Mais c’est un joueur, et par pure provocation, puisqu’elle s’est refusée à lui, il retentera le coup. Sans même s’intéresser aux finalités de ses badineries. Il n’a guère besoin de la chair trop froide d’une deux-fois morte pour satisfaire ses besoins de mâle primaire.)
Elle lève la main devant la proposition des fruits secs de Celès. A quoi bon jouer à cela : elles ne mangeaient pas. Tout ce qui entre dans la bouche de Lysis se change en cendre. Enfin… pas tout, bien sûr, dépendamment de ce qu’elle veut en faire.
(Je l’ai mené à moi, jusque dans la forêt de nos sœurs. Là, il m’a donné mon nom sans savoir ce que j’étais. Et depuis, nous veillons l’un sur l’autre. Il a fait se développer des pouvoirs en moi dont je n’avais jamais entendu parler avant. Des pouvoirs influant sur nos deux corps de manière assez significative. Là, encore, actuellement, je suis mêlée à lui. Pas comme d’habitude, dans l’esprit de nos hôtes. Non, là ce sont nos corps qui sont mêlés, nos natures mélangées. Et ce n’est pas désagréable.)
Elle commente après coup l’incongruité de ce que Celès a annoncé sur sa maîtresse.
(Deux âmes en un corps ? Est-ce lié à ses deux morts ? Cette Silmeria, qu’est-elle devenue, si elle n’est plus là ? N’était-elle pas juste cinglée ? J’en ai connu, des vieux psychos qui se parlaient tous seuls dans leur tête.)
Et en dernier commentaire :
(Petit-Matin-Brumeux… On nous prévient, pourtant, de ne pas nous lier avec des gamins. C’est gâcher notre potentiel.)
Lorsqu’enfin le matin se lève, je me lève avec, et m’étire longuement pour dénouer les muscles engourdis par l’immobilité du sommeil. Un fruit comme petit déjeuner, l’une de ces pommes juteuses dont on nous a pourvus, à Ilmatar, et qui n’ont manqué que de peu de finir en compote, lors du combat contre ces ailées créatures. Dans le silence du petit matin, je regarde Hrist se lever à son tour. Muet, je plie ma toile de tente et rattache le rouleau à l’harnachement de ma jument. Je lui flatte l’encolure en lui donnant le reste de ma pomme, qu’elle avale, trognon compris.
« Ne perdons pas de temps, Illyria ne viendra pas à nous. Oh, au fait, Aaria Weïla m’avait laissé ça, pour vous. »
Et farfouillant ma besace, je lui envoie la bourse de ses mille Lys, monnaie locale avec laquelle elle devrait se satisfaire, si elle trouvait des breloques à son goût. Ou de quoi aiguiser ses lames. Et sitôt que nous sommes tous deux prêts, je grimpe sur ma monture et donne le rythme de notre chevauchée. Un rythme rapide, mais qui laisse l’endurance de nos chevaux s’étaler sur toute la journée. Sous le même soleil printanier que la veille, nous traversons les champs et les chemins du pays d’Illyria. Les cultures sont plus denses que la veilles, et de plus en plus serrées à mesure que les heures passent. Les hameaux des paysans sont à la fois plus vastes et plus nombreux, et nous en traversons quelques-uns sans nous arrêter, sous le regard quelque fois curieux de ses habitants troublé dans leur quotidien. La chevauchée de deux elfes ne doit en rien être une coutume régulière, ici-bas. De quoi alimenter les rumeurs dans les petits villages.
Nous chevauchons ainsi tout le jour durant, bien moins prolixes que la veille. Je n’ai pas grand-chose à lui raconter. Garder un peu de suspense sur mon passé n’est pas une mauvaise chose. Je ne la connais que depuis trop peu de temps pour lui révéler tous mes secrets. Surtout vu sa propension à vouloir diriger et réduire à néant tout espoir et toute vie.
Alors que le soleil descend dans le ciel, colorant les murs de schiste de l’orangé de sa teinte, nous arrivons en vue de la cité d’Illyria. Nul doute sur son identité : nul ne peut la manquer. C’est sans doute la plus grande ville qu’il m’ait été donné de voir. Du haut de notre promontoire naturel, petite colline dominant ses versants habités, elle s’étend devant nous de toute sa taille immense. Des habitations, palais, édifices à perte de vue. Certaines bâtisses dépassaient de loin les autres, tels des monuments officiels et importants dans la masse des maisons privées des riches habitants de cette immense cité.
Les hautes murailles d’enceinte étaient tellement encastrées dans la foule des faubourgs qu’on l’eut dit ceinte de plusieurs ceintures. Après un instant d’une muette observation impressionnée, je me remets en route.
(Hé bien, quelle concentration de vie… Comment font-ils pour ne pas étouffer ?)
(Ils étouffent, sans en douter. Mais ils ne connaissent plus que ça, donc ils ne s’en rendent pas compte.)
Il est évident qu’un môme naissant entre ces murs avait de fortes chances de ne jamais voir qu’eux, et d’y périr, qu’importe son âge, sans parcourir les verdoyantes plaines des contrées pourtant si proches de sa maisonnée. Tel est le sort des sédentaires, ouvriers et artisans vivant de leurs mains au sein d’une si grande ville.
Le soir tombait, et il serait malvenu que nous entrions de nuit au palais. Notre arrivée officielle se ferait le lendemain matin, en bonne et due forme. Plus la peine de nous encombrer à dormir à la belle étoile, ce soir : les auberges des faubourgs nous accueilleraient bien. Ça laisserait déjà les premières rumeurs de notre présence arriver aux oreilles des nobles. Autant nous faire remarquer dès à présent, et en bien. Si nous œuvrons suffisamment bien, une escorte nous mènera directement au palais, demain. Parcourant les ruelles, je cherche du regard une auberge d’un certain standing, et lorsque j’ai trouvé quelque chose à mon goût, ou s’en approchant le plus, je démonte et laisse ma monture à un homme qui semble associé à l’établissement, faisant clinquer un Lys doré pour lui envoyer dans les mains d’une pichenette.
« Prenez soin de nos montures pour la nuit, je vous prie. »
Et sans plus m’attarder, attendant tout de même l’arrivée de mon épouse attitrée, je pénètres l’établissement en l’y laissant entrer en premier. Cherchant du regard le tenancier, je clame :
« Y a-t-il ici un repas chaud et une chambrée, pour deux voyageurs pas mécontents d’être arrivés ? »
Espérons que ces êtres ne soient pas des radicalistes anti-elfes. Mettre le grabuge dès notre arrivée serait plutôt mal perçu.
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