Et avec le réveil de Hrist vient également le retour des paroles de Lenneth. Et avec elles, une légère crispation maxillaire de ma part. Car j’ai beau ne pas manier l’étiquette et les convenances sociales d’une cour royale, mes paroles ont jusqu’ici été raisonnée et réfléchie dans un but précis. Les actions de la grise, depuis que je l’ai rencontrée, ne semblent mues que par son besoin de tuer et de faire le mal. Ou, si empreintes d’une logique raisonnée et stratégique, toujours néanmoins influencée par sa volonté de nuire. En est-elle elle-même consciente, après tout ? Par chance, cette fois, il n’en est rien, et en s’éveillant, étourdie, elle présente ses excuses en affirmant, habituellement, sentir venir les signes précurseurs d’un malaise. Elle souligne la gêne qu’elle a ressentie à défaillir de la sorte, et étaie même mon propre discours concernant l’offense possible d’un tel accueil de la couronne Illyrienne à l’encontre de deux ambassadeurs étrangers. Elle délaie, sous prétexte de pression subite, la réponse de la princesse régnante, affirmant qu’elle lui laissera le temps pour réfléchir à nos nombreuses et complexes paroles. Elle affirme alors vouloir discuter avec moi, et je lui adresse un regard qui se veut compréhensif, gardant ses mains entre les miennes un instant avant qu’elle ne s’en dégage d’elle-même pour être attentive aux réponses de la princesse à nos paroles. Un quitte ou double, voilà ce que j’ai proposé. Ni plus, ni moins. Et je compte bien en récolter les fruits.
Redressant mon regard sur la fille souveraine, je tends l’oreille pour ne rien perdre de ce qu’elle a à dire, souhaitant même lire entre les lignes de son discours. D’un premier regard, je note déjà un changement d’attitude, comme si pour la première fois depuis le début de cette entrevue, elle se détendait un peu, adossée dans son siège là où jusqu’ici elle s’était montrée aussi rigide qu’une planche de bois, droite et fière, austère. Mais cela ne signifie rien sans les paroles qui viennent avec. Elle a déjà prouvé qu’elle pouvait envoyer un homme, tout coupable soit-il, à la torture sans ciller. Ainsi, la princesse nous assure que nos mots resteront secrets pour le moment. Pour le moment. Une précision franche dont je me serais bien passé. Ce qu’elle dit là, c’est qu’elle reste seule décisionnaire du moment où elle décidera de le révéler. Une bien maigre promesse, en soi. Elle semble néanmoins consciente que révéler mes paroles à tout un chacun peut être néfaste pour sa propre position. Et dangereux pour les siens, entre de mauvaises mains. Des informations, une enquête qu’elle devra gérer seule, en personne, avec notre aide. Un bon moyen pour nous de nous allier, au moins temporairement, à la couronne des hommes.
Elle confirme aussi, finalement, qu’elle nous croit sur nos intentions de sauver Elysian. Et affirme son propre intérêt dans ce but, nous remerciant sous cape des informations précieuses que nous lui apportons.
Etonnamment, tout en affirmant vouloir continuer la discussion, elle fait mine de congédier Hrist pour que ma noble épouse puisse trouver un peu de repos, au sein d’appartements que le palais mettrait à notre disposition si nous n’en possédons d’ores et déjà pas en ville. Une proposition que Lenneth s’empresse d’accepter avec grâce. Et avec raison : un pas de cette ampleur vers nous est une première, de la part de la princesse Insilbeth. Nous aurions tort de refuser. D’autant qu’en plus, ça nous arrange pas mal d’avoir un pied à terre dans le palais. Mais mon esprit, farceur, s’amuse à divaguer vers d’autres songes plus triviaux. Entreprenante, et mine de rien, la princesse écarte l’épouse du noble Amarthan pour se retrouver seule avec lui, en tête-à-tête. Les charmes elfiques lui sont-ils appréciables ?
(Rêves pas trop non plus. Son paternel a beau avoir tronché de la gueuse hors mariage, jusqu’à en faire enfanter au moins une, ça ne veut pas dire qu’elle possède le gêne du libertinage en elle.)
(Oh, mais je pourrais lui instiller si aisément…)
(Nul doute là-dessus, et sans user d’artifices, encore bien. Mais tel n’est pas notre but maintenant : tu dois obtenir des informations, des positions précises.)
(Oh, si on ne peut même plus rigoler.)
Je suis surpris de constater que Lysis elle-même peut se montrer raisonnée, là où d’habitude elle m’aurait elle-même poussé au vice et à la séduction de la princesse. Hey, qui sait ! En épousant la fille légitime dans des noces aussi rapides qu’impromptues, je me serais peut-être fait propulser dans la liste des prétendants probables au trône. J’aurais au moins eu le soutien des soudards de l’auberge des faubourgs, à défaut du reste. Mais rien que le fait de m’imaginer avec une couronne, dirigeant elfe d’une cité d’hommes, me donne envie d’éclater de rire. Lysis met vite court à ce fantasme humoristique, en me donnant des nouvelles de Hrist via faera interposée.
(Ah oui, j’oubliais. Hrist t’annonce qu’elle va quitter le palais pour s’assurer qu’aucun autre yuimenien n’y foute les pieds, faute de quoi elle pense que les soupçons de la princesse reprendront de plus belle.)
Pertinent. Et ça me laisserait totalement libre d’œuvrer à ma manière dans le palais pendant ce temps. Une initiative que je salue mentalement.
(Réponds lui que c’est une bonne idée, mais qu’elle les convainque par la raison, et non par ses dagues. Une série de meurtres inexpliqués serait au moins aussi néfaste pour nous que l’arrivée impromptue de l’un des nôtres. Je veillerai ici, en dernier recours, si l’un d’eux passe les mailles de son filet.)
Je laisse Lysis répondre à la faera de ma compagne argentée, et me concentre à nouveau sur les paroles de sa grâce, qui disserte sur le trône et les convoitises qu’il exerce sur toute la famille, proche ou lointaine, du souverain. Ainsi, elle cite trois noms de ceux que je connaissais déjà : Leodos et Camiran, les deux neveux lointains du Roi. Le premier, baron à la cour, serait un opportuniste patenté. Celui que Calech décrivait comme ayant des liens serrés avec Sihle. Alors que le second, fils d’un Grave important de la cour – Grave étant sans doute un titre officiel – aurait plutôt tentance à être idéaliste et peu finaud. Une belle paire d’brutis, si l’on en croit le non-dit de la conversation. Le dernier est Hascan, le bâtard du souverain, qu’elle nomme elle-même comme son demi-frère, malgré son statut illégitime, et qu’elle soutient sans ambages dans son accession au trône, précisant qu’il a le soutien du peuple, des marchands et d’une partie des nobles. Ou en tout cas qui parviendrait, en tant que souverain, à fédérer tout ce beau monde. Je porte mon index à mes lèvres, méditatif, me promettant de revenir sur ce point précis une fois que nous serons seuls.
Mais alors, elle vient ajouter à ce large panel d’informations une dernière qui n’est pas sans un intérêt flagrant. Car un quatrième larron vient s’ajouter à la fête, en la personne du Grave d’Hyst, dont le nom ne m’est étrangement pas inconnu.
(Ce serait pas…)
(si.)
Le mec dont la fille, évoquée par la princesse comme la clé de la succession à la couronne, a été retrouvée dans les bras d’un pauvre écuyer. Au vu de ce que dit la princesse, c’est celui qu’elle épousera qui aura les plus grandes prétentions au titre de roi, le paternel ne semblant pas intéressé par la reprise du royaume. D’où le croustillant de la rumeur colportée par Calech. Si la demoiselle est volage, je tiens personnellement à en saisir la preuve ! Une question d’honneur.
(Mais tu n’en as aucun.)
(Justement !)
Mais ça ne s’arrête pas là : Son altesse précise que Leodos aurait déjà mis le grappin sur la belle, et serait en pourparlers avec le père pour arranger des fiançailles. Un vrai vordel, toute cette histoire, sans aucun doute. Et la régente n’a pas tort de parler de risque de guerre civile si son royal père venait à passer l’arme à gauche dans cette situation. Abasourdi, je reste coi dans le sofa, alors que Lenneth, moins impressionnable, finit par se lever en remerciant notre hôtesse de noble lignée et en lui affirmant notre totale dévotion. Elle s’en va alors sous le prétexte d’une volonté de profiter de la cité. Autrement dit, mettre son plan d’écartement des autres aventuriers à exécution. Bien. Ça me laissera l’occasion de poursuivre cette discussion entre quatre yeux avec la princesse. Je laisse Amarthan lorgner avec tendresse le départ de sa promise, avant de reporter mon regard d’onyx sur les noisettes scintillantes de mon interlocutrice, d’un air plus grave.
« Dame, vous avez pu comprendre que je peux m’avérer franc et direct, au-delà de toute notion d’étiquette. Je pense la situation suffisamment urgente pour nous passer dès lors, alors que nous ne sommes qu’entre nous, de ces convenances sociales. J’espère vous avoir convaincu de notre soutien indéfectible pour la cause d’Illyria et d’Elysian dans sa globalité. Aussi pardonnez mes mots s’ils vous semblent trop directs, ils ne sont que le reflet de l’urgence de la situation, que je tiens au moins autant que vous à résoudre rapidement. »
Je prends ma respiration avant de me lancer, me penchant vers elle et diminuant le volume sonore de ma voix, sans en faire toutefois un murmure, mais pour que l’aparté soit clair : je ne tiens pas à ce que des oreilles indiscrètes viennent s’immiscer entre nous.
« J’entends le soutien que vous portez à votre demi-frère, même si je ne peux que m’étonner de l’importance que votre succession puisse apporter à un fils illégitime alors qu’une personne de descendance directe est disponible et garante de toutes les qualités requises pour diriger cette cité. Excusez ma franchise, mais quitte à bousculer les traditions, serait-il si mal vu de vous considérer vous-même comme prétendante au trône ? »
Mes paroles, si elles sont rudes pour leurs traditions, peuvent aisément être mises sous le coup de mon arrivée de contrées lointaines et étrangères, ou les mœurs sont, sans aucun doute, fort différentes d’ici. Je poursuis néanmoins, sûr de sa compréhension.
« Hascan, dites-vous. Vous le dites capable de fédérer toute la cité autour de son règne, s’il est finalement choisi. Mais pourrait-il être également reconnu du reste d’Elysian ? Des cités humaines comme Sihle ou Valmarin ? Ou même des villes perdues dans les Crocs du Monde, abritant les peuplades élémentaires ? Car c’est bien un combat mondial qu’il faudra mener. Et une personne suffisamment forte pour contenter tout le monde, sans imposer son pouvoir. Hascan peut-il être cette personne ? »
Un souverain fort et juste. Un peu comme elle. Si elle le soutient, il ne doit pas être dépourvu de telles qualités. Il faudrait que je le rencontre, pour me faire un avis plus net sur la question. Mais pour l’heure, il s’agira surtout de faire choir la concurrence directe, si j’ai bien saisi la situation.
« Veuillez excusez mon culot, mais j’ai ouï dire, par de vulgaires bruits de couloir colportés par votre peuple, que la susnommée fille du Grave d’Hyst aurait récemment été surprise dans les bras d’un écuyer. Qu’elle soit volage ou réellement éprise de ce jeune homme ôterait toute crédibilité à l’annonce de fiançailles avec le seigneur Leodos. Pensez-vous qu’une telle rumeur soit fondée ? Les conséquences de l’apport de preuves étayant celle-ci face à la cour pourraient-elles servir votre cause, et défaire la réputation de votre noble cousin ? Ça serait l’occasion de faire d’une pierre deux coups, laissant libre ce jeune couple sans la contrainte d’un mariage forcé, et annihilant le risque de vois Leodos s’attirer les faveurs de la cour en la prenant comme épouse. »
Nul doute qu’elle peut être à l’écoute de tels arguments, elle qui châtie le violeur contre toute convention nobiliaire. Les mariages forcés, ce n’est généralement pas bien vu des personnes ayant du cœur. Et elle semble être de ceux-là.
« Je n’ai rien d’un comploteur, votre altesse. Mais je suis bon enquêteur, et capable de beaucoup. Je n’ai aucun intérêt personnel direct dans cette affaire, mais elle doit cependant être résolue au plus vite pour que ce monde soit sauvé. Alors j’ai décidé de vous faire confiance, pour cela. Parce que vous semblez juste, intelligente et noble de cœur. Pleine d’une majesté héréditaire. »
Je laisse ces derniers mots couler comme un compliment charmeur et, déjà, complice, puisqu’il se rapporte à ma maladresse d’alors. Je reste tout de même distant et courtois. Je ne suis pas en train de séduire une péronnelle au coin d’un comptoir.
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