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À la suite de mes propres demandes à ce zélé chambellan à la livrée carmin et or, Hrist intervient dans le même sens que moi en précisant au serviteur du palais que nous avons fait une longue route pour venir jusqu’ici, arguant qu’il aurait la bienveillance de nous mener dans un endroit où nous pourrons rencontrer en privé, et non mêlé à une audience publique, une personne suffisamment formée pour nous recevoir. Et digne de nous, bien évidemment. Elle appuie sur l’importance et la discrétion que requièrent notre venue et cette entrevue, renforçant le côté important, majeur pour le royaume, de celles-ci. Impérieuse, mais polie, elle presse l’humain d’agir prestement, avec diligence, pour reprendre son propre terme. Un maigre sourire filtre sur mon visage. Elle semble bien plus à l’aise en société, à donner des ordres sans en avoir l’air, que face à des aventuriers libertaires qu’elle ne peut en rien contrôler. Une bonne chose, pour notre mission, mais néanmoins amusante à noter. Elle maniait sans détour les grades et hiérarchies internes aux palais, là où de mon côté, je me serais naturellement adressé avec la même déférence à un noble ou un portier. Peut-être, d’ailleurs, est-ce ce que je devrais faire, une déférence toute hautaine, quel que soit mon vis-à-vis, à part peut-être les membres directs de la famille royale, qui stipulerait implicitement que je leur suis supérieur, sans m’en vanter ouvertement, ce qui me ferait passer pour un péteux fini.
Ainsi, l’homme à la livrée rouge se relève de son humble révérence, non sans parer maladroitement ses traits d’un air surpris qu’il ne parvient pas à dissimuler, et qui accentue mon sourire de confiance face au plan que nous sommes en train d’appliquer, et répond sans ambages ni détour à nos différentes demandes. D’abord, il présente la dame s’occupant des doléances populaire. Son Altesse Royale la Princesse Insilbêth, fille du Roi d’Illyria, le bien nommé Roi Coryphème. Pas de la petite noblesse, en quelque sorte. Je ne peux, à mon tour, masquer un haussement surpris de mes sourcils. Nul n’a semblé bon, à Ilmatar, me signifier que le Roi avait une fille. Est-ce si abscons de la retrouver sur la ligne de succession, à la place d’un bâtard ou de cousins et oncles vaseux et éloignés ? La lignée directe n’est-elle pas recommandée, dans les royaumes d’Elysian ? Son statut de femme, sans doute, doit énormément jouer. Une monarchie patriarcale classique, en réalité, qui ne confère la royauté qu’à ceux qui peuvent prouver qu’ils sont dotés d’une grosse paire de couilles. Tellement primaire… Dans mes aventures, j’ai connu des femmes bien plus couillues que certains mâles, tous virils qu’ils étaient. Et autrement plus à-même de diriger que ces gugusses pissant dans leur braie à la moindre contrariété. Enfin, ce ne sont peut-être que des conclusions hâtives, finalement. Après tout, elle semble assurer la régence actuelle du royaume, dans un cadre tout à fait officiel. Une nouvelle piste pour la succession ? Peut-être. À voir quelles sont ses qualités. Être à l’origine d’une réforme sociale visant à une plus grande équité entre les sexes ne serait pas sans me plaire, pour tout avouer. Mais il est bien trop tôt pour l’évoquer.
J’écoute le serviteur poursuivre son discours d’introduction, alors qu’il précise à Hrist qu’aucun ministre ne nous recevra : c’est la princesse en personne, lorsqu’elle aura fini d’écouter les plaintes de son peuple, qui nous verra dans une réunion privée. Une attente logique, qui nous permettra d’observer plus avant le fonctionnement de la Cour d’Illyria, ou tout du moins son système de doléances. Et de fait, après une courbette habile, l’homme s’en va à la rencontre de la noble dame pour la prévenir de notre arrivée. Quelques minutes passent, durant lesquelles je me sens un peu bête, planté là comme un poteau en attendant patiemment qu’on nous donne des nouvelles de notre propre doléance. Je n’aime guère attendre, en vérité, et me sens piqué par l’impatience et la nécessité de remuer, ce que, pour respecter la bienséance, je ne peux décemment pas me permettre. Afin de calmer mes impatiences, j’observe partout autour de moi cette foule de nobles, bourgeois et gens du peuple, mêlés sans l’être vraiment, les premiers étant les spectateurs amusés des demandes des derniers. Je passe délicatement ma main sur la taille de ma charmante épouse pour approcher mon visage du sien, de l’air de l’amant qui murmure des mots doux à son élue. J’avoue me prêter au jeu de la provocation avec Hrist, pour la troubler afin d’ajouter un peu de piment à toute cette sauve déjà fort relevée.
« Imaginez, ma douce, nos enfant gambader gaiement sur ces tapis d’écarlate, alors que nous trônerions, vaillants souverains immortels, sur ces trônes d’or. Même si je gage que vous y préféreriez la vue de crânes empilés et de sang qui coule en fontaines incessantes. »
De ma main libre, je passe une mèche de ses cheveux d’onyx derrière son oreille, découvrant sa joue d’argent sur laquelle je dépose un délicat baiser, à la fois doux et insistant. Une proximité qui ne saurait que la troubler, sans en douter. Fier de mon petit effet, je redresse la tête vers la foule qui semble se mouvoir, afin qu’une nouvelle doléance soit entendue, sans doute. C’est le moment que choisit le chambellan pour revenir vers nous, s’étant sans doute immiscé entre deux affaires pour prévenir la princesse de notre présence. Pendu à ses dires, je l’écoute nous commander de le suivre, précisant que la princesse écoutera cette dernière demande populaire avant de nous recevoir en privé, dans son cabinet personnel. Une première réussite dans ce palais aux mille intrigues. Il nous invite de même à rejoindre les gradins pour prendre un peu de repos en attendant notre tour, assistant ouvertement et parmi la noblesse locale au jugement du cas présenté. Une bonne occasion, une fois de plus, d’observer le fonctionnement de la royauté d’Illyria. Je me précipite d’accepter d’un signe de tête entendu, mais digne, et nous voilà chargés de le suivre, contournant la salle du trône pour aller nous asseoir parmi l’élite locale. Enfin, pas réellement parmi elle, puisqu’il nous trouve des places plutôt éloignée de tout groupe déjà formé, sans doute pour respecter notre intimité, et, je gage, par prudence de ne pas nous voir mêlés, avant même que l’on soit officiellement reçu, aux intrigues de la cour.
Sitôt installé, un laquais à la livrée semblable à celle du précédent nous accoste pour nous proposer quelques rafraichissements bienvenus de l’eau fraiche parfumée de différents sirops fruités. Je désigne une cruche remplie d’un liquide rosâtre translucide aux parfums surets et sucrés d’un mélange groseilles et framboises, avec une touche citronnée. Doux et rafraichissant, en somme. Le serviteur m’en sert une coupe, et je l’accepte avec grâce, le remerciant d’un cordial signe de tête, mais m’en désintéressant dans l’instant pour observer la scène qui s’offre à moi, tout en sirotant ma boisson avec délice, car elle est délicieuse. Ainsi, nous avons d’ici une bien meilleure vue sur la princesse Insilbêth, sise sur son trône mineur. Elle a des traits plutôt jeunes, quoique son air sagace et sa stature donnent l’indice d’un âge sans doute plus avancé que ses traits épurés ne laissent transparaître. Ses habits, fort neutres et sans faste notable, tranchent drôlement avec ceux des dames de la cour, et incite à la considérer plus vieille qu’elle ne l’est en vérité, si bien qu’il m’est presque impossible de lui donner un âge précis. La trentaine, sans doute, puisqu’elle ne semble plus posséder l’insouciance d’une jeunesse adolescente, sans pour autant avoir perdu le charme de celle-ci. Soumise aux règles de bienséance élémentaire, elle se tourne vers nous un moment pour nous saluer silencieusement d’un signe de tête, auquel je réponds d’un sourire amène, et d’un hochement de tête cordial répondant à son geste muet de bienvenue. Elle sait faire se sentir importants les gens qui lui ont été présentés comme tels. Une bonne chose, pour une régente.
Mais la dame ne s’attarde pas sur nous, son attention étant requise pour une nouvelle doléance. Nous nous faisons donc silence, Hrist et moi, pour assister en spectateurs néophytes à la résolution de ce cas de conscience qui est présenté en quelques mots par un orateur du palais, habillé des couleurs de la royauté en signe de son appartenance au service d’Illyria. Il désigne tour à tour une jeune femme d’une quinzaine d’années, Millina, tout juste sortie de l’enfance, vêtue de pauvres habits, quoique propres, et de celui qui, sans doute, est son père et représentant légal, à son côté, tout aussi pauvrement vêtu. En face d’eux, un homme à la parure plus bourgeoise qui est présenté comme étant le Marchand Ulver, un commerçant local, sans aucun doute. Le second est accusé d’avoir violé la première. Un fait tragique, mais hélas commun dans une cité de cette ampleur, les riches et puissants s’arrogeant le droit de cuissage sur les petites gens qui n’ont plutôt, sans doute, pas intérêt à l’ouvrir. Et le cas présent le confirme fort bien, puisque le Garde-Foire, l’autorité locale d’un quartier, n’est pas parvenu à statuer une décision définitive alors que, au vu des différents témoignages observés, qui répètent devant la cour entière leur version des faits, il est indéniable que viol, il y a bien eu. Témoins visuels, médecin ayant constaté blessures et lésions chez la jeunette. Une affaire qui n’aurait pas dû arriver jusqu’ici, mais dont je saisis la teneur. Il n’est pas aisé de punir un riche influent d’un tort commis sur une simple. C’est s’exposer à l’ire de ses puissants alliés, alors qu’en la laissant tomber elle, il n’y a guère de répercussion autre que l’ire du père et l’incompréhension de la fille, qui en plus d’avoir été détruite, se sentira responsable de ce qui lui arrive. Un constat qui ne peut que m’irriter. Je serre les poings sur mes genoux, regard perçant porté sur le fauteur de troubles comme pour en retenir les traits, au cas où je le croiserais plus tard… Un rôle de vengeur masqué qui ne me revient guère, et qui serait bien vain, au vu de la taille de la ville et du nombre de faits similaires devant s’y produire. Encore une dérive d’un système trop normé, ou les riches et puissants ont l’ascendant sur les pauvres et démunis. Une dérive écœurante, sur laquelle je crache sans aucune hésitation.
Les conclusions de la princesse, cependant, me surprennent agréablement. Car elle dispense la justice de manière sévère, mais juste, et ne prend pas en compte le statut des opposants pour appliquer une sanction sans appel : l’émasculation du violeur et l’amendement de celui-ci au profit de la victime, bonussé si enfant venait à naître de cette union impie et forcée. Et en sus, des sévices corporels publics. Vingt bons coups de fouet pour lui remuer le sang, à ce monstre perfide et libidineux. Que ça lui apprenne à troncher de la jouvencelle non consentante. Au-delà de ça, c’est également la mort de sa réputation marchande. Il n’avait qu’à y réfléchir à deux fois, cette pourriture. Évidemment, si je m’en réjouis, ce n’est pas le cas du marchant, déconfit, ni de la noblesse du cru qui, sans gêne, commente pat de vifs murmures de contestation, qu’aucune voix plus forte qu’une autre ne perce néanmoins en esclandre public. Ainsi, la princesse, si elle se fait critiquer tout bas, garde une autorité totale publique. Une bonne chose.
Mais je n’ai guère le temps de m’extasier devant son courage que Hrist se penche vers moi pour me narrer une histoire semblable qui lui est arrivée alors qu’elle était baronne du Comté de Bouhen. Elle aurait, à l’époque, fait punir bien plus durement un marchand accusé des mêmes torts. En public, elle l’avait fait installer sur un trône chauffé à rouge, nu, et couronné de métal chauffé à blanc. Un supplice des plus douloureux, qui dispense une mort lente, et horriblement déplaisante. Mais ce ne fut pas tout. Et autant cette punition, bien que rude, m’aurait sans doute semblé juste, autant ce qui suit me révulse au plus haut point. Car le bourreau, une fois la mort venue, fit découper l’accusé en tranches, qu’il servit à ses sbires, obligés de manger leur défunt maître sous peine d’être démembrés. Et ce avant d’être pendus eux-mêmes. Je jette un sombre regard à cette épouse sanglante et cruelle, commentant sommairement :
« Puisse-t-il un jour vous arriver pire, plus humiliant et douloureux, si telle est votre vision de la justice. »
Aucune raison de retenir mon avis sur la question. Là où elle semble gratuitement se délecter de la souffrance humaine, ce n’est en rien mon cas. Aussi, je ne me tarde pas à me lever quand nous y sommes invités, suite au départ de la princesse et à la fin de la séance des doléances du jour. Un serviteur vient ainsi nous chercher. Je me lève et prend le bras de Lenneth, mon épouse pour le meilleur comme pour le pire, jouant la comédie jusqu’au bout malgré mon envie de lui expliquer plus physiquement ma haine de ses méthodes. Je tâche donc de ne plus y penser, restant concentré sur notre affaire. Après tout, ce n’est que la juste réponse de la bergère au berger : j’ai moi-même tenté de la déstabiliser. Même si j’ignore encore si tel était son but, en me racontant cette sordide anecdote.
Suivant notre nouveau guide, nous sommes amenés jusqu’à un vaste cabinet privé où trône, majestueux, un large bureau chargé en papiers scrupuleusement classés. Une tonne de travail, chose notable, dont elle se charge avec la plus grande diligence, loin de toute la dépravation fastueuse qu’on pourrait imaginer d’une cour royale, depuis les faubourgs de la ville. Un sérieux qui semble lui coller à la peau. Est-elle une machine, derrière ses airs sévères, ou garde-t-elle secrètes quelques sensibleries relevant de l’ordre du privé, la faisant craquer pour qu’elle s’y abandonne avec déraison ? La princesse est installée dans un fauteuil de cuir fauve aux dorures élégantes faisant face à deux sofas et deux fauteuils de même, cernant tous une table basse. Une salle de réception fastueuse, mais dénotant d’une neutralité sans faille, rien de personnel n’apparaissant à la vue.
Elle nous invite elle-même à prendre place auprès d’elle, et je choisis de nous diriger vers un sofa, où nous pourrons tous deux nous asseoir côte à côte, Hrist et moi. Elle s’enquiert aussitôt de la raison de notre venue, avouant avoir entendu une curieuse histoire la concernant, pendant qu’un serviteur arrive pour nous servir le thé. Je prends, une fois encore, l’initiative de la parole, d’un ton affable, quoiqu’un peu guindé.
« Soyez remerciée de votre accueil, votre majesté. Votre courage est manifeste, au vu de la juste décision que vous venez de prendre concernant ce jugement. Une qualité rare que les miens savent apprécier à sa juste valeur. »
Je me dois de faire un petit clin d’œil à ce spectacle exemplaire dont elle nous a gratifié.
« Sans doute vous a-t-on déjà donné nos noms, mais je manquerais à toute obligation en ne nous présentant pas directement : Je suis Sire Amarthan d’Eden, émissaire et diplomate sindel de l’ambassade étrangère de notre grande capitale. Voici mon épouse, la noble et non moins charmante Dame Lenneth, Perle de Sithi. »
J’incline la tête pour officialiser ces pompeuses présentations, et reprends la parole, après un instant.
« L’affaire qui nous amène demandait une entrevue privée, je gage que vous en conviendrez sans peine. Et je peine que nous ayons dû venir vous visiter au sein d’une période si troublée pour les vôtres, et si incertaine pour l’avenir de tous, alors que d’avenir, c’est précisément ce dont nous venons parler. »
Je m’éclaircis la voix pour poursuivre, rentrant sans attendre plus dans le vif du sujet. Il n’est guère bon d’abuser du précieux temps d’une femme de si haute lignée.
« Vous le savez peut-être, notre peuple était, il y a maintes décennies, présents sur ce monde avec une faste colonie nommée Andarsté. Suite à de bien sombres événements, dont je ne ferai pas l’affront de raviver le triste souvenir, les miens ont disparu de la surface de votre monde… pour ne reparaître qu’aujourd’hui, avec notre venue. Avant ces tragiques incidents, la colonie était prospère, et les liens avec les peuplades d’Elysian propices aux échanges commerciaux. Notre peuple a subi un coup dur, avec cette tragédie, mais près de deux millénaires plus tard, nous avons fait notre deuil des désastres d’alors, et nos souverains se posent la question de la pertinence d’un retour sindel sur Elysian. »
Finie, la leçon d’histoire étalant mes rares connaissances sur l’histoire sindel sur ce monde. Il est temps de mettre en place la stratégie discutée quelques jours plus tôt avec ma consœur grise.
« Hors donc, pour juger de la pertinence d’un tel retour, il nous a été demandé de visiter les plus grandes puissances de ces terres afin de nous enquérir de l’intérêt communs de nos nations de commercer l’une avec l’autre. De tous, le Royaume d’Illyria apparaissait en premier sur nos listes, garantissant votre puissance politique et commerciale. Ainsi donc nous voilà, afin d’entamer d’éventuelles négociations préliminaires d’un probable futur accord mutuellement fort profitable entre nos deux peuples. »
Je laisse un moment de silence tomber entre nous, qui se veut méditatif. Mais avant que quiconque ne puisse intervenir, je me pare d’une mine inquiète pour poursuivre sur un bien sombre registre.
« Hélas, de bien sombres nouvelles sont parvenues à nos fines oreilles, depuis notre arrivée en ce monde. Des rumeurs d’éveil de forces anciennes similaires à celles ayant dévasté Elysian voici deux millénaires, éveillant volcans et faisant trembler le sol, faisant descendre les monstres des montagnes dans les plaines cultivées. Sans compter les rumeurs de votre peuple concernant l’instabilité de la situation politique de votre belle cité, voyant un roi sur le déclin sans descendance directe ; autre que vous, sauf votre respect. Ainsi, notre mission diplomatique à la base se doit de contenir désormais l’assurance d’un avenir positif sur ce monde, afin d’affirmer la pertinence de notre retour éventuel. Et j’en viens là à ma demande la plus urgente, votre altesse : pourriez-vous vous porter garante, avec nous, de cet avenir faste, et des solutions mises en place pour réguler toutes ces sombres rumeurs ? »
La crédibilité de notre rôle, au vu de toutes ces informations, devrait ainsi être renforcée. Ainsi que l’insistance notable de mes demandes, stigmates d’inquiétudes fondées d’un peuple noble habité par la nostalgie d’anciens souvenirs.
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