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Une par une, les réponses de la princesse Insilbêth perlent de sa bouche délicate, subitement déliée par un accès de confiance que je ne lui connaissais pas jusqu’ici. Ainsi suis-je, au moins temporairement, au moins en partie, parvenu à dissiper ses doutes, à faire reculer sa méfiance, son incrédulité, avançant subtilement d’habiles mensonges teintés de la plus terrible des vérités. Un augure manipulateur, un prophète menteur. Je m’en sens presque coupable, de la leurrer ainsi sur mon identité, et de lui faire miroiter plus que ce que je n’ai. Oh, si tout se déroule bien, nous l’aurons notre accord commercial commun. Il ne sera pas lié à Eden, monde disparu depuis bien longtemps, mais il aura lieu : avec Tulorim, libre patrie des sans origines. Une ville qui va connaître, j’œuvre fortement pour cela, un essor économique historique. Des colonies prospères y seront attachées, Saldana d’abord, Elysian ensuite, et d’autres par après. Un allié de circonstance qui saura tirer son épingle du jeu des trônes de Yuimen, là où on ne l’attend pas, pauvre bourgade reculée des conflits majeurs. Elle retrouvera sa fierté, fera ressurgir ses anciennes rancœurs envers la cité blanche. Je lui en donnerai les moyens. Alors oui, cette vérité, je devrai la révéler, à un moment ou à un autre, avant que tout ceci soit terminé. Avant que la Princesse ou que quiconque ici ne l’apprenne de lui-même, criant à la tromperie. Oui, c’est à elle que je le dirai, ou à son demi-frère, qui semble partager ses valeurs. Le moment… je ne l’ai pas encore choisi. Longue réflexion, ou décision abrupte. Au couronnement, peut-être. Quand Hascan, le favori de la Dame, saura qu’il nous doit son pouvoir. Sa confiance sera alors gagnée, et aucun voile mensonger ne pourra plus nous distancer. Pour cela, il nous faut réussir. Pour cela, il faut mener au bout nos actions en ce lieu.
Plus déterminé que jamais, j’écoute ses réponses. Des réponses qui précisent en donnant davantage d’informations encore ce que je sais déjà, ou que j’ai deviné. Ainsi, elle confirme entre autres que la femme est complètement dépréciée dans les affaires d’état à Illyria, lui préférant clairement l’illégitimité filiale. Et bon sang ce que c’est dommage, quand on lui devine tant de qualités sur le trône. Des lois, des règles, des traditions qui, outre toute raison, outre toute logique, mettent encore et toujours des freins à l’évolution. Bande d’attardés. Et bien qu’ils y restent, dans leur médiocrité aristocratique socialement injuste. Je leur montrerai, moi, ce à côté de quoi ils sont passés. Mais telle n’est pas ma tâche actuelle, et je ne peux forcer les choses à se passer si même la principale intéressée n’y croit qu’à moitié. Pour seul commentaire, je touche un nouveau clin d’œil à mon erreur d’alors.
« Alors puissent un jour vos citoyens appeler Majesté une personne comme vous, ma Dame. »
Elle revient sur le propos des élémentaires, indiquant que les tensions avec les autres cités humaines préexistent à cette affaire. Son père, le Roi Coriphème, a créé cette alliance commerciale dont Aaria’Weïla m’a soufflé mot. Et ça n’a pas plu, bien entendu. Aussi ne risquons-nous pas trop d’embarras en mettant sur le trône un partisan des élémentaires comme Hascan semble l’être. Semble, seulement, oui. Car les hommes ont parfois deux visages. Un lumineux, sous lequel ils aiment se montrer, et un plus sombre, qu’ils cachant aux yeux de tous pour ne le montrer qu’au moment où c’est pour eux le plus opportun. J’en sais quelque chose. Là encore, je commente brièvement, cela ne servant à rien de partir trop dans l’expectative.
« Hé bien espérons alors que ce statu quo soit préservé, et que le nouveau souverain n’attise pas les esprits belliqueux de vos voisins. »
II est presque curieux qu’elle insiste à ce point sur l’efficacité du commerce Illyrien, mettant en avant les bonnes choses apportées par les élémentaires pour l’économie de la cité. Comme pour justifier les choix de son père. Elle a dû avoir appris à être méfiante sur ce thème, ce sujet. Et à raison, apparemment. C’est pour cette même raison qu’on lui sert présentement le mensonge de notre provenance, afin qu’aucun amalgame ne soit fait entre notre origine, Yuimen, dont le fluide y menant est à Andarsté et les élémentaires, proches de cette antique cité. Encore une chose qu’elle pourra comprendre. J’espère.
Elle conclut ensuite le sujet de la fille du Grave d’Hyst, indiquant qu’à part jeter l’opprobre sur la petite, qui s’en remettrait sûrement mieux que d’épouser un vieux grippe-sous comme Leodos, ébruiter ces rumeurs ne servirait à rien. Inutile d’aller chercher plus loin dans ce sens. Elle m’indique en revanche la manière dont le nouveau souverain sera élu : par le conseil des ministres du précédent, dont elle fait elle-même partie, mais au sein duquel Leodos aussi a sa voix. Match nul, balle au centre, en d’autres termes. Elle évoque la possibilité pour les nobles majoritairement mécontents de faire appel si la décision ne leur plait pas, mais ça reste rare, sans doute. Déjà qu’une telle assemblée ne doit pas arriver tous les siècles… Evidemment, la période de choix des ministres est propice aux pots de vin et autres intrigues frauduleuses. Tout à fait sein pour unir un royaume, en quelque sorte. Je soupire malgré moi devant ces mœurs barbares, mais retiens mon souffle alors qu’elle évoque Hascan. Apparemment, il aurait son petit succès auprès de la gent féminine. Une bonne chose à savoir. Mais elle range aussitôt mon plan au placard, indiquant que l’amour de la fille n’aurait pas beaucoup d’influence sur le père. Relégué au rang des amourettes, le paternel n’y prêterait aucune attention, préférant penser à son avenir plus lointain. Facile à dire, quand sa fille sera presque sans aucun doute la future reine, peu importe qui elle épouse.
Mais déjà, alors qu’elle l’a fait manger car ils étaient censés se voir, le tant attendu prince bâtard fait son apparition dans la salle. Un homme viril, de bonne stature, à la ressemblance flagrante avec sa demi-sœur. Les habits nobles d’un courtisan, dans les tons bleu-gris contrastent avec sa mine, mal rasée et aux cheveux en bataille. Ce n’est pas un nobliau à la Faëlis, ça c’est certain. Il ne semble pas né de la dernière pluie, le Hascan, trentenaire au regard dur et soupçonneux, mine hermétique dont on ne peut déterminer l’humeur sans le connaitre bien. Ils se saluent poliment, alors qu’il tourne vers moi un regard curieux, que je lui rends sans ciller, soutenant son regard jusqu’à ce que sa sœur fasse les présentations. Amarthan, émissaire d’Eden, blablabla… Tout le baratin qu’on lui a nous-même sorti, en quelque sorte, qui me fait de plus en plus crisser des dents. Elle annonce, tout de go, que je suis là pour annoncer de tristes nouvelles à ce couple princier, précisant qui mon interlocuteur est. Rien que je ne sache déjà, sinon qu’elle le présente comme un marchand avant toute chose.
À mon tour, je me lève et incline la tête en guise de salut.
« C’est un honneur, Monsieur. »
Je me tourne cependant vers la princesse sans un mot de plus pour Hascan, et lui fais part d’une demande qui pourrait paraître incongrue.
« Dame, vous comprenez que la nature de mes propos ne puisse être ébruitée. Pourrions-nous, tous trois, nous parler en entretien plus privé ? »
Je jette un regard d’évidence face à la présence des gardes tout autour. Une demande visant à les éloigner, bien entendu. Il peut être risqué, face à un étranger dont on ne connait que peu, de s’en déparer. Mais elle décide de me faire confiance, et d’un regard les congédie. Ils passent le pas de la porte par laquelle Hascan est entré juste avant, et la ferment derrière eux. Nous voilà donc entre six yeux, même si on peut douter de la véracité d’un des deux du prince bâtard, au vu de la cicatrice qui lui marque le visage, passée par les années. Je doute qu’il apprécie se retrouver en entretien si particulier avec un type qu’il ne connait de nulle part, pas même de nom, mais il semble faire confiance en sa sœur. Pour ma part, si j’ai demandé l’éloignement de ces sbires du palais, c’est clairement par manque de confiance. Il ne m’étonnerait guère qu’ils soient à la solde de l’un des deux autres prétendants, l’innocent Camiran ou le rusé Leodos. Pour tout préambule, je regarde la princesse Insilbêth et incline la tête.
« Merci, votre grâce. »
Puis, tel qu’elle me l’a demandé, je me tourne vers Hascan pour lui faire un compte-rendu bref de ce que j’ai déjà pu révéler à sa demi-sœur.
« L’heure est grave, effectivement. De nombreux éléments en ma possession me permettent d’affirmer que des événements semblables au Crépuscule des Dieux d’alors sont sur le point de se produire, amenant le trouble sur l’ensemble du monde pouvant avoir des conséquences catastrophiques, comme sa destruction pure et simple, ou l’extinction de toute espèce vivante y résidant. Si je suis présent, ce jour, c’est pour qu’ensemble nous trouvions des solutions pour sauver ce monde et ses habitants d’une telle catastrophe. »
Je laisse un instant l’information lui monter au cerveau, et poursuis néanmoins avant qu’il ait eu le temps de la digérer.
« Pour cela, il nous faut le soutien du plus grand nombre de cités, et des chefs forts et déterminés pour les dirigés. De ceux qui sauront où est l’essor d’Elysian, et qui sauront mettre de côté leurs querelles intestines. Prince Hascan, vous êtes favoris pour ce rôle, dans cette cité majeure sur laquelle vos voisins devront prendre exemple. Mais pour être ce chef charismatique, il faut avant tout régler la situation politique délicate ici présente, chose pour laquelle je vous offre mes services, à vous et à votre demi-sœur. »
Je m’incline une nouvelle fois, sans trop exagérer. Et puis… un grain de folie me pique. J’embrasse les deux du regard, et alors que j’aurais pu me taire là, je poursuis toujours plus loin.
« Mais il est temps pour moi de vous rendre la confiance que vous m’avez accordé, désormais. Il est quelque chose que vous devriez savoir, sans aucun doute, avant que nous ne puissions poursuivre plus loin. Quelque chose dont vous comprendrez les raisons, sans en douter, et qui ne remet en rien en question la sincérité de mes paroles concernant ma volonté de vous aider. »
(Attends, quoi ?)
Je prends une longue inspiration avant de me lancer.
« Même si telle est l’image que je devrai absolument préserver dans ce palais, et en public, je ne suis pas exactement qui j’ai prétendu être. »
(Nooooon, tu déconnes ? Purée, même moi je ne m’y attendais pas.)
Trop tard pour faire machine arrière, ceci dit. C’est lancé, et ça ne s’arrêtera plus.
« Si Amarthan est bien mon nom, je suis plus connu sous celui de Cromax. Et si mon peuple vient bien d’Eden, je ne saurais en être un émissaire direct, puisqu’il a été réduit en cendres voici de nombreuses années. C’est de Yuimen que je viens, et si ma volonté est réellement de repartir de ce monde avec de puissants accords commerciaux, ça n’a pas été l’unique raison de ma visite. C’est suite à la demande d’Aaria’Weïla, reine des Sylphes d’Ilmatar, que je suis venu en ce monde. Les peuplades élémentaires, vos alliés, ont été les premières touchées par ce qu’ils appellent le Drainage. Leur énergie magique et vitale disparait petit à petit, comme ce fut le cas alors, lors du Crépuscule des Dieux. Ils s’affaiblissent, inexorablement, et c’est pour ça qu’ils ont fait appel à moi, représentant d’un autre monde, afin que nous trouvions les coupables de ce Drainage, qui mènerait à terme à un nouveau Crépuscule, plus dévastateur que le premier. Ils ne pouvaient enquêter librement, affaiblis et sous la menace permanente de la haine de certains humains ne les comprenant pas. D’où l’existence de cette fausse identité ne nous liant pas à eux. Afin que nul ne se méprenne sur nos intentions en nous jugeant sans nous connaître. »
Bim, le couperet est tombé. Net, sans bavure ni hésitation. Déterminé, je sais que c’est la bonne solution. Je poursuis encore et encore, afin que nul doute ne soit permis sur mes intentions.
« Comprenez, messires, que la nouvelle d’un tel affaiblissement chez les élémentaires pourrait soulever comme désirs belliqueux chez certains. Il faut que cela reste caché. Temporairement du moins. Au moins le temps que nous trouvions, avec votre aide, le fin mot de cette histoire de Drainage. Vous m’avez fait confiance, à moi de vous offrir la vérité. Mes intentions sont pures, mais ce rôle que je joue doit rester mon visage sur ce monde. Vous êtes dignes de confiance, et je crois en notre collaboration. Pour le bien d’Elysian. »
Je ne baisse pas la tête, cette fois. Mon regard est fixé sur eux, sur leurs réactions. Un coup de poker, encore. Risqué, certes, mais qui une fois de plus pourra m’ouvrir les portes de leur confiance absolue. Et par volonté de sincérité. Je ne suis pas un menteur. Et ils ont su me convaincre de leur bonne foi.
[2195 mots]
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