Inscription: Dim 31 Mai 2015 15:47 Messages: 713 Localisation: Kanteros
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![Attention [:attention:]](./images/smilies/attention.gif) Âmes sensibles s'abstenir, scènes violentes. Je ne bronche pas lorsque les deux puissantes entités s'approchent de moi, me contentant de les observer impassiblement, étrangement confiant et détendu compte tenu de l'inconnu dans lequel je plonge. Que va-t'il se passer, je l'ignore, mais de peur je n'en éprouve pas l'ombre. Cette flamme là ne trouve plus le moindre combustible en moi, sans doute a-t'elle consumé, au cours des âges, jusqu'à la dernière brindille m'ayant jamais hanté. Les voix des esprits se mêlent, si intimement qu'elles en forment une troisième, distincte et pourtant indubitablement liée. Ils s'approchent encore, presque à me toucher, engendrant par leur présence une étonnante réaction de mes fluides qui paraissent vouloir se mêler aux leurs. Une question à ce propos flotte sur mes lèvres, prête à être décochée, lorsque soudainement ma mémoire s'ouvre comme un barrage qui cède, me submergeant d'images, de sensations oubliées, de souvenirs que j'avais cru enfouis à jamais. Qui auraient du le rester peut-être, car de souvenirs heureux il n'y en a guère, c'est un abîme de ténèbres qui s'ouvre en mon âme, une porte sur un monde que je ne souhaite partager avec personne, pas même ces esprits. Mais ai-je bien le choix? Vertige.Une cave, moite, saturée d'une odeur complexe autant qu'insupportable. Mélange d'infection, d'urine, d'excréments, de sueur et de bile, on n'y respire que par nécessité vitale. Des corps miséreux et souillés sont serrés les uns contre les autres, faute d'espace, empilés pour ceux que la vie a quitté, place aux vivants! Vivants? A moitié seulement, voire un peu moins pour d'aucuns. Esclaves rétifs, fugitifs, jouets déchus des cruelles matriarches Shaakt, ce sont eux qui peuplent cette geôle. Eux. Nous. Moi. Folles. Folles qui ont cru pouvoir faire de moi leur jouet, après m'avoir capturé près d'une oasis, à moitié mort de soif. Folles...et pourtant, ne suis-je pas leur jouet? Ne suis-je pas à leur totale merci, réduit à l'état d'épave crevant à petit feu dans les tréfonds de leur cité maudite?
J'éclate d'un rire rauque, vide de toute joie, qui résonne comme un glas dans la petite cellule. Ceux qui sont encore assez en forme pour remuer se recroquevillent sur eux-mêmes, terrorisés, vaincus, résignés à n'être plus que des cadavres en suspens. Je crache un peu de sang, je tente de me relever péniblement. La main décharnée de l'un de mes voisins, un vieux Sindel qui ne passera pas la semaine, se pose sur mon avant-bras, il annone d'un ton épuisé et craintif:
"Non! Reste tranquille! Elles te tueront, te tortureront, et nous en paierons le prix aussi! Je...je t'en supplie!"
J'ai cent vingt-trois ans. Je suis un enfant de Raynna. Imaginent-ils ce que cela signifie, ces esprits? Je ne sais pas. Montre-nous, ont-ils dit. Soit. Voyez donc...
J'attrape la main du vieillard, nul ne pose la main sur moi sans en pâtir, jamais. Je la brise d'une sèche torsion, un éclat méprisant luisant férocement dans mon regard alors que le vieux hurle de douleur. Pas se faire remarquer, hein? Sans déconner. J'abats le tranchant de ma main libre d'un geste sec et précis, le cri s'interrompt net à l'instant précis ou mon coup lui défonce proprement la trachée. Je ne le regarde pas mourir. Il ne le mérite pas, c'était un lâche, un faible, je lui ai offert une mort propre, c'est déjà beaucoup. Mes prunelles d'ambre scrutent les quelques vivants, glaciales, en est-il un autre qui ait envie de mourir? Non? Non. Je saisis le cadavre par la gorge et m'approche de la lourde porte ferrée qui clôt notre enfer, trop basse pour que je la franchisse debout, et lui inflige quelques rudes coups de pied. Pas dans l'espoir de la défoncer, seul un bélier viendrait à bout de cet huis, mais parce que je sais que les gardes ne tarderont pas. Elles seront trois, comme toujours, une qui ouvre la porte, armée d'une longue et fine dague meurtrière, et les deux autres en retrait, pointant leurs piques sur l'étroite ouverture, prêtes à mater définitivement toute tentative de rébellion. Cela ne manque pas, une douzaine de coups de pied suffit.
Je me décale de l'entrée, la porte s'ouvre et la Shaakt avance, maugréant quelques insultes dans sa foutue langue. Dès qu'elle a fait un pas dans notre cloaque, je lui balance le cadavre à toute volée, elle tente bien de reculer mais s'empêtre dans le corps, surprise. Ma main fuse, deux doigts tendus, éteignant à jamais son malveillant regard dans un bruit d'éclatement spongieux suivi d'un hurlement strident. Mon séjour dans ce trou à rats ne m'a pas privé de toute ma force, j'insuffle une puissante poussée sur les deux corps enchevêtrés pour les propulser à l'extérieur, et comme tous deux sont légers, ils voltigent littéralement au travers du couloir perpendiculaire à la porte, s'empalant sur les deux lances obligeamment brandies. Je me ramasse et bondis à travers la porte basse, puis me redresse et prenant appui sur le premier cadavre venu, celui du vieux, je bondis par dessus leurs lances toujours plantées dans les corps et les percute sans douceur. La mêlée est confuse, je m'en donne à coeur joie, évacuant toute la rage qui m'habite d'avoir été capturé et enfermé dans cet antichambre de la mort, mais les deux Shaakts sont des combattantes accomplies et ripostent avec une incroyable sauvagerie. Mais elles ne font pas le poids au corps à corps, ma corpulence me donne un avantage loin d'être négligeable, et mon entraînement militaire m'a rendu bien plus rapide que ne le laisse suggérer ma taille et mon poids. Je m'en sors sans tarder, mais ces tigresses me laissent quelques impérissables souvenirs de cette rencontre, que je ne prends pas le temps d'examiner sur le moment. Je m'empare de deux de ces longues dagues, et me faufile le plus discrètement vers la sortie en utilisant ma capacité à me fondre dans les ombres. Il ne m'est pas très difficile de sortir, la tribu n'est guère nombreuse et un peu trop confiante en ses geôles, je ne laisse que trois corps sur mon passage, cette fois, avant de retrouver ma liberté. Le Désert. Le Dragomélyn.Vertige.Mon Père. Ma Mère. Fils du sable. Fils des volcans, des vents, de l'eau aussi, mais cela combien en mesurent l'importance? Sans eau, une unique journée tue, dans le Dragomélyn profond. Et les jours s'écoulent. Encore. Et encore. Ils tissent des semaines, qui se fondent en mois, puis en années. Combien de souvenirs en quatre siècles? Combien d'instants de vie? Enfant de Raynna. Pas de foi, en rien, pas de loi, sauf une. Être le prédateur ultime. Ou plus exactement, donner l'impression de l'être. On trouve toujours meilleur que soi, tôt, ou tard. Mais cela on n'y pense pas. Y penser c'est laisser la peur entrer, et à Raynna nul ne survit longtemps à cela. Mais je suis craint, dans les rues du bagne. Tous les Fils du Dragomélyn le sont. Ce qui n'empêche en rien les tentatives de meurtre, de vol et autres arnaques en tout genre. De temps en temps, il arrive que l'un de nous ne revienne pas d'une virée au bagne. Souvent, les chiens et les rats, voire les affamés, ont un supplément de viande gratuit. C'est la vie. Elle ne vaut rien ici. Rien du tout. Mais de cette lie de la société Sindel, nous sommes l'élite. De tous les tueurs, nous sommes les pires. Les mieux formés. La peur n'a plus prise sur nous. Ils nous ont poussé loin, si loin... Vertige.Quelques années plus tôt, rite du Passage:"Qui servez-vous, recrue Kerenn?"
"Vous, juste là, sergent."
Quelques autres recrues pouffent, s'attirant un regard furieux de notre instructeur qui me demande froidement:
"Je ne vous effraye pas, recrue Kerenn?"
"Non. Sergent."
"Excellent. Vous n'avez peur de rien, n'est-ce pas?"
"Non sergent."
"Parfait. Alors descendez dans ce puits et restez-y jusqu'à demain soir, c'est un ordre."
Un bête trou dans le sol sableux, maçonné de pierres jaunâtres anciennes, au milieu du grand rien. Des dunes, des plateaux secs où ne poussent que de rares cactées, à perte de vue. Nous sommes une dizaine de recrues pour cette formation dont nul n'a rien voulu nous dire, nous avons des vivres et de l'eau pour trois jours, et j'ai porté depuis la caserne ce foutu rouleau de corde qui plonge maintenant dans le puits, amarrée à un piquet de bois profondément planté dans le sable. Je hausse les épaules et empoigne la corde pour exécuter l'ordre reçu, descendant agilement le long de la corde jusqu'à apercevoir ce qui se cache au fond du trou. Je frémis, toute ma belle assurance s'effritant au spectacle qui m'attend, à peine discernable dans la pénombre ambiante. Une salle approximativement circulaire d'une vingtaine de mètres de diamètre pour environ quatre de haut se dévoile à mesure que mes yeux s'habituent à la faible lumière ambiante. Son sol grouille littéralement de vipères des sables, une espèce mortelle. Je n'hésite qu'un instant, je sais ce qu'il en coûte de désobéir aux ordres. J'ai été prévenu en bonne et due forme. Avec tout un luxe de précautions je finis par poser un pied au sol, très lentement afin de ne pas exciter les redoutables tueuses, puis un deuxième. Je grimace lorsque la lumière s'estompe, du fait d'une deuxième recrue qui descend dans le puits. Dieux! A dix là-dedans avec ces bestioles, ça va être joyeux... Elles s'agitent déjà du fait de ma seule présence, je me suis immiscé dans leur repaire assez calmement et doucement pour ne pas trop les énerver, mais il suffirait d'un rien pour que la situation devienne critique. Je murmure à mon comparse qui descend:
"En douceur, c'est plein de vipères. Attends que je m'écarte..."
De plus en plus nerveux à mesure que nous sommes de plus en plus nombreux, les reptiles sifflent de colère et se dressent parfois, menaçantes, mais finissent tout de même par nous concéder un cercle au centre de la salle, ce qui rend plus aisée la descente des derniers membres de notre petite compagnie. La corde est remontée aussitôt que le dernier a posé le pied sur le sol, nous sommes pris au piège, jusqu'au lendemain soir. Les minutes s'écoulent. Longues. Très longues. Nous n'osons guère bouger, les serpents forment un anneau grouillant et colérique à quelques dizaines de centimètres de nos pieds, mais chacun de nous sait qu'il sera difficile de rester ainsi, sans faire le moindre geste, pendant des heures. Nous restons là, comme des statues qui de temps en temps se meuvent imperceptiblement avec une lenteur calculée, et les premières heures s'écoulent, longues, si longues. Une recrue titube soudain en avant de fatigue, et je suis assez innocent encore à ce moment de ma vie pour fermer brièvement les yeux en adressant une vague prière à je ne sais trop quelle force.
Le malheureux a posé le pied juste à côté de la tête cornée d'une vipère, la réplique est immédiate, mais les crochets de la bête ne peuvent percer le cuir épais plaqué de métal de nos bottes. Je souris fugacement, n'ayant pas songé à cela jusqu'à cet instant. En restant prudent, il devrait être possible d'aller jusqu'à la paroi qui nous entoure, nous pourrions au moins nous y appuyer, voire accroupir par moments. Mon sourire s'éteint lorsque j'entends celui qui a vacillé hurler et se débattre soudain comme un dément au milieu des reptiles! Fou! Je lui siffle de s'immobiliser fissa, mais la panique l'a gagné, il s'acharne à écraser les serpents qui l'entourent à grands coups de pieds rageurs, et ce qui devait arriver arrive. L'un des serpents trouve la faille dans l'armure, juste au-dessus des bottes, puis la chair. Un hurlement déchirant résonne lugubrement dans la salle, et deux de mes confrères se ruent en avant pour porter secours à celui qui vient de se faire mordre et qui vire atrocement au violet foncé. Fatale erreur. Les reptiles sont furieux, certains sont blessés, la sentence n'est qu'une question de secondes, et s'abat, inéluctable. Trois morts. Je ne me souviens pas de leurs noms. Ni de leurs visages à vrai dire. Ils ressemblent à tellement d'autres.
Nous sommes deux à sortir, le lendemain soir. Deux à n'avoir succombé ni à la fatigue, ni à la peur. Le Sindel qui sort avec moi meurt quelques jours plus tard, piqué par un scorpion. C'est la vie. Son nom? Aucune idée. Je l’appellerai Blanc. Blanc comme ses os dans le désert. Qu'importe?(2216 mots)
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Kerenn
Si vous ne parvenez pas à trouver la vérité en vous-même, où donc espérez-vous la trouver?
Zenrin Kushu
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