A notre entrée le mâle Shaakt se crispe notablement, portant la main sur le manche de sa dague comme s'il était très surpris de notre arrivée. Ce qui doit être le cas en y pensant bien, la formation surréaliste et subite de ce "trou" permettant le passage a de quoi rendre nerveux le plus calme des êtres. La femelle, elle, se contente de m'étudier d'un air calculateur, puis inflige le même traitement à Kay qui arrive dans la salle juste après moi. Je sens cette dernière se crisper et perçois à l'orée de mon champ de vision sa main qui se porte à la garde de son arme, mais à ma plus grande satisfaction elle ne la dégaine pas.
Après l'accueil et de sommaires présentations j'expose mon point de vue sur les Shaakts, tout en observant avec la plus grande attention les réactions diverses que mon discours va engendrer. Mes mains sont toujours négligemment posées sur les pommeaux de deux de mes lames, l'Ardente et l'épée épurée d'Ethërnem, mon ancêtre, souples et détendues. J'ai à cette instant une conscience aiguë de mon Ki, je le sens parcourir mes muscles, mes nerfs et mes veines, rivières d'argent qui ne demandent qu'à jaillir de mon être comme torrents de la montagne. Je ne le déploie pourtant pas, je me contente d'en avoir conscience et de savourer l'équilibre intérieur qu'il me procure, je suis debout sur le fil de la lame, prêt à tout, à rien, en latence immuablement stable et pourtant susceptible d'exploser comme un volcan en un infinitésimal instant. Ombre et Lumière, je me trouve au point paradoxal où elles se rencontrent, l'une devient l'autre, l'autre engendre l'une, chacune n'a de sens que par rapport à l'autre. A ce point tout est possible, tout est stable car il n'y a aucune dualité. Du moins en théorie car, si cet état d'aguets totalement neutre me semble pouvoir être maintenu en permanence, je suis encore loin de parvenir à un tel résultat plus de quelques instants. Mes sentiments et mes émotions influent encore trop intensément sur ma Danse, je devrais les ressentir de manière neutre mais je leur donne instinctivement une teinte, ils sont ombre ou lumière, je les définis inconsciemment comme "bons" ou "mauvais". Erreur, faiblesse, je le sais et je m'efforce d'y pallier lorsque j'en ai conscience mais, par Sithi, que la Voie est ardue!
Les émotions du mâle Shaakt se lisent comme un livre ouvert sur son visage, changeantes et instables. De la haine, du mépris, de la souffrance aussi. Il rit, ricane, affirme que nos ennemis sont les mêmes et que je suis le seul à avoir menacé de couper des têtes ici. Je demeure rigoureusement de marbre, impassible, neutre. J'ai provoqué des réactions, je veux savoir qui ils sont, comment ils fonctionnent, je veux connaître les forces et faiblesses de chacun des êtres présents dans cette pièce. Mieux, je veux connaître leurs motivations, leurs émotions, leurs rêves et leurs cauchemars. Pourquoi sont-ils là, voilà la question à laquelle je dois être en mesure de répondre. Kay souhaite la même chose puisqu'elle se positionne en affirmant vouloir connaître la raison de la présence de ces elfes noirs, demandant par ailleurs par quel moyen ils espèrent combattre l'esclavagisme en ayant recours à des esclavagistes. La question est bonne, toutefois les réactions du mâle m'en ont appris beaucoup. Les Shaakts de Yuimen forment une société matriarcale, les mâles y sont relégués à des tâches subalternes, souvent méprisés et humiliés, utilisés comme laquais ou reproducteur. Si je ne me trompe pas nous avons à faire ici avec un rebelle de ce peuple, un mâle qui a fui la domination des matriarches et qui par conséquent a dirigé la haine viscérale propre à ce peuple contre elles et la société Shaakt en général. Mais nous verrons, patience, les masques sont trompeurs, toujours.
La femelle réagit de manière beaucoup plus subtile, elle se lève gracieusement puis s'approche de moi d'une démarche discrètement provocante mais aussi empreinte de prudence, jusqu'à littéralement me frôler. Son regard de rubis, ou d'améthyste selon l'angle sous lequel on le regarde, est rivé au mien, brillant d'audace et de convoitise. Elle ne laisse rien au hasard, elle est extrêmement belle et elle le sait, tout comme elle sait user de cet atout pour amener les mâles à ployer à ses volontés. Mais elle a compris aussi que je n'étais pas sensible à ce genre de détail, la beauté d'une femme, si grande soit-elle, ne me perturbe pas. Je souris intérieurement en songeant que c'est la seule raison pour laquelle elle s'est levée. Elle m'éprouve par ce comportement provocant, elle cherche la faille par laquelle elle pourra m'influencer. Elle teste aussi les réactions de nos hôtes, volontairement ou pas je l'ignore, pour l'instant. Je ne cille pas lors de son approche, seule ma posture se modifie imperceptiblement alors que je la corrige pour rester apte à réagir de manière foudroyante en cas de besoin. Aucune menace dans mon attitude, pas la moindre crispation, je n'ai pas besoin de cela pour manifester ma place. L'Elfe Noire se présente sous le nom d'Irina, elle est maintenant si proche de moi que son souffle chaud me caresse le visage, par Sithi elle ne manque pas d'audace! Elle affirme ensuite en désignant mes armes du menton que je ferais plaisir à l'ensemble des personnes présentes en prenant sa vie, mais que je priverais ainsi nos commanditaires d'un atout précieux, puisqu'elle serait la seule en mesure d'infiltrer les Shaakts de ce monde. Un raisonnement en apparence juste, mais pernicieux et spécieux en réalité. Je connais les Shaaktes, les femelles, je sais faire la différence entre une puissante matriarche, mage, prêtresse ou guerrière et une jeune femelle à peine sèche derrière les oreilles comme cette Irina. Elle aura du mal à prendre une réelle influence dans la société Shaakt de ce monde, je pense, à moins qu'elle ne soit totalement différente de celle de notre monde évidemment. Et ça, je n'en sais rien pour l'instant. Mais surtout, si elle parvenait malgré tout à acquérir une certaine influence chez les Shaakts de cette terre, dans quels buts utiliserait-elle ce pouvoir? J'ai comme un vague doute que cela serve les intérêts de nos commanditaires, à dire vrai.
Je lève lentement la main gauche qui vient se placer sous le menton de la Shaakt, que je relève légèrement pour river mon regard au sien. Le geste est doux, tranquille, mais il suffirait d'un rien pour que mes doigts se referment sur sa gorge. Je murmure avec un infime sourire aux lèvres, de manière à ce qu'elle seule entende:
"Tu es une joueuse téméraire...Irina. Jouons alors, et voyons jusqu'où tu es capable d'aller..."
Yumiko choisit cet instant pour faire des siennes, elle dégaine sa monstruosité d'épée, s'interpose avec virulence entre Irina et moi tout en me menaçant directement d'une "punition" au cas où je sortirais mes armes, voire menacerais qui que ce soit dans cette pièce. Sans doute a-t'elle cru que j'allais étrangler la noire. Son "avertissement" puéril autant qu'inutile est manifestement également destiné à Kay, mais, par tous les Dieux du panthéon, comment les humains de ce monde en sont-ils arrivés à confier à cette jeune écervelée un rôle aussi important?! Quelque chose m'échappe, et je n'aime pas ça. Mais qu'importe, à cette intervention je recule simplement d'un pas tranquille, mon visage ne manifeste rien, mes traits sont de marbre et mes prunelles de jais aussi inexpressives que de coutume. Ai intervient alors en expliquant vaguement que nous étions censés nous infiltrer chez les elfes en compagnie de ces deux noirs mais que cela n'est désormais plus possible et que nous devrons en conséquence, Kay et moi, plutôt oeuvrer en ville. Je retiens de justesse un soupir exaspéré, chassant sans douceur l'ébauche d'agacement qui prenait naissance en moi, je m'adresse tout d'abord à Ai, calmement et posément:
"Très chère Ai, bienveillante hôtesse, permettez-moi de vous faire un aveu: c'est la première fois de mon existence que je menace un Shaakt. Jusqu'à présent aucun n'a jamais bénéficié d'un avertissement, considérez donc qu'il y a là une nette amélioration?"
J'esquisse un léger sourire d'auto-dérision avant de poser les yeux sur Yumiko, reprenant un air absolument neutre pour lui dire sur le ton de la banale conversation:
"Range-moi cet acier, jeune fille. Ne le sors que pour t'en servir, je suis étonné que personne ne t'ait encore appris cela."
Je fais ensuite un tour des personnes présentes du regard, puis vais m'installer à la table où était assise Irina, obligeant indirectement cette dernière à prendre place à mes côtés si elle souhaite reprendre celle qu'elle occupait avant de se lever. Cette position a également l'avantage de laisser à Kay la possibilité de s'asseoir à ma gauche, ce qui me permettra de former un rempart de mon corps entre elle et la Shaakte, on n'est jamais trop prudent. Je fais d'ailleurs signe à ma compagne d'aventures de venir l'occuper, cette place, tout en réfléchissant.
J'ignore comment ces trois fillettes en sont arrivées à occuper des postes apparemment importants parmi leur peuple, leur immaturité est palpable et leurs réactions incontrôlées, elles prennent des décisions hâtives qui ne serviront pas leurs intérêts et, surtout, n'ont visiblement pas réfléchi bien loin ni pris la peine de se renseigner en profondeur sur les êtres auxquels elles demandent assistance. Elles n'ont aucune méthode dans le cadre de leur recrutement, mêlent des races antagonistes et réagissent avec un temps de retard en menaçant à tout va ceux dont elles espèrent l'aide. Je pourrais m'en retourner comme je suis venu, Ai le propose d'ailleurs, mais j'ai d'excellentes raisons de me trouver ici, et aucune intention de faire demi-tour. A moi donc de pallier à ce qui me dérange, plutôt que de critiquer ou reprocher gratuitement. Il devrait y avoir moyen de remettre la calèche dans les ornières de manière assez simple, il suffit d'insuffler dans tout cela un semblant d'organisation, de structure. Je me décide donc à reprendre la parole une fois mes intentions soigneusement précisées, rien ne sert de tirer des flèches si l'on n'a pas défini la cible:
"Nous devrions, toutes et tous, nous asseoir à cette table afin de nous expliquer calmement. Prendre des décisions hâtives ne servira pas votre cause. Vous voulez protéger votre peuple? Alors jouez la partie de manière stratégique, ne laissez pas vos émotions dicter votre conduite. A quoi servirait de nous envoyer en ville, Kay et moi, si la moindre rencontre risque de tourner au carnage? Ai, exposez-nous de manière concise la situation qui vous préoccupe, ses tenants et ses aboutissants. Exposez-nous de quelle manière vous comptez que nous vous aidions, et en quoi des Shaakts esclavagistes de Yuimen peuvent servir vos intérêts. Parlez-nous aussi du contexte, quels types de sociétés régissent les différents peuples, qui les dirigent, où vivent-ils, dans quelles conditions, en quels dieux croient-ils, bref faites-nous un état des lieux, un briefing pour résumer. Il y a un détail que j'aimerais connaître également, les Sindeldi de ce monde, quand sont-ils apparus?"
Je suis curieux de savoir si, comme sur Yuimen, les Sindeldi sont arrivés ici au terme de leur exode. J'ai une connaissance rare du lointain passé de notre peuple mais, malgré cela, je n'en connais jamais qu'un pan précis, se peut-il qu'il existe des Sindeldi dont l'origine ne remonte pas à Eden? Rien d'impossible, mais cela remettrait sérieusement en cause certaines certitudes quant à la création de notre peuple, sans parler des théories du clergé. Ce n'est qu'un détail bien sûr, mais si nos origines sont les mêmes, nous aurons ainsi un fond commun sur lequel je pourrais m'appuyer pour agir dans le sens souhaité. Et si ce n'est pas le cas, eh bien j'aviserai en temps voulu, rien ne sert de s'en préoccuper pour l'instant. Néanmoins les paroles d'Hina qui répondent à la question du Shaakt qui voulait savoir si les noirs de ce monde adoraient leur ignoble arachnide, laissent penser que les Elfes ne connaissent ni Valshebarath ni Sithi, ils auraient une étrange divinité du nom de Zarha'Eïla. Un autre point qui me chiffonne dans tout cela touche aux paroles de l'oracle des montagnes d'Hidirain. D'après ces paroles, ce sont les hommes qui pourraient m'apprendre les pas de la danse que je désire mener, et pas les Sindeldi. Mais là encore il me faut simplement des informations, dont j'espère que la dénommée Ai nous en fournira en suffisance afin que nous puissions envisager stratégiquement la suite des événements.
(env. 2200 mots)
Dernière édition par Tanaëth Ithil le Lun 8 Aoû 2016 20:00, édité 1 fois.
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