Et l’arrivée prend des airs de supplice. C’est le froid, tout d’abord, qui gêne le plus Caabon, car on n’entre pas aussi fier que lui dans la cité des Shaakts de Nosvéris, Gwadh est peuplée d’êtres fiers, aux regards durs, à l’œil attentif aux écarts à la norme et aux rangs. Aussi Thrang somma-t-il le Wotongoh de quitter sa cape, sa brigandine, son sac, ses armes, tous ses effets qui pourraient paraître déplacés, portés par un esclave ; chacun des biens fut solidement arrimé à la mule, que le jeune homme fut contraint de suivre en se hâtant, vêtu de haillons prévus par le shaakt pour rendre encore plus crédible son arrivée dans la cité. Aux portes, nul ne fit d’histoire pour les laisser pénétrer dans les souterrains de la ville, Thrang souffla d’ailleurs à Caabon de ne pas s’en faire, les gardes faisaient parti de son clan ; et puis quoi de plus normal qu’un mâle ramenant un esclave pour enrichir le cheptel de sa matriarche ? Un Wotongoh qui plus est, un de ces sauvages du nord, dont la peau à une noirceur dérangeante pour ceux qui partagent avec eux cette caractéristique physique dont ils sont si fiers… Et puis le jeune homme si loin de sa cité a piètre allure, tremblant de froid, avec presque des sursauts à chaque coup de vent marin qui manque de le faire vaciller. Même si les grottes sont glacées, c’est tout de suite un soulagement que de se mettre à l’abri des assauts.
(Rana n’épargne guère son serviteur en ces contrées… Yuia domine, j’en ai bien peur… Et il faudra que je trouve une solution pour résister à ce froid si je dois continuer à me trimballer ainsi vêtu… Si on peut appeler ça des vêtements ! Avec ces frusques, je passerais sans peine pour le plus malheureux des mendiants à Oranan, où le climat est encore plus doux qu’ici… Je crains que dans cette cité, pour les humains qui ont le malheur de s’y trouver sous la coupe des shaakts, ce ne soit la norme… Peste soit des esclavagistes…) Evoluer dans les cavernes n’améliore en rien l’humeur et l’état du Wotongoh. Le sol par endroit est lissé, par le temps et les coups de burin successifs, les passages nombreux, les roues cerclées des chariots, les sabots ferrés des chevaux, les clous des bottes ; il n’empêche que c’est toujours la pierre que Caabon sent sous la plante de ses pieds, et que les aspérités qui ne gêneraient pas le moins du monde un individu chaussé l’indisposent tous les deux pas, car parmi les effets jugés incompatibles avec la condition qu’il lui fallait simuler, on trouvait les bottes chaudes de bon cuir, et les épaisses chaussettes dont il avait pris la précaution de se vêtir. L’inconfort est modéré par la pensée que temps qu’il perçoit la douleur transmise par les extrémités de son corps, c’est que le froid n’a pas planté trop profondément ses griffes dans sa chair, pour lui arracher un orteil ou deux.
Pour une cité souterraine, Gwadh est tout de même éclairée, sans pour autant pouvoir être qualifiée de lumineuse. Des torches et des lampes jettent des flammes étranges car émeraudes, vacillantes sur les parois, sèches ou humides selon les boyaux, leur taille et leur entretien, la richesse de ceux qui y ont accès ; la fumée s’échappe par des puits taillés dans le roc qui, le jour venu, offrent une lumière chiche, plus blanche, mais suffisante pour une shaakt et surtout assez faible pour ne pas agresser ses yeux. Il y a beaucoup à voir pour le voyageur qui pour la première fois pénètre en ces lieux, surtout si celui-ci a pour ambition d’y rester quelques temps, d’y évoluer, de planter ces griffes dans cette société cruelle, dangereuse et troglodyte. L’esclave moyen baisse sans doute les yeux, ne serait-ce que pour éviter le bâton ou le fouet, mais Caabon débute dans ce rôle, et il n’excelle pas encore à prendre une attitude humble, à se faire oublier : le dos droit, l’œil aux aguets, il scrute tout autour de lui, grave dans sa mémoire l’architecture si particulière des lieux, les maisons taillées dans la pierre qui semblent être des forteresses, des tourelles qui ne dominent rien sinon une rue, dont le faîte se confond avec la voûte de pierre, les gardes postés ça et là, les mâles cédant la place aux femelles dominant les clans… Et cette contemplation, alliée au froid ambiant, l’amène parfois à s’arrêter. Une seconde ou deux, pas plus : la corde qui lui lie les mains et lui use les poignets, dont l’extrémité se trouve entre les doigts puissant de Thrang, le jette au sol d’une traction sèche du shaakt impatient, lui meurtrissant ainsi les coudes et les genoux. A la troisième, ils sont en sang à force de heurter l’onyx du sol, et la curiosité de Caabon se voit très bien réfrénée par la douleur. Il n’en perd pas pour autant le réflexe de graver dans sa mémoire des éléments qui lui paraissent important.
Par exemple, dans les rues, de franches rivalités s’affichent, sans aller jusqu’à l’affrontement cependant, lorsque les shaakts se croisent. Pas de côté ou, au contraire, refus de céder le passage, main portée promptement à la poignée d’une arme, les regards assassins, les mâles s’abaissent même à cracher dans le sillage d’un groupe, ou à esquisser quelques gestes obscènes dans le dos d’individus dont manifestement ils ne pensent pas le plus grand bien. La tension est palpable, alliance et inimitiés mises en évidence par les signes de reconnaissance arborés par les shaakts, le plus souvent les marques de clan, brodées sur un vêtement, frappées sur le cuir d’une armure, gravées dans l’acier d’un casque, magnifiées en bijoux sombres et menaçants.
(Non seulement il me faudra apprendre les rudiments de leur langue, mais également tous les emblèmes et blasons par lesquels ils manifestent leur allégeance… A ce sujet, j’espère que quelqu’un se chargera de faire mon éducation, sinon j’ignore à quoi je vais bien pouvoir leur servir… Je doute que Céendel m’ait placé là uniquement pour faire office d’appât, ou de soldat sacrifiable… Enfin… Sait-on jamais…) Face à une muraille haute, dominant la grotte dans laquelle elle a été taillée, ornées de voûtes élancées, d’une dentelle de pierre peinant – volontairement sans doute – à masquer l’impression qui se dégageait de l’architecture. Certains édifices donnent l’impression d’une défense imprenable, inébranlables comme les montagnes dont a tiré le roc ayant servi à leur édification ; les artisans shaakts, ou ceux qu’ils avaient réduit en esclavage pour mener à bien leur projet monumental, étaient parvenus à rendre cette invulnérabilité, mais mieux encore : le bâtiment paraissait agressif, capable à lui seul d’écraser ceux qui voudraient en franchir les portes sans y avoir été autorisés. Etait-ce la manière dont les torches émeraude jouaient des reliefs pour créer et projeter des ombres menaçantes ? Ou serait-ce les araignées sculptée dans le roc sombre, si réalistes qu’on s’attendait à les voir glisser en cliquetant le long des colonnes, des arches sous lesquels on devine après les premiers regards, gravées avec finesse, des toiles parsemées de crânes et d’os humains, et au dessus de l’entrée des suppliciés, rendus avec une précision terrible, dont les créatures octopodes dévorent les tripes de leurs mandibules acérées. Des visages déformés par la douleur et l’effroi émergent du rocher, semblant encore crier des centaines d’années après que leur torture ait été immortalisée.
« Suis-moi, et ne lève le regard sur personne, sous aucun prétexte. » Une nouvelle traction sur la corde, trop faible pour le faire tomber, mais assez pour tirer Caabon des pensées accablantes que suscitaient chez lui cette expression à ses yeux malsaine du génie créateur d’une race. L’ordre de Thrang ne tomba pas dans l’oreille d’un sourd, les récits que ses compagnons de voyage lui avaient fait des mœurs shaakts avaient préparé son esprit à recevoir de tels ordres, aussi le jeune homme ne bronche-t-il pas et enregistre-t-il la menace sous-jacente.
(Une femelle de leur clan n’hésiterait à aucun moment à m’ouvrir la gorge d’une oreille à l’autre, si ce n’est pas pire…)