Après un peu plus de trois heures de méditation, je me relève et fais quelques exercices d'assouplissement qui me tirent bien des grimaces. Tout mon corps proteste contre le traitement que je lui ai infligé ces derniers temps et le manque de nourriture ne m'aide pas vraiment à récupérer. Je n'ai rien mangé depuis plus que j'ai quitté mon abri au bord de la mer, la veille au soir, rien de dramatique encore mais, vu que je n'ai pas eu un régime beaucoup plus consistant durant les semaines qui ont précédé, cela suffit à m'affaiblir assez pour que j'aie de légers vertiges dès que je tente un effort un peu plus violent. J'espère que Mëaren aura la courtoise de me nourrir un peu avant de m'envoyer trucider son ennemi, mais je ne parierai pas dix yus là-dessus.
Quoi qu'il en soit, mieux vaudrait que j'aie sa fichue réponse avant de le recroiser et, comme cela doit faire un peu plus d'un jour complet que j'ai cherché Brëanal au moyen de ma vision, je devrais être en mesure d'en provoquer une nouvelle. Je m'installe donc en tailleur sur la paillasse et me concentre posément pour écarter les brumes du temps et tenter de voir ce qui est arrivé aux malheureux mineurs de mon détestable geôlier.
Lentement, comme à regret, les voiles du passé s'écartent, et je les vois. Ils sont une douzaine, maigres à faire peur, crasseux au possible et arborent, pour la plupart, des traces de coups de fouets sur le dos. Du moins je suppose que c'est de cela qu'il s'agit, car ma vision n'est pas nette, mais quelle autre origine pourraient avoir les traits écarlates qui sillonnent leurs chairs nues? Leurs pieds semblent entravés par de lourdes chaînes qui les relient entre eux et ils sont munis d'espèce de pioches avec lesquelles ils frappent la roche friable de la région, au risque que tout s'effondre sur eux. Pour ce que j'en distingue, ils se trouvent dans une vaste salle irrégulière, chichement éclairée par un nombre bien insuffisant de torches. Mais si cette vision m'emplit de colère, ce n'est pas cela que je dois voir, aussi je tente de me calmer en soupirant profondément et focalise ma volonté sur l'instant où certains d'entre eux meurent.
Soudain, d'autres silhouettes surgissent des ombres, plus petites que des Sindeldi mais tout aussi maigres que ceux que je vois. Je crois voir des flèches fuser des ténèbres, mais peut-être n'est-ce dû qu'à l'imperfection de ma vision car aucun Sindel ne semble tomber à cet instant. Les nouveaux arrivants se jettent sur les esclaves et, ces derniers ne pouvant sans doute guère se défendre à cause de leurs chaînes, j'assiste à une véritable boucherie qui ne doit pas durer plus d'une vingtaine de secondes. Je tente désespérément de mieux voir les attaquants que je ne discerne que comme des formes sombres et floues, mais en vain, diriger ma vision n'a rien d'aisé et je n'arrive que très exceptionnellement à avoir une vue nette. Il me semble encore que les agresseurs récupèrent certaines choses, sans que je puisse définir quoi exactement, mais ce n'est pas ce qu'ils ont pris qui m'intéresse, c'est qui ils sont. Je m'efforce une fois encore de clarifier la scène en me focalisant sur l'un de leurs visages, mais sans autre résultat que de revenir abruptement au présent, dans ma petite prison de pierre.
(Et merde, c'était quoi ces êtres?!)
(Réfléchis un peu, ça me semble assez évident...)
(Moui... la logique voudrait que ce soient des Eruïons, vu l'endroit où l'on se trouve et leurs gabarits. Mais ça pourrait aussi être des Sektegs, voire une bande de jeunes Sindeldi.)
Mais je n'y crois pas, à dire vrai, ils m'ont tout de même parus trop grands pour des Sektegs et, pour ce qui est d'une bande de jeunes Sindeldi, où auraient-ils trouvé des arcs et des flèches, si tant est que ce soit bien ce que j'ai vu? Dans tous les cas ils possédaient des armes vu la rapidité avec laquelle ils ont éliminé les esclave et, en me remémorant de mon mieux ma vision, sans doute des pièces d'armure car certains étaient étrangement...bosselés. Des Eruïons donc, très probablement. Mais que faisaient-ils là? Je sais qu'ils s'en prennent parfois au bagne, les histoires à ce sujet sont nombreuses à Nessima, mais je n'ai jamais entendu dire qu'ils avaient attaqué Raynna de l'intérieur. Je sens mon coeur battre un peu plus vite à la pensée suivante: comme ils ne peuvent pas venir du Bagne, à moins d'être arrivés dans ces cavernes avant que Mëaren n'en fasse son repaire...il serait logique de penser qu'ils viennent de l'extérieur!
(Bon sang, s'il y avait une sortie par ces cavernes, ce serait autrement plus simple que le moyen que j'ai imaginé!)
(Pas sûr, les passages sous la montagne sont dangereux, rappelle-toi que ce sont des volcans...)
(Je sais bien, mais au moins il n'y aura pas de soldats, tu connais la réputation des troupes d'élite de Raynna.)
(Et ton équipement?)
(Moui, il y a ce problème, en effet. Mais comme il est caché au pied des montagnes, je pourrais aller le récupérer par là, sans devoir me coltiner d'abord deux jours en plein désert, à découvert ou presque tout du long. Enfin, le problème, pour commencer, c'est Mëaren, je doute fort qu'il nous laisse bien gentiment filer par ses mines. A mon avis il n'a pas la moindre intention de nous laisser en vie après avoir eu ce qu'il voulait, à moins que l'on accepte de le servir.)
Sindalywë ne prend pas la peine d'essayer de me détromper, à quoi bon alors que je partage ses pensées et que je sais qu'elle a le même avis que moi à ce propos? Mais il m'est impossible d'échafauder le moindre plan pour le moment, il y a trop d'inconnues, a commencer par: Brëanal a-t-il vraiment été soigné? Qui Mëaren me demandera-t-il de tuer, et quand? Si j'ai bien cerné le bonhomme il pourrait aussi bien me désigner l'un des chefs militaires du bagne... Bref, me tournebouler la tête ne sert à rien, mieux vaut que je me repose encore un peu, j'aurai besoin de toutes mes forces et de mon entière lucidité dans les heures à venir. Un moment plus tard, des pas se font entendre dans le couloir et s'arrêtent devant ma porte, si bien que je me relève rapidement tandis que le visiteur retire la barre qui clôt la porte et l'ouvre d'un coup de pied en clamant:
"Debout! Le chef veut t'voir!"
Reconnaissant Bëarn, je le suis sans discuter jusqu'au palace de Mëaren, qui m'attend, confortablement assis dans un fauteuil. Il fait signe au garde de se retirer puis, dès que ce dernier a refermé la porte derrière lui, me demande abruptement:
"Alors, cette réponse?"
Je le fixe calmement et fait mine d'examiner la pièce avant de lui retourner une question:
"Où est mon ami, messire Mëaren?"
Le noble se lève souplement et s'avance vers moi, sévère:
"Il se repose. Tu le verras plus tard, après avoir répondu à ma question et rempli ta part du marché."
Ben voyons. Il me prend pour un nouveau-né ou quoi? Je secoue lentement la tête et lui rétorque calmement:
"Vous aurez votre réponse lorsque j'aurai la preuve qu'il est en vie, pas avant."
J'ai bien conscience de jouer avec le feu, le bref éclat de colère qui passe dans le regard de Mëaren indique clairement qu'il n'apprécie pas d'être contrarié, mais je sais aussi que ma seule chance de nous sortir tous deux de ce pétrin est de faire douter mon interlocuteur au moyen d'une assurance inébranlable. La moindre faiblesse, la moindre erreur, et nos os finiront à côté de ceux du mammifère marin qui trône sur son tas d'ordures, j'en suis convaincu.
"Tu joues avec ma patience, petit, or je n'en ai guère", rétorque le noble d'un ton menaçant.
Cette fois c'en est assez, le moment est venu de montrer un peu les griffes. D'un ton dur et froid, assuré jusqu'à moindre syllabe, je lui réplique:
"La patience n'est pas mon fort non plus, sieur. Vous êtes face à un choix: vous m'amenez mon ami et j'honore ma part du marché, ou vous faites l'erreur d'essayer de me contraindre. Choisissez mais choisissez vite, je commence à me lasser de ce petit jeu malsain."
Totalement éberlué par ma tirade, Mëaren en reste coi une seconde, avant de dégainer sa lame d'un geste vif en grondant:
"Tu te prends pour qui, vermine?! C'est moi qui dicte les conditions ici, personne d'autre!"
"Nous avons fait un marché, tout ce que je demande c'est la preuve que mon ami a bien été soigné, est-ce si extravagant? S'il est en vie, cela ne devrait pas poser le moindre problème. Mais peut-être dois-je considérer qu'il est décédé cette nuit?"
Je ne bronche pas sous la menace de l'arme, s'il avait vraiment voulu s'en servir maintenant ce serait fait. Avant qu'il ait eu le temps de répondre, j'ajoute:
"Dites-moi, combien de vos sbires avez-vous perdu dans ces mines? Cinq? Dix? Davantage? Vous ne trouverez jamais les responsables sans mon aide, messire, ils connaissent ces lieux bien mieux que vous. Combien d'hommes êtes-vous encore prêt à perdre? Combien avant qu'un clan rival ne décide de profiter de votre affaiblissement pour s'emparer de vos biens?"
Je n'ai aucune certitude qu'il ait effectivement perdu des combattants dans l'affaire, mais cela me semble raisonnable de le supposer. D'une part les esclaves devaient être surveillés, d'autre part il n'aurait pas posé cette question si elle ne le préoccupait pas sérieusement. Enfin, je n'ai vu que quatre Sindeldi munis d'armures, jusque là, et pas plus d'une dizaine en tout. Ce qui me laisse penser qu'il a déjà perdu pas mal de monde dans ces mines et que cela le place dans une posture inconfortable. Anxieux, je retiens mon souffle en l'observant plisser les yeux de colère et crisper les doigts sur la garde de son épée, va-t-il finalement se décider à me tomber dessus?
"Très bien", murmure-t-il, rengainant lentement son arme avant de crier à son séide d'amener Brëanal.
Je pousse un discret mais profond soupir de soulagement, un immense poids s'envolant de mes épaules en apprenant que le capitaine est vivant. Et effectivement, moins de deux minutes plus tard, c'est un Brëanal pâle et titubant mais debout qui fait son entrée! Il me dévisage avec une totale incrédulité et murmure faiblement:
"Tanaëth Ithil?! Par Sithi, que faites-vous là?"
Je lui souris et presse amicalement son épaule en lui répondant:
"C'est une longue histoire. Je vous la raconterai, mais avant cela j'ai un marché à honorer."
Je me tourne vers Mëaren et reprends:
"Ce sont des Eruïons qui tuent vos hommes. Ils sont nombreux, au moins une vingtaine, bien armés. Maintenant dites-moi, qui dois-je tuer?"
Le capitaine de la milice me regarde d'un air effaré, mais il s'abstient de commenter et laisse Mëaren me répondre avec un sourire vicieux:
"Des Eruïons, dis-tu? Ma foi, c'est plausible, mais moi aussi il me faut des preuves. S'ils existent bel et bien, ils sont dirigés par une matriarche. Apporte-moi sa tête et tu auras rempli ta part de marché."
Bordel! Il le savait! Je suis sûr qu'il le savait! Et sa demande n'est rien d'autre que la mâchoire du piège qui se referme, je me suis fait berner comme un débutant! Mais pas question de lui donner satisfaction en lui montrant que je me suis laissé duper, j'ai ma fierté et je puise dans les tréfonds de ma volonté pour rester impassible et lui répliquer posément:
"Vous savez fort bien qu'elle sera protégée par toute sa tribu, je ne l'atteindrai pas sans prendre de nombreuses vies."
"Cela ne me regarde pas, petit, je ne te demande qu'une tête, conformément à notre marché."
Évidemment. Piégé jusqu'au bout, le petit Tanaëth. Fait comme un rat. Mais je n'ai d'autre choix que de jouer selon les règles de ce fourbe, du moins en apparence:
"Très bien. Alors prêtez-nous des armes et nous vous ramènerons sa tête."
"Vous? Tu n'espères tout de même pas que je vais te laisser emmener ton ami, petit?"
"Vous voulez que vos mines redeviennent sûres, oui ou non? Je ne viendrai pas tout seul à bout d'une meute d'Eruïons armés jusqu'aux dents et dirigés par une Matriarche, vous le savez très bien. Tout ce que vous gagneriez à m'envoyer seul c'est ma mort, je ne doute pas que cela vous indiffère, mais votre problème resterait intact. Avec mon frère d'armes nous avons une petite chance, que risquez-vous à la tenter?"
"Eh bien, que vous filiez sans demander votre reste, et que mon problème reste intact. Tu iras avec l'un de mes hommes."
"Non. Vos hommes sont des enfants de choeur, sans quoi vous n'auriez pas eu besoin de moi pour éliminer ces Eruïons. J'irai avec mon ami et nous vous ramènerons la tête de cette matriarche, je vous en fais le serment devant Sithi."
Mëaren nous scrute un long moment en silence, Brëanal et moi, puis finit par acquiescer en haussant les épaules:
"Soit. Bëarn! Guide-les jusqu'à l'entrée de la mine et donne-leur à chacun une hache et quelques provisions."
Il a accepté trop facilement, je doute qu'un serment devant Sithi ait grande valeur à ses yeux, mais je suppose qu'il ne s'attend pas vraiment à ce que nous survivions là où ses guerriers ont échoué. Dans le pire des cas il perd deux haches et peut-être quelques ennemis, dans le meilleur nous le débarrassons de la menace et il nous fera exécuter lors de notre retour. Un pari que je n'hésiterai pas à prendre, à sa place, il n'a rien à perdre si j'ai bien jugé de la situation. Mais rira qui rira le dernier, je lui réserve un chien de ma chienne, comme disent les humains.
Dernière édition par Tanaëth Ithil le Lun 23 Juil 2018 23:41, édité 1 fois.
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