Je relevai timidement mon regard vers lui. Une larme roula sur sa joue, luisant dans les doux rayons qui venaient enfin caresser nos peaux, redonnant un peu de vie à nos corps. Il l'écrasa du revers de sa main. Se retourna vers moi.
« J’ai besoin de te faire confiance. Mais je ne le peux, si je ne te connais pas plus. J’ai pu remarquer comme il t’était… douloureux, de parler de toi. Mais là, il ne s’agit plus de curiosité mal placée. Outre l’influence que peut avoir sur nous ces maudits colliers, je dois te connaître dans tes réactions pour… te reconnaître. Pour qu’on puisse aller ensemble vers la fin de tout ceci… »
Aller ensemble. Un compagnon. Se connaître vraiment. Pouvoir compter sur quelqu'un. Partager ses craintes, ses espoirs. Était-ce un mal ? Un ami. Les larmes me montèrent aux yeux. Depuis quand n'avais pas eu-je d'ami... Ils avaient tous disparu. Emportés par les batailles, emportés par le temps. Chaque visage se rappelait à moi avec tendresse. C'était aussi douloureux. Mais aurais-je pour autant préféré ne pas les connaître ? Non. Bien sûr que non. Tous les maux du monde valent les bonheurs connus, aussi simples et brefs puissent-ils être. Se connaître, se faire confiance, c'était le début de la fin, mais aussi le début d'autre chose. Car il y a toujours quelque chose entre le début et la fin. Et c'est parce que cette chose est belle, que la fin en est douloureuse. Et ceci, je l'acceptais.
« Par où commencer... » Un murmure. Un sourire. Ma voix tremblait. J'hésitais. Et je souriais. Tout en admirant le ciel qui se teignait peu à peu de l'azur des mers de Naora. Naora. Comment raconter une histoire ? Je n'étais pas douée pour ça. Pas du genre à raconter des histoires. Ce moment me rappelait mes retrouvailles avec Salmon, à l'Auberge de la Tortue Guerrière, des années plus tôt quand, séparés depuis des mois, nous nous étions retrouvés, changés, mais toujours les mêmes, et infiniment soulagés. Deux âmes soeurs qui se retrouvaient, et s'épanchaient. Sans crainte. Sans honte. Sans jugement. Oui.
« Je n'ai jamais connu ma mère. Morte peu après ma naissance. Elle était de noble famille. Comme mon père. Il n'eu pas le courage de me prendre en charge. Il me confia a un proche ami, un sylvestre qui vivait en ermite dans l'Anorfain. J'ai grandis auprès de lui. Rendant de temps à autres visites à mon père, à Cuilnen. Je ressemble tant à ma mère, il a toujours eu du mal à me regarder sans faiblir. Dräsän, cet ami, m'a tout appris de la forêt, de la survie. C'est lui qui a taillé mon premier arc. »
Je caressai distraitement mon arc actuel à ces mots. Je lui devais tant.
« Plus tard j'ai voulu goûter à la vie dans la cité. J'ai quitté Dräsän pour rejoindre mon père. Il était souvent absent. Il voyageait. Un marchand. Ils allaient par les quatre continents, parfois même s'égarait-il sur des continents qui ne figurent sur aucune de nos cartes. J'appris beaucoup. Du vaste monde. Des moeurs. Des coutumes. On eut dit que j'avais grandis parmi les miens, bercée par les bals, la poésie, les alliances. On me fit la cour. J'étais un beau parti. Mon père souhaita me marier. On me trouva un prétendant tout à fait convenable. Charmant au demeurant. Mais j'étais jeune. Je rêvais d'aventure. Voyager. Comme mon père. Cette vie n'était pas pour moi. Tant de bassesses sous de grands airs... Notre cour n'avait rien à envier à celle des Hommes. Mensonges, trahisons, coup d'éclats sont universels. Je finis donc par partir. On me laissa faire. Je savais me défendre. N'étais pas bête, quoiqu'un peu naïve. A Kendra-Kâr je découvris la vie comme aucun livre n'aurait pu me l'apprendre. Je me fis des amis. On avait notre repère, la Torture Guerrière. On ne se connaissait pas si bien, mais on avait tous, ou presque, ce rêve d'aventure qui nous tord les tripes quand on est jeune. Pas de projet, si ce n'est celui de partir. Rencontrer des gens. Rire. Pleurer. »
Difficile à croire. Et pourtant. Un sourire amusé s'étira sur mes lèvres au fur et à mesure de mon récit. Puis il s'éteignit, tandis que la peine affaissait doucement mes traits.
« Mon premier amour. Il était si jeune. Mais je l'étais aussi, à notre manière. Il gérait l'arène de Kendra-Kâr. Il m'en laissa les rênes lorsqu'il... partit. Et un navire. Je l'ai revendu. »
Nous avions tant construit ensemble. Et pourtant si peu. Combien de temps avait-ce duré ? Quelques mois. Ça nous avait pourtant parut si fort, si beau, si grand...
« Ce manteau, » repris-je fourrant doucement le nez dans mon col de fourrure, « était le sien. »
Le reste était flou, sombre. Pourtant des éléments clés trouvaient leurs racines dans les jours qui suivirent.
« Nous approchions d'Omyre quand il nous a quitté. On commençait à peine à murmurer le nom d'Oaxaca à l'époque, il me semble. Et c'est en ces pénibles jours que je pris conscience d'avoir de vrais amis, prêts à me soutenir. Plus que des amis. Le temps nous a lié, puis nous a séparé. L'eau a coulé sous les ponts. Je suis tombée amoureuse une seconde fois. D'un elfe. Nous avons traversé bien des épreuves ensemble. Mais le destin nous a séparé. »
A ce jour, j'ignorais encore ce qu'il était advenu de lui. Mais je ne m'arrêtai pas sur cette pensée, au risque de briser mon élan, de ne pas parvenir à poursuivre mon récit, achever cette litanie.
« J'ai rejoins la milice kendranne, l'ordre des Dragon d'Or, mais ces faits ont peu d'importance quand on les compare à ce qui suit : Je me suis jointe à une expédition en Nosvéris pour retrouver la Pierre de Yuia, une relique sacrée qui devait être placée en sécurité. Mes compagnons de routes furent mes frères, et me furent arrachés. De même que la vue. Pour obtenir la relique sacrée, de ceux qui restaient de notre équipée trois durent se sacrifier. N'ayant plus rien à perdre, je fis partie de ceux-ci. »
Je parlais avec tant de détachement. J'articulai soigneusement chaque mot. Ne m'étendais pas en description. Je parlais sans même y penser, laissant le flot des mots s'épancher sans prendre le risque de m'imprégner de leur signification. Je n'étais plus qu'automatisme, et mes yeux ne voyaient plus, comme alors, que les souvenirs défiler devant moi, aveugles à ce qui m'entourait.
« Je l'ai revu. Mon premier amour. Il m'a guide jusqu'à Yuia. Elle m'a sauvée. Et je demeure son obligée. Mais plus rien ne fut pareil. J'avais trop perdu. Tout. Je me suis lancée dans une ultime bataille, pour défendre les opprimés, et les salades habituelles. Tu sais, je ne tue pas pour le plaisir. J'ai des idéaux. Des valeurs. Des rêves. Mais j'ai tout donné, et ça n'a pas suffit. J'ai lutté à Pohélis, j'ai lutté à Henehar, j'ai tout donné, et nous avons tout perdu. J'ai faillis mourir un nombre incalculable de fois. Et puisque rien n'y faisait, je me suis faite mercenaire, vendant mes services au plus offrant. J'ai fais partie de l'élite. Une tireuse hors pair. L'aigle blanc. Fondant sur sa proie. C'est ce que tu crois connaître. C'est ce que tu vois. Ce n'est pas ce que je suis. Ou du moins ne l'ai-je pas toujours été. Et mon récit en est la preuve. Simplement, on se lasse. On abandonne. On se bat sans plus savoir pourquoi. Et le sang est la seule chose qui réveille quelque émotion autre que le regret, la peine, la culpabilité. »
Avais-je finis ? J'avais tout dis. Pourtant si peu. On ne peut résumer une vie à si peu. On ne peut résumer un être à une vie. Il voulait me connaître. C'était déjà un début.
Je restai silencieuse. Toujours sans le regarder. Comptant sur sa discrétion. Son respect. Son silence peut-être. Car j'étais de ceux qui apprécient les silences pour ce qu'ils sont : une infinité de réponses, et non un rejet.
_________________ Sinaëthin Al'Enëthan, alias Silma, Héraut de Yuia, hiniön lvl 21
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