...Ramar, sans hésitation ni davantage d'indications, la conduisit à travers le palais jusqu'à ce qu'il semblait être la salle du trône. Ici, tout n'était que faste opulent, richesses démesurées et grandeur inouïe assumée. Bien que le palace semblait avoir été construit au sommet d'une petite montagne qui se dressait au milieu de terres arides et desséchées, un lieu incongru, inattendu, c'était véritablement l'endroit le plus éclatant de pouvoir qu'elle n'eût jamais vu. Car, si la Trinité avait réussi à s'arroger le droit de vivre dans un tel milieu tandis que le peuple vivait dans la crasse à quelques centaines de mètres, si elle régnait à présent sur la cité et sur une armée de gardes et d'ombres qui leur étaient acquis jusqu'à leur dernier souffle, il s'agissait ni plus ni moins que d'une démonstration époustouflante de leur formidable puissance en ces terres. Et elles en avaient parfaitement conscience, sans doute, puisqu'elles accueillaient sans honte les visiteurs en ces lieux : c'était au contraire le but même, leur montrer qu'elles étaient les véritables maîtresses d'Arothiir - uniques, incontestées, insurpassables.
La petite fille, qui avançait en semblant se cacher derrière la figure protectrice du responsable des hôtes, observait à présent les trois femmes assises ou allongées devant elle avec un petit sourire figé sur ses lèvres, cachant avec peine son étonnement quant à leur physique... particulier. En effet, elles portaient toutes les trois, en guise de couronne peut-être, des cornes absolument monstrueuses. Bien que le reste de leur corps semblât à première vue tout à fait normal, il devenait peu à peu évident en les observant que, si elles avaient été humaines un jour comme le reste de leur peuple, elles étaient désormais sous l'influence d'une funeste mutation, les rendant terribles et sauvages. Pour n'importe qui d'autre, arborer avec autant d'aplomb de telles malformations les aurait conduites au rejet, au bannissement voire à la mort ; mais dans leur cas, occupant les sièges royaux d'Arothiir, elles dégageaient une grâce quasi-divine, une importance mystique qui expliquait bien mieux comment autant d'hommes avaient pu se soumettre à elles pour les protéger de leurs ennemis. La croyance - futile, peut-être, - qu'elles avaient quelque chose qui les dégageait du commun des mortels et qui expliquait donc qu'elles devaient régner sur eux.
Ramar, une fois arrivé devant elles, effectua une révérence et la fillette s'efforça (non sans maladresse) de l'imiter au mieux. Il la présenta promptement et, bien qu'elle fut surprise qu'il ait estimé sa tentative “persuasive” (n'ayant en revanche aucun souci pour “ambitieuse”), elle n'en laissa rien paraître. C'était un individu sympathique : elle devait juste faire attention à ne pas s'attacher à lui, même amicalement. Elles l'observaient elle depuis le début - Ramar n'offrant à leurs yeux aucune différence depuis la dernière fois qu'elles l'avaient vu - et elle leur rendait leurs regards à tour de rôle, ingénument, sans en fixer une trop longtemps, comme si elle caressait de ses yeux leurs visages proprement extraordinaires. En-dehors du fait qu'elles étaient toutes les trois des femmes à cornes ornées (ne serait-ce que pour montrer au monde, encore une fois, leur statut supérieur), elles gardaient néanmoins des différences majeures dans leur accoutrement et même leur posture.
C'était celle au centre, la plus droite et la plus noble, qui fit un petit signe de tête à Ramar qui décampa aussitôt dans son dos. Elle perçut son regard et le lui rendit en souriant gentiment, mais elle se détourna bien vite de lui pour reporter son regard bleu sur les trois dirigeantes. Si celle du centre était tout de noir et blanc vêtue et que la nature même l'avait habillée uniquement avec du noir et du blanc sur sa peau et sa chevelure dans un mélange manichéen de ces couleurs opposées, celle de droite avait les cheveux rouges et semblait également la plus jeune du groupe. En revanche, celle-ci avait apparemment un fétichisme pour les boucles de métal, qu'elle avait enfoncés dans la peau, que ce soit au niveau des oreilles, du nez, du front ou des lèvres - et même sur les cornes.
Néanmoins, ce fut celle de gauche qui la première parla, celle qui était la moins vêtue et la plus avachie. Elle n'avait, contrairement aux deux autres, pas de véritable couleur dominante : seul un calice d'or dans sa main venait briser la teinte naturelle de sa peau. Elle insulta dès ses premières paroles le nom de l'enfant, refusant d'avoir à son service quelqu'un qui en portait un aussi incompréhensible. Et aussitôt, elle la renomma avec celui d'une fleur : “Ixia”. Cela sonnait bien. Donner le nom d'une fleur à une tueuse qui se cachait, c'était presque l'aider. Oui, à présent, elle serait une fleur, “frêle et blanche” - inoffensive.
Une idée fit son apparition dans son esprit. Depuis le début, il lui semblait clair qu'Arsok travaillait aux ordres de la Trinité, mais en y réfléchissant, il y avait deux possibilités distinctes. Ou bien elles s'en chargeaient personnellement, auquel cas il aurait dû leur parler de cette jeune fille qu'il avait laissée passer dans les hauts quartiers et qui souhaitait travailler pour elles, tout en ayant accepté de l'aider à trouver un assassin. Ou bien il y avait un ou plusieurs intermédiaires, qu'importe, ce qui expliquait sans doute pourquoi la seconde, celle du centre, lui demanda ensuite d'expliquer qui elle était. Elles ne savaient pas...
Elle pencha un peu la tête sur le côté et commença, gardant toujours ce sourire candide et innocent qui, à la longue, allait peut-être sonner faux.
« Je suis Ixia, mais je vous parlerais volontiers de celle que je suis en-dehors de ces murs, lorsque l'on m'appelle autrement. »
Elle redressa sa tête et son expression perdit son sourire pour une mine un brin circonspecte, comme un enfant qui s'apprête à écouter une histoire. Elle avait évité, consciencieusement, de répéter son ancien nom, avec un coup d'œil vers celle de gauche.
« Je suis née et j'ai vécu une enfance heureuse et insouciante à Esseroth, cité loin des sables et de ces terres arides. Il n'y avait rien à craindre et rien à demander, puisque nous avions tout le bonheur du monde. Ah, je rêvais de rester là tout le jour, comme un lézard, à boire de la lumière, en écoutant chanter les pins, dans un état de grâce à la rareté insoupçonnée... Tout changea lorsque survint cette guerre qui fit tant de morts et anéantit tant de familles. Mais mes parents, ma sœur et moi-même, nous survécûmes et, une fois que tout semblait s'être calmé, nous entreprîmes de reconstruire notre cité. »
Elle leva les yeux vers le plafond et un sourire amer prit place sur son visage.
« Malheureusement, rien ne devait à présent être comme avant. Rapidement, nous eûmes à choisir entre notre survie et ce en quoi nous croyions. Nous choisîmes les deux, continuant à croire en nos idéaux de façon plus discrète. Et, peu à peu, la croyance se mue en résistance active. Qui sait : peut-être que dans les rares cas où la poursuite d’une juste cause nécessite un acte de piraterie, la piraterie elle-même devient une juste cause, et c'est du moins cette pensée qui nous motiva. »
Elle reposa alors son regard sur celle du centre, un peu plus triste.
« Un sombre destin devait s'acharner sur nous, sans doute. Lorsqu'on se glisse à l'extrémité de ce qui est accepté par ceux qui s'édifient en tant que garants d'une loi incontestable, un cœur, c'est lourd à porter, si bien que deux d'entre nous furent perdus à cause de l'amour qu'ils portaient pour leurs enfants. »
Elle soupira et reprit, toujours avec cet embryon de sourire qui apparaissait contraint.
« Le nôtre devint tout aussi lourd que le leur. Pour ma sœur et moi, la vie était devenu un cauchemar de peurs, d'ombres tueuses et de cachettes incertaines. Mais aucune de nous deux ne souhaitait se laisser tuer... Une nuit, je contemplais sans dormir une lame de rasoir qui devait avoir appartenu à mon père, lorsqu'il était encore vivant : j’ai observé un escargot qui rampait le long d’un rasoir. C’est mon rêve… c’est mon cauchemar… Ramper, glisser le long du fil de la lame d’un rasoir, et survivre. Une décision irrévocable : nous allions donc partir sur les routes, braver les dangers jusqu'à un lieu plus sûr, et surtout, nous allions survivre. »
Son sourire avait disparu totalement et son visage était devenu plus dur au cours de cette explication. Elle fixait désormais la cornue du centre avec détermination et dureté. Mais, soudainement, elle se détendit et reprit :
« Nous avions entendu vaguement parler d'Arothiir. Elle nous semblait suffisamment lointaine et dépourvue des maux qui rongent lentement Esseroth, donc nous sommes venues. »
Son sourire s'élargit et elle conclut donc :
« Et nous avons survécu. »
Puis elle se tut, laissant à cette Trinité l'appréciation de son récit. À elles seules d'en juger la qualité et la vraisemblance, mais elle n'avait pas peur. Elle se souvenait à présent des paroles d'Enulcard, dans le castel, lorsque l'elfe lui avait confié la bague. Oui, à présent, les portes des plus grands palais du monde lui étaient ouvertes et elle s'y tenait, fière et droite, avec ce sourire un brin malicieux sur les lèvres et ces mensonges à foison dans la tête.
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