26 157PNT, Vingtième jour de Nárla.
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« Savoir, c’est se souvenir.. »
Je sortis de la boutique de la Belle Aura pleinement satisfait de mes achats, et fort de nouvelles connaissances sur les runes possédées dans mon sac. Deux runes animales, en l’occurrence : Yp, le cheval. Et plus rare, la rune Yxem. Requin. En plus de ces deux pierres à la signification désormais connues tintaient dans ma besace les fioles des nombreux et puissants fluides que je venais d’acquérir. Et les deux précieux parchemins renfermant les secrets de deux puissants sortilèges. Sans m’attarder dans le magasin, de peur d’effrayer la clientèle plutôt nombreuse du respectable vendeur magique, je quittai l’endroit sans plus demander mon reste sinon de respectueuses salutations au propriétaire des lieux. J’errai un instant dans les rues crépusculaires de la capitale d’Ynorie, par pur plaisir de badauderie, et me dirigeai ensuite, l’appétit ouvert, vers la maison de mes logeurs, l’Auberge des Hommes Libres. Un nom décidément plein de sens dont j’avais appris à apprécier les tenanciers, Kanumi et Nokora, qui s’occupaient de moi en toute discrétion.
Comme souvent, en soirée, l’ambiance y était bonne enfant. Musiques et rires occupaient l’espace sonore, de quoi laisser mon entrée inaperçue. Bien que je ne me cachasse pas, les patrons avaient demandé que je n’attire pas spécialement l’attention sur moi, pour d’évidentes raisons raciales. Loin de les juger pour cela, j’avais donné raison à leurs craintes et m’étais dès lors tenu à carreau, dînant et passant le plus clair de mon temps au sein de ma chambrée, et non dans la salle commune. Pourtant, ce soir-là, un événement inattendu allait m’empêcher d’y aller de suite. Tout d’abord, je me fis sommairement bousculer par un client aviné. Loin de lui en tenir rigueur, l’ivresse étant fille de coutume dans les établissements de boisson, j’allai passer mon chemin sans plus relever l’attitude de l’homme qui déjà s’approchait d’une tablée lorsque mon attention se laissa capter par son physique hors du commun, caché derrière une capuche qu’il ne tarda pas à enlever, une fois attablé. Je savais que dévisager un être physiquement déviant de la norme était désagréable. J’étais même fort bien placé pour le savoir. Mais là, curieusement, je ne parvins pas à ôter mon regard de son visage. Le visage d’un Sang-Pourpre.
Les Sang-Pourpre étaient connus pour être la plus meurtrière peuplade sillonnant les mers et océans. Une véritable ethnie dédiée entièrement à la piraterie, dans leurs mœurs violentes les plus ancestrales et traditionnelles, dont certaines trouvaient aux yeux de nombreux peuples des échos barbares et effrayants. Même chez les shaakts, pourtant reconnus pour être un peuple sans pitié, friand d’esclavage et de tortures physiques, il existait de sordides légendes évoquant leurs plus horribles méfaits. Une histoire racontait qu’il n’existait aucune femme Sang-Pourpre, qu’ils les sacrifiaient sauvagement à la Déesse Moura à leur naissance pour préserver la force de leur sang mâle. Un récit faisant rire jaune les pro-matriarches de Caïx Imoros, forcément, mais qui glaça le sang de l’enfant que j’étais. Près d’un siècle plus tard, je rencontrai mon premier, ici dans cette auberge. J’ignore pourquoi, mais je reconnus sans peine ses attributs physiques : cette peau d’un bleu profond comme celui de l’océan. Ses cheveux qui, bien que d’une couleur passée, avaient sans doute été dans le temps d’un rouge intense, comme le corail. Car l’être était vieux. Et son état d’ébriété ostensible avancé n’arrangeait rien à la chose. Un exemple frappant d’une déchéance humaine, à son plus haut potentiel.
Mais ce n’était pas tout. Non. C’est cet individu précis qui me disait quelque chose, sans que je parvienne à me rappeler quoi. Une intuition, une impression de l’avoir déjà croisé alors que je savais pertinemment qu’il n’en était rien. Pas pendant cette vie, du moins. Mais sans doute pas dans une autre non plus : les Sang-Pourpre n’étaient qu’humains, et j’avais déjà atteint un âge bien supérieur à celui qu’un humain peut atteindre. Cela suffit à attirer ma curiosité, alors je me mis sans même en être conscient à dévisager les autres membres de la tablée. Quelle ne fut pas ma surprise en remarquant, face à lui, un second Sang-Pourpre. Ils ne semblaient pas se connaître, étrangement, ce qui éloigna de mon esprit l’idée d’un navire pirate ayant librement accosté à Oranan, qui ne se serait sûrement pas laissée ainsi envahir par la pire racaille des mers. L’occurrence de deux êtres de cette ethnies, et qui ne se connaissaient pas de surcroît, dans l’établissement était loin d’être un hasard. Cet autre Sang-Pourpre était bien plus jeune. Plus robuste, aussi. Bien qu’il soit peu équipé, il respirait l’assurance. Un meneur d’hommes ? Un peu jeune pour être capitaine, sans doute. Mais il était lui-même accompagné d’un humoran. Ces êtres mi-tigres mi-humains, fruits d’une union au moins aussi impie que celle qui m’a vu naître. À leurs côtés, un humain, presque surprenamment normal dans cette réunion de sangs mêlés. Son apparence, toutefois, laissait le doute sur ses origines : s’il possédait des yeux bridés ynoriens, bien que l’un soit sombre et l’autre clair, sa chevelure était blonde comme les blés. Lui se démarquait bien plus clairement par son équipement, dont une cotte de mailles dans un métal des plus précieux, que je n’identifiai cependant pas d’un simple regard.
Je fis un pas en direction de la tablée, sans les interrompre pour autant. Juste afin de m’assurer n’être plus dans le passage de personne. Et là, j’entendis le vieux soudard narrer une bien fantasque histoire. Une histoire de marin. Une Légende de la mer. Intrigué, je tendis l’oreille. Il était question d’une capitaine, chose rare chez leur peuple, et normalement inexistante. Une femme de leur peuple vivante était déjà une incommensurable insulte envers leur sang, mais capitaine de surcroît ! Il mentionna une caste nommée les Moissonneurs, dont le nom sonna étrangement dans mon esprit sans que je puisse y mettre le moindre sens. Apparemment, d’après les dires du vieillard alcoolisé, ils étaient la pire engeance parmi les Sang-Pourpre, s’assurant de la mort des filles nées des entrailles de leurs viols. Leur fameuse capitaine, elle, semblait rescapée d’un de leurs raids, lorsqu’elle était enfant, puis recueillie, brûlée sur une majeure partie de son corps, par une autre caste nommée la Sororité de Selina… ou quelque chose comme ça, dont l’évocation me laissa cette fois de glace.
Mon intérêt pour le récit était de plus en plus difficile à dissimuler. Mon attention était toute entière pour cet ancêtre, que je fixais sans pouvoir m’en empêcher, malgré la crainte d’attirer sur moi une attention malvenue. Il me disait vraiment quelque chose. Il avait cette chose dans le regard… Une lueur impossible à oublier. Et pourtant…
Je sursautai lorsqu’il s’étala par terre de tout son long, après avoir révélé la maîtrise de la magie de foudre de cette mystérieuse capitaine. De plus en plus intéressant. Je sentis mes doigts picoter des fluides foudroyants qui les habitaient. Je détournai rapidement le regard, le temps qu’il s’installe à nouveau. Les gens de sa tablée m’avaient sans doute aperçu, ainsi que mon évident intérêt pour son récit. Mais je devais faire en sorte qu’ils ne trouvent pas de raison d’aller plus loin en ce qui me concerne. Je me déplaçai de quelques pas, jusqu’à atteindre une pilastre dans le dos de l’homme, où je pus écouter la suite de son histoire. Celle d’une vie passée à chercher vengeance sur les Moissonneurs. Jusqu’à une mort évidente face à un ennemi plus nombreux et mieux équipé. Une histoire triste. Une histoire qui n’avait pas une fin joyeuse… Une histoire qu’il finit par conclure par le nom de cette brillante capitaine, ayant bravé mers et tempêtes pour assouvir jusqu’à la fin sa vengeance sanglante. Tali’Zorah.
Ce nom fut pour moi comme une décharge subite. Je dus me raccrocher à la pilastre pour me maintenir en équilibre pendant que des images mentales m’assaillaient, visions d’un passé aujourd’hui oublié. Tout en pensées, je vis la scène comme si j’y étais. Comme si je l’avais vécue. La capitaine dans sa combinaison entière, son casque qui vole au gré d’un coup de masse, son visage découvert, déformé par l’horreur de la haine et des brûlures anciennes. Sa mort, ensuite, inéluctable, sous des coups puissants… La hargne de l’équipage, ses suivants, ensuite. Puis, de manière plus floue, une vue embrouillée, le sang tout autour… Les embruns marins sur la peau, puis l’eau partout autour, salée, aveuglante. La douleur, la panique. Puis encore plus de flou. Puis du sombre, puis du noir. Et un brusque retour à la réalité.
Reprenant ma respiration comme si je m’étais vraiment noyé dans la réalité, je me tournai sans plus aucune discrétion cette fois vers la tablée où le marin semblait suspendu dans ses souvenirs, tanguant sur son tabouret entouré d’effluves alcoolisés. Je m’approchai de lui et accroche son regard, plantant mes yeux dans les siens.
« Quel nom avez-vous prononcé ? Tali’Zorah ? LA Tali’Zorah Vas Selhinae ? »
Je ne savais même pas d’où me venait cette précision sur son nom complet. Ma ferveur était trop intense, trop prenante, trop insoutenable et irrépressible. Le vieux loup de mer se tourna vers moi et manqua encore de choir de son assise. Il m’adressa un regard torve et répondit, peinant dans sa diction :
« Ouais ! Ouais c’ça. Tali’Zorah Vas Senila… Selhani…. Ouais. Ouais c’ça. Mais. Mais et t’es qui toi au juste ? »
Soudain, apercevant mon apparence singulière, ma peau et mes cheveux d’un noir de nuit, ou tout du moins le temps que la pièce tombe dans le centre de son intellect affligeant, il sembla soupçonneux. Mon regard se porta sur ses compagnons de table, et je repris subitement mon calme. Je devais faire bonne figure, ne pas me faire remarquer. Je levai les mains pour m’excuser et m’introduisis à eux.
« Veuillez excuser une si violente interruption, messieurs. Je me nomme Vadokan Og’Elend, voyageur et érudit. Permettez, si cela vous sied, que je me joigne à votre tablée : mon intérêt pour cette histoire est grand. Il s’agit là d’une figure légendaire, chez le Peuple Sang-Pourpre. Votre peuple… »
Je regardai alors le plus jeune des deux peaux-bleues, avant de reporter mon attention sur l’humain aux yeux vairons.
« L’on raconte qu’elle possédait des objets d’une rareté sans égal pour qui craint le feu et… manie la foudre. Il se trouve que je suis moi-même manipulateur des fluides d’éclair, aussi le sujet me touche-t-il personnellement. »
Je tus pour le moment les raisons réelles de mon intérêt pour cette histoire. J’avais trop vécu de vives et incomprises réactions face à un discours tel que je tenais évoquant le sang-ancien. Si la Reine d’Anorfain avait apporté un intérêt particulier à cette affaire, c’était parce que sa sagesse était grande. Celle de soudards d’une taverne, fut-elle ynorienne, était sans doute moindre. Mon apparence ne jouait déjà pas en ma faveur, mieux valait ne pas rehausser les risques. Je repris l’attention de la tablée en m’adressant cette fois au vieil ivrogne.
« Pourquoi narrez-vous ainsi donc son histoire ? Par simple devoir de souvenir ? Est-elle la cause de votre… état ? Et… Si vous me permettez l’indélicatesse… Quel âge avez-vous donc ? Cette légende date de plus de deux siècles : aucun humain ne vit si âgé. »
La stupeur teignait mes paroles. Dans un silence muré, j’attendis ses réponses, et les réactions des trois autres attablés.
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