Nombreux furent ceux qui, tout comme l’Ogre auparavant, rejoignirent la plateforme du centre du marché. Dès les premiers instants, Gurth eut une piètre opinion de tous ceux-là. À commencer par ce jeune freluquet qui affirmait sa présence et celle de ses comparses en parodiant les paroles du tulorain. Le monastère de Khan ? Ainsi était-il moine ? Qu’est-ce qu’un tel personnage venait faire dans une enquête sur la disette kendrane ? Surtout avec une petite fille au teint hâve et au visage dissimulé sous une pelure de loup, dont la gueule munie de crocs formait une penne à l’avant de sa petite tête aux longs cheveux blancs, dont quelques mèches s’échappaient pour descendre le long de sa robe. Une enfant bien étrange. Une Phalange de Fenris, un peuple méconnu de Gurth. Tout juste savait-il qu’ils vivaient loin, dans les monts enneigés d’un continent isolé. Ils avaient une réputation de terreurs sanguinaires, mais à voir cette petite, il douta de la véracité de ces rumeurs. Ils n’étaient qu’un peuple banal, à l’apparence tout juste assez spéciale pour effrayer les naïfs. Un peuple avec des enfants, donc. D’insupportables mômes qui ne méritaient rien de mieux que d’avoir la gorge tranchée sans pitié, pour étouffer leurs rires pleins de candeur, et leurs cris joyeux et innocents.
Fronçant davantage les sourcils, ce qui formait de lourdes rides d’expression sur son front lisse et dégarni, il détourna le regard de ce spectacle affligeant d’une alliance peu probable entre un moine et une enfant. Et ses yeux se dirigèrent naturellement vers la personne suivante qui prit la parole, s’approchant des tréteaux en bois du centre de la place. Le paysan du bar. Ainsi ce brave kendran des campagnes allait risquer sa vie misérable pour sauvegarder ses possessions. Et il semblait le faire d’une manière sobre et taiseuse. Comme s’il n’avait guère suffisamment de vocabulaire pour former une phrase complète, il se présenta simplement en citant son nom, et son origine. Un brave fermier. Il était insipide, aux yeux de Gurth. Comme un objet dans lequel il ne voyait que peu d’utilité. Non pas qu’il le méprisait, loin de là, mais il n’avait juste aucune valeur aux yeux de l’Ogre, si ce n’est peut-être d’être une cible potentielle de conversion religieuse. Car la haine des dieux sombres requérait du potentiel, et cet homme là, battit comme il l’était, saurait satisfaire un moment les divins noirs.
Mais deux autres personnes arrivaient, un homme et une femme, qui se tenaient par la main. Un couple qui se mettait au service d’une ville ? C’était du jamais vu. Le point positif était que pendant ce temps, ils n’enfanteraient pas, répandant la vie sur cette terre comme une vermine s’étendrait sur un tissu vivant. Puis, vinrent encore d’autres inconnus. Et sur chacun, Gurth posa un regard insistant et inquiétant. Un Ynorien sabreur, allié du jeune moine, une jeune femme peu vêtue affirmant représenter une société au nom obscur, un homme-loup miteux et maniéré, qui se présenta comme un poète, en des vers inutiles.
Et ce fut alors que la question du commandement de la troupe se fit poser. Le héraut, hésitant et maladroit dans sa manière de parler, posa dans le vent la question, comme s’il était incapable de choisir lui-même et de remplir la tâche qui lui était dévolue. De tous les prétendants, Gurth était le plus expérimenté, à n’en pas douter. Le plus âgé, aussi. Et même s’il n’avait aucune envie de ce poste de chef, il se fit à l’esprit qu’il lui reviendrait légitimement de droit.
Mais ses attentes furent coupées par l’intervention médiatisée par une foule soudainement en liesse de ce cher Isaac Grosse Hache, qui avança au centre de la place comme un héros traverserait une foule asservie à sa gloire. Visiblement, la réputation de cette brute n’était plus à refaire, ici bas. Et le héraut, trop content de n’avoir à lui-même choisir le dirigeant, s’appuya sur la populace pour nommer le barbare maître des rennes de l’expédition. Sous son capuchon, Gurth eut un sourire mauvais, malsain. Un regard que bien peu purent voir, puisque tous les regards étaient tournés vers le grand héros. Car si celui-ci était le chef d’expédition, il avait par contrat de son oncle tout pouvoir sur lui. Ainsi, comme son père, il se ferait le souverain de l’ombre, l’éminence grise de cette cible sur pieds. Oui, Isaac assumerait seul les responsabilités incombant à un chef d’expédition… Actant les conseils soufflés par l’obscurité incarnée… Seule cette peste ailée qui ne semblait pas le quitter mettait en doute cette sentence opportune. Mais l’instant n’était pas à l’esclandre : ils démarreraient vite l’aventure.
Les deux gardes ouvrirent la marche vers les portes de la ville, et l'obèse se tourna vers Isaac, pour lui dire d’une voix sèche et rauque :
« Allons-y. »
Un ordre qu’il serait obligé de suivre, malgré lui. Le ton n’avait pas été autoritaire, mais l’Ogre s’amusait de la situation dans lequel il mettait ce grand guerrier. Sans attendre de réponse, il se mit à marcher droit, avec de grandes enjambées. Sciemment, il se dirigea vers le couple et bouscula la jeune femme sur son passage… sans ménagement.
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Gurth Von Lasch - l'Ogre de TulorimJe hais les testaments et je hais les tombeaux ; Plutôt que d'implorer une larme du monde, Vivant, j'aimerais mieux inviter les corbeaux A saigner tous les bouts de ma carcasse immonde. (Baudelaire - Le mort joyeux)
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