Petite fille issue des Phalanges de Fenris, il est normal, dirons-nous, que la peau et les cheveux d’Elris se fondent en un même blanc de neige. Habituellement, coiffée avec assiduité, sa chevelure soyeuse se fait douce au toucher ; cependant, les aléas de la vie ne lui permettent plus, à l’heure où je vous parle, de faire preuve de coquetterie. D’une longueur extravagante (canon de beauté des Phalanges oblige) ses cheveux relèvent aujourd’hui plus de l’encombrant que de l’esthétique : aussi sont-ils la plupart du temps attachés en natte. Seuls ses grands yeux écarlates, caractérisant les gens de Fenris, brisent ce monochrome blanc. Loin de correspondre aux canons des autres ethnies humaines, et même des autres races, la petite est le plus souvent considérée comme laide, et parfois même assimilée à une enfant Shaakt (ce qui lui cause, vous vous en doutez, quelque difficulté) ; au contraire, aux yeux des Phalanges, elle fait montre d’une rare beauté, de part ses traits fins et sa peau douce et brillante.
Cependant, ce physique de princesse albinos dissimule le caractère d’un garçon : à la fois taciturne et farouche, Elris ne se laisse dicter aucune loi et préfère de loin la solitude ; pour elle, toute forme de société s’apparente à une cage. La ville est un endroit qui l’effraie plus qu’autre chose : plus à l’aise dans la nature, elle possède grâce à son peuple d’origine une facilité d’adaptation et un instinct face aux bêtes, et particulièrement face aux loups. Très mal à l’aise dans les milieux chauds, elle se délecte au contraire des températures glaciales : préférant la lune au soleil, elle se déplace souvent la nuit et fuit le zénith autant qu’elle le peut. Elle délaisse tant le feu, même pour éloigner un quelconque importun, que l’eau qui ne lui sert que pour de fréquentes ablutions : devoir naviguer est pour elle un supplice.
Enfin, elle crache sur toute forme de croyance : en réalité, elle considère la religion comme une soumission. C’est pourquoi elle se défend de toute obédience, malgré l’adoration bien connue que vouent ses pairs à Fenris, et la brûlure au fer rouge dont les prêtres marquèrent sa peau en office de baptême.

Elevée au cœur d’une meute de Phalanges, entre hommes et loups, Elris n’a pas connu l’amour maternel : le groupe entier l’a protégée, comme tous les petits, jusqu’à ce qu’elle atteigne cinq ans, âge auquel on l’a jugée apte à s’occuper d’elle-même. Le fait qu’ils soient livrés tôt à eux-mêmes explique l’étonnante débrouillardise des enfants Phalanges, et Elris ne fait pas exception.
Elle vivait donc une vie que l’on peut plus ou moins qualifier de paisible, et du moins une vie de Phalange normale ; mais c’est sans compter son dégoût croissant pour ses pairs, la meute, et la barbarie affichée des Phalanges. C’est pourquoi, il y a de cela quelques jours, Elris s’est saisi d’une cape en peau de loup, ainsi que d’un lance-pierre, pour s’enfoncer dans la nuit sans plus se retourner. C’est aux pieds des Montagnes de Nosvéris qu’elle a trouvé refuge, car elle connaît le châtiment qu’encourent les dissidents et les déserteurs. Mais... (voir post ci-dessous)

.....La neige se faisait sanglante dans l’ardente lumière vespérale.

.....Peu importait le froid. Peu importait la mort, la faim ou la souffrance. Peu importait, encore, la solitude. Rien ne valait le calme qu’offraient les Monts Eternels à l’heure où le soleil s’éteignait. Seul le bruissement du vent dans les rochers couverts de leur linceul éclatant venait rompre le silence.

.....Un mouvement dans la neige attira l’attention d’Elris. Seulement la course effrénée de quelques nerdiüls vers le Lac : leur blancheur les aurait confondus avec la neige, si la lumière n’avait dessiné leurs contours d’un mince filet rougeoyant. Deux ou trois bêtes s’arrêtèrent soudain pour fixer Elris, et repartir aussitôt plus rapidement encore de leur vif petit trot. L’avaient-ils seulement vue ? Car elle se fondait dans la neige, elle aussi blanche et rouge : blanche de peau et de chevelure, l’œil rouge embrasé par le crépuscule. Blottie ainsi contre le flanc torturé de la montagne, il était presque certain que nul ne l’aurait aperçue.

.....Elle sortait à peine de sa torpeur, elle qui préférait dormir le jour pour en éviter la funeste chaleur, et qui se délectait de la douceur des ombres nocturnes. Le froid était son plus fidèle allié – et le seul en réalité – car sa naissance l’avait faite fille d’une Meute Fenris. Rien au monde ne lui plaisait plus que les sommets glacés et la solitude pure et simple ; à dix ans seulement, Elris savait, comme tous les petits Phalanges, de quelle manière subvenir à ses besoins. Quelle importance, alors, de vivre avec quelqu’un ? Etre seule, au moins, permettait de conserver énergie et salive : n’être au service de personne, ne vouloir plaire à personne, n’aimer personne, voilà une vie saine et libre !

.....Elle se redressa sur son chétif céans, et resserra sa peau de loup autour de ses épaules. Une manière de se rassurer, peut-être. La capuche sur sa tête avait quelque chose de terrible, surtout sur une petite fille : la gueule du loup, encore pleine de ses crocs, encadrait son visage rubicond ; deux pattes griffues pendaient autour de son cou, tandis que les deux autres battaient ses chevilles. Une fourrure de guerre : la peau parfaitement tannée et étanche, le poil soyeux d’une blancheur parfaite, et la fibule d’argent qui figurait Fenris sous sa forme la plus belliqueuse. Par habitude, Elris effleura la cicatrice qui marquait sa nuque : circulaire comme la fibule, elle aussi représentait le Dieu à tête de loup ; fait au fer rouge lorsqu’on l'avait considérée apte à s’occuper d’elle-même, ce signe était la preuve aux yeux de tous qu’elle appartenait corps et âme à Fenris et à sa Meute.

.....Prise d’un haut-le-cœur soudain, Elris cracha par terre. La simple pensée de Fenris l’aurait fait vomir, mais son orgueil – sa plus grande qualité et son plus vil défaut – le lui défendait furieusement. Elle essaya de ne plus y songer à présent, mais le ressac de la pensée ne s’arrête pas sur ordre, loin de là. Une haute vague de souvenirs déferla sur elle : vision sur vision, trous noirs, kyrielle d’images en rouge, noir et blanc… Son esprit s'embrasait lui aussi, désormais : de hautes flammes rougeoyantes, des sons, d’horribles rires démoniaques et d’effrayantes suppliques, des silhouettes blanches, aux frontières du réel, incendiées par les milles couleurs de la fournaise, l’odeur âcre des fumées. D’autres silhouettes, la peur dans les yeux, la nuit sur la peau. Hurlements de douleur. Voilà ce que lui évoquait Fenris que son peuple adorait tant. Un peuple d’homme ? Plutôt des carnassiers : toujours partis en raids, à la guerre, contre leurs frères souvent. Des hommes pleins de haine, peu enclins à la contemplation, qui faisaient des esclaves comme on se gratte l’oreille. Des hommes qui goûtent le sang de leurs pairs et de leurs enfants, qui jubilent aux hurlements et se sustentent de la douleur. Rien n’aurait pu retenir Elris là-bas : elle serait partie de la Meute, quitte à tuer son Père. Olotherd, le Père de la Meute : elle l’aurait tué avec les dents !

.....Un éclat attira son regard et coupa court à ses sinistres pensées. A présent c’était la lune qui dessinait les contours du monde : au loin, en contrebas, plusieurs objets reflétaient la lumière argentée des étoiles, mais Elris ne pouvait évaluer la distance qui l’en séparait. Intriguée, elle décida que d’aller vers là était aussi bien que d’aller autre part. Elle leva la tête vers les cimes qui se découpaient sur le ciel de moire noire, ressentit un pincement au cœur en voyant leurs neiges éternelles, puis elle se mit en route, en serrant bien dans sa main gauche la petite bande de cuir sur laquelle elle comptait pour protéger sa vie. Elle ne fut apparemment pas assez efficace , car Elris sentit soudain une douleur sourde derrière sa tête. Bientôt le monde fut plongé dans les brumes de l'inconscience.