Vedd a écrit:
Brusquement, sans que j'eus compris pourquoi, le dragon s'était cabré, mugissant et furieux. Ses griffes s'ouvrirent et l'homme en bleu chuta dans le vide. Fin de l'histoire ? Non, car quelques secondes plus tard, un griffon surgit qui tenait le même homme entre ses serres. Le visage plus pâle que le ciel qui nous surplombait, il était de tout son corps ensanglanté et bien en peine. Ses yeux mi-clos ne laissaient pas penser qu'il vît quoique ce soit. Le rapace remonta à grands battements d'ailes jusqu'au pont supérieur et sortit de mon champ de vision. C'était ainsi que je voyais les choses, au travers d'un cadre que dessinait la vitre ronde, avec des sons qui me parvenaient étouffés et cotonneux.
La bestiole repartit à l'attaque, fonçant sur la drow. Celle-ci se balançait au bout de la corde; on avait, je crois, commencé à la remonter. Les puissantes ailes du dragon ne laissaient à première vue aucune chance à l'elfe, qui escaladait à présent le flanc lisse de l'aynore. Soudain, je fus projeté en arrière et plaqué contre le dossier de mon siège: l'appareil accélérait. Sous la violence du choc, la drow fut soulevée dans les airs, lâchant prise et volant à nos côtés. Puis, le pic fini, elle fut rabattue contre l'engin. Si nous avions gratté quelques pieds d'avance, le dragon ne devait pas être semé pour autant. Il avait disparu de mon regard et je vis à nouveau les étendues rocheuses et escarpées que nous survolions. Un torrent si clair qu'on le devinait plus qu'on ne le voyait creusait son lit dans la vallée.
La drow, poursuivant son ascension, passa tout près de mon hublot. Le dragon était de nouveau là, bien plus proche qu'il ne l'avait été et fort impressionnant. Une fine pluie de métal lui tomba dessus, sans que je distinguasse ce que c'était. Peu après, un marteau me passa sous le nez. C'était certainement là de nouvelles méthodes de combat innovées par les guerriers nains. Les marteaux, c'était eux, sans aucun doute. Le dragon en tout cas n'en fut pas affecté et sa grande gueule ouverte, il continua de se rapprocher. Une onde stridente retentit et une volée de flèches vint chatouiller les écailles de la créature. Légèrement déstabilisée, elle se prit ensuite plusieurs rafles très rapprochées de projectiles acérés. Je soupçonnais, cette fois-ci, des archers elfes. La bête rugissait et se tordait de rage, freinée sensiblement dans sa chasse. Ce fut alors qu'elle fit un demi-tour improviste et, remuant des ailerons, fit aussi cahoter deux trois fois notre embarcation en filant dare-dare aussi vite qu'elle était arrivée.
À présent, je ne voyais plus la drow. Le paysage était subitement devenu d'un calme plat. J'entendis des acclamations et des cris de joie. Je crus reconnaître la voix de l'Hinion qui m'accompagnait, puis celle du capitaine annonçant l'atterrissage. Déjà, les aventuriers, rassurés et contents d'eux, affluaient dans la salle où je me tenais seul et tranquille. Des serveurs sindels se pressèrent de garnir les tables de mets alléchants pour d'aucuns qui ne souffraient pas du mal des airs - et c'était plus ou moins mon cas. Je guettai Maylee, qui ne tarda pas à descendre. Aussitôt, tout aise de quitter mon poste d'observation, je la rejoignis. Nous mangeâmes dans un silence détendu, qui me permettait d'espionner les conversations voisines. Je fis glisser les provisions qu'on nous offrait dans mon sac. Enfin, les acteurs principaux de l'attraction qui s'achevait débarquèrent dans la pièce. Tout d'abord entra la drow, la tête trempée d'un nettoyage actif que tout le monde comprenait. Elle était, sinon, en piteux état. Puis, le miraculeux rescapé arriva. Le visage mince et bien fait, il avait dû être soigné car il avait l'air sain. Seuls ses habits témoignaient de l'épreuve qu'il avait enduré. Il prit place à la table d'une jeune femme rousse que je voyais pour la première fois. La salle se bondait et les bavardages allaient bon train. Un Sindel vint nous avertir pour la seconde fois de l'atterrissage imminent, accommodant cette annonce d'un avertissement: nous allions être secoués.
En effet, à peine était-il remonté que de francs cahots s'attaquèrent à notre aynore. Nous volâmes très mal au ras des arbres, penchant dangereusement d'un côté ou de l'autre. La vaisselle valdinguait et tout se trouva bientôt par terre. Je m'agrippai à m'en blanchir les jointures à ma chaise, ce qui servait à peu de chose. Des cris fusèrent parmi les plus braves, puis soudain, l'engin toucha le sol, rebondit et se posa enfin.
« Nous sommes arrivés à destination, nous vous invitons à monter sur le pont, nous déployons la passerelle ! La porte de Mertar est à cent mètres au Nord d’ici ! »
Sans attendre, je me frayais un chemin vers l'air libre. Cet air, non content d'être libre était glacial. Cela me convenait. Arrivé sur le pont, je respirai une grande bouffée. Les environs était arides, et un plateau peu large s'enclavait au sein de montagnes enneigées. Tout près commençait une forêt austère. Parmi ces sommets, l'un se dressait plus haut et plus fier que les autres. Dénudé et caillouteux, une immense porte de bronze s'encastrait dans son flanc, formant le spectacle le plus étrange que j'eus jamais contemplé.
Mertar, la ville enterrée...
Trois routes s'étendaient là; la première qui franchissait le torrent et se perdait à l'est, la seconde qui fonçait vers le sud dans la forêt qui nous faisait dos et la dernière qui, surplombée d'un curieux arc de pierre, cheminait vers l'ouest sur une forêt de conifères. Je pris le chemin de la passerelle et me hâtai de trouver la terre ferme. Je sautai lestement, et tous mes maux s'envolèrent, ivre que j'étais de voir ces montagnes et de boire cet air. Je me retournai alors qu'un homme essayait de rassembler la foule encore sur le pont:
« Oh ! C’est par ici que ça se passe ! Merci. Bien. Amis ! Nous devons nous rendre aux portes et l'on m’a chargé de vous y conduire, alors suivez moi ! C’est par là. »
À peine était-il descendu de là que je lui emboîtai le pas, côtoyant certains et suivi par d'autres qui ne se pressaient pas. J'étais assurément empli d'un bonheur indicible. Cet environnement me faisait tant de bien que je croyais me mettre à parler d'une seconde à l'autre. Je marchais vivement, revigoré, seul avec la montagne. Je suivais à présent sans y penser le guide, car tous les autres pour moi avaient disparu. C'est ainsi que je ne pris pas garde à la nuée de petits bonshommes guindés de fer qui venait à notre rencontre, ni à ceux qui, portant l'un de leurs blessés, arrivaient par l'ouest. Je n'entendis pas non plus, parmi les hommes qui m'entouraient, de paroles inquiètes à propos de rêves plus inquiétants encore. C'est ainsi donc, que je ne reconnus pas dans ces récits des personnages que j'y avais moi-même croisés et que ces rêves restèrent enfouis mais intacts dans ma mémoire. C'est ainsi également que, seul à seul avec la montagne, mon enveloppe charnelle suivit les guerriers excités qui s'en allaient vers le combat.
Si j'avais été conscient en cet instant sans doute aurais-je pris quelque chemin dérobé vers les hauteurs et évité une bataille que je redoutais grandement. Mais l'effet qu'exerçait sur moi cette nature était tel qu'il eut pu me conduire à ma perte, et je marchai derrière les hommes en armes, allant vers ce combat que je n'étais pas fait pour mener.