Cromax a écrit:
Lothindil me répond en semblant totalement changer d’avis sur ses considérations libératrices de Cheylas. Peut-être rentre-t-elle dans mon jeu, après tout, en feignant l’indifférence du sort de l’elfe grise. En ne l’aidant pas, mais en ne l’empêchant pas non plus de faire elle-même sa destinée. Avec son bras soigné, sa vigueur retrouvée et son agilité ô combien prouvée lors de nos nuits communes et torrides, elle aura tôt fait de passer à travers les mailles d’un filet kendrain pourtant particulièrement serré autour d’elle. Ainsi, puisque nous ne pouvons pas lui rendre visite, je sens que je ne la reverrai plus. Elle qui a partagé tant de nuits en ma compagnie, de si bonnes soirées, qui emplissent ma mémoire de divins souvenirs, j’aurais simplement aimé lui dire merci. Je laisse un instant retomber le calme entre nous, posant mon regard sur les reflets miroitant au soleil des vaguelettes de la mer infinie, tout en pensant à l’elfe grise, tigresse enfermée dans une cage, la privant de cette liberté dont elle a tant besoin. Je soupire un instant, puis, me tourne vers Lothindil et Lillith.
« Nous ne pouvons rien faire de plus que de la laisser faire ce qu’elle a prévu. Nous serions impuissants. Je n’interviendrai donc pas dans cette affaire. Ni en sa faveur, ni en sa défaveur. Même si ne pas agir joue beaucoup pour sa fuite. Elle en est capable, seule, si elle le veut. C’est à elle désormais de prendre les choix. »
Je jette un dernier regard à la druide, et à Lillith, à qui je fais un clin d’œil. Je lui pardonne son mensonge éhonté, mais il sait désormais qu’il ne devra pas recommencer. Curieusement, je me trouve une nouvelle facette de ma personnalité : je ne supporte pas que la vérité me soit cachée, et si moi je peux la dissimuler sans soucis, comme la carte d’Arevoès qui est toujours en ma possession, dans mon sac, je dois savoir ce qui se passe…
Je me tourne à nouveau vers Filgaren, qui a l’air perdu dans tout ce que nous racontons, et qui fait mine de ne pas nous écouter, malgré son évidente proximité. Je souris et lui donne une tape amicale sur l’épaule.
« Tu vois, Filgaren, il y a bien trop de chose à savoir sur ce qu’on a vécu pour que j’aie le temps de tout raconter avant la fin du voyage ! »
Puis, sans un mot, je quitte ce petit groupe pour apercevoir près des voiles, faisant don de son vent, ayant repris son rôle de capitaine du navire : Bogast. C’est alors qu’une idée me traverse. Cet homme est bien du genre à ne pas pardonner aux traîtres leurs actes, et je le sais capable d’une grande sagesse. Sa loyauté est inébranlable, et je sais que je ne pourrai pas le convaincre de relâcher Cheylas en lui parlant comme je l’ai fait avec Lothindil ou Seldell… Il faut jouer sur ses cordes sensibles, sur ses sentiments…
Aussi je m’approche de lui e prenant une longue inspiration, regardant les voiles gonflées d’air. J’avance un peu pour qu’il m’ait dans son axe de vue, mais je ne le regarde pas. Mes yeux noirs sont tournés vers ce petit garçon qui admire la mer, accroché au bastingage. Thalian, son fils. Je parle alors, sans quitter l’enfant des yeux, même si mes mots sont destinés à Bogast.
« Pauvre petit être, si innocent. Il ne sait pas dans quel monde il met les pieds… Un monde où les gens loyaux à leur patrie sont pris pour des traîtres. Qui sait si lui aussi, plus tard, il n’essaiera pas de défendre Kendra Kâr avec ses moyens, de son mieux… le punira-t-on aussi pour ça ? Pauvre petit… Quel monde injuste, parfois… »
Et je fais demi-tour sans même attendre la réaction du maître à bord, le chef inflexible de cette tragique expédition. Je marche sur le pont, lui tournant désormais le dos, tout en espérant que mes mots ont pu atteindre sa sensibilité de père, sa raison miséricordieuse… En marchant, j e croise De assis sur une corniche. Je l’interpelle d’un signe, tout en lui disant :
« Alors mon ami ! J’espère que ton voyage de retour se passe bien. Nous serons bientôt de retour dans la grande cité blanche. Il est temps de revoir la vie normale. Si ma soif d’aventure n’est jamais tarie, celle-ci m’a épuisé. Il est temps que je te paie un verre, dans une bonne taverne à l’ambiance chaleureuse ! »
Je lui souris, puis poursuis mon chemin sur le pont. Je n’ai plus rien à faire ici, et j’ai presque peur de me faire rattraper par Bogast, par Lothindil ou les autres. Je n’ai plus envie de discuter de tout ça, je n’ai plus envie d’y penser. Maintenant, je veux juste me détendre.
Je descends les escaliers menant au pont inférieur du navire, et repasse avec hâte près de la salle à manger, où je n’aperçois même pas Prunelle ranger les ingrédients du petit déjeuner alors que Seldell est toujours attablé. Je ne la vois pas, mais elle ne manque pas de m’apercevoir, et de me jeter un regard en souriant, restant pensive un instant.
Je poursuis vite le chemin qui me reste jusqu’à ma cabine, pour y entrer et m’approcher du hublot, perdu dans mes pensées. Je reste là à observer la mer, et le ciel bleu. C’est une belle journée, finalement.
Peu après, j’entends un petit bruit derrière moi, mais je ne prends même pas la peine de me retourner. Je sais qui c’est… Prunelle est en train d’entrer par la porte mi-close, doucement, s’approchant de moi tout aussi lentement. Arrivée derrière mon dos, elle hésite, timide malgré tout, avant de poser la main sur mon épaule, recouverte de cette fine chemise de lin restée ouverte sur mon torse. Alors je me retourne vers elle avec un sourire complice, et nos lèvres se rejoignent presque naturellement, et elle se presse contre mon corps, sans sa fine robe violette au bustier beige et aux volants colorés d’un rouge usé.
Je la sens fébrile entre mes bras, tremblante comme la première fois, et elle me donne envie d’elle, de son corps, de ses formes, de ses mains sur ma peau et des miennes la caressant. Mais je sais que ça ne serait pas bien. Alors je m’écarte un peu, tout en gardant mon sourire. Elle rougit, souriant aussi. Visiblement ce baiser signifie beaucoup, pour elle. Comme si ça la liait à moi, en quelque sorte. Ce qu’elle ne tarde pas à confirmer, l’instant d’après, d’une voix faible, mais convaincue.
« Je ne veux plus t’abandonner, Cromax. Je ne veux plus vivre cette attente de te revoir. Même si tu ne veux pas de moi, je veux rester près de toi, à tes côtés… J’ai demandé ma démission. Je quitte ce bateau dès notre arrivée à Kendra Kâr… M’acceptes-tu avec toi, Cromax ? »
Je suis surpris, et touché par l’attachement tendre et sincère qu’elle me porte. J’ai été son seul amant, le premier à qui elle a donné son corps, et si ses sentiments ne semblent pas clairs, elle n’en est pas moins attachée à moi, et il serait cruel de la rejeter, maintenant.
Je la serre dans mes bras, à nouveau.
« Tu peux me suivre, Prunelle. La vie t’a fait don d’une liberté que tu n’estimes pas. Je ne peux pas t’empêcher d’aller où bon te semble. Et si c’est avec moi, je te protègerai… »
Puis, elle s’écarte, seule, cette fois, et me dépose un nouveau baiser sur les lèvres, souriante et émue, avant de faire demi-tour et sortir de ma cabine. Je me retrouve seul, une nouvelle fois, et je vais m’étendre sur mon lit, en attendant que la journée passe, que le voyage passe…