QUELLE LUMIÈRE JAILLIT PAR CETTE FENÊTRE ? C’EST L’ORIENT, ET… ASHREL, COBALT. PARDON. J’AIME MIEUX ÇA.
Et bien que la Dame, aux si brumeux atours et au regard gouverné par des millions d’étoiles, soit ainsi survenue pour objecter à cette délicieuse litanie venue du fond des âges, j’en garde en mon âme le spectre évanescent. Que de joliesse en si peu de mots apparue, et qu’aimerais-je ainsi jouer de la voix et de l’inflexion émue du verbe pour enchanter les heures si sombres ! Car d’un poignant témoignage naît ici une vérité tangible, ô lecteurs qui attendez toujours la suite de mes contes : Ashrel qui commença, et Cobalt qui poursuivit sans que je vis quelle bouche était sienne dans la foule immense et grise, ne firent que donner corps à une vive clarté jaillissant soudainement des tréfonds de cette crypte qui pourrait être (maintenant que j’y pense) mon souverain sépulcre.
Oui, éblouissante fulgurance que le reflet des lucioles, de loin en loin, sur la cuirasse émaillée du nouvel hôte qui s’achemine vers nous – vers moi, et la nébuleuse multitude ! Cela offre à l’œil absorbé et contemplatif myriade de couleurs chatoyantes et dansantes sur les âpres parois, parfois percées d’un éclat de quartz aux mille facettes, et donne ainsi à voir les verts, les ors et les rougeoyantes étincelles d’une broigne que je ne connus que trop, dans les fastes jours que je passai en Yscambielle…
...
Mais, oublieux que vous êtes, n’avez-vous donc point de réminiscence de celle qui fut mon Maître, tant adoré que honni, tant révéré que maudit ? De celle qui m’enferma dans cette tour d’ivoire, cette cage dorée où mes ailes ne savaient plus s’ébattre, de celle qui choya mes magiques brûlures, de celle qui les couvrit pourtant de ce masque d’iris aux pâles versants et aux broderies infatuées ? Point de facéties, voyons, car l’heure est grave : n’avez-vous donc nul souvenir de cette tresse à quatre brins entremêlés de fils d’argent, roulant sur une épaule fière et une cotte, à demi cachée de silm, faite des élytres d’un scarabée ? Il n’y a que cela qui puisse vous faire concevoir ces irisations splendides qui éclaboussent le boyau où présentement je suis, moire aux fantasques couleurs d’une bête ici même avançant – un scarabée me fait face, oui, mais qui toutefois se montre colossal. Là n’est point en effet l’insecte d’ordinaire, habituellement employé par les forgeuses expertes pour épaulettes mirifiques ou écu kaléidoscopique – et quand ils sont énormes, déjà, pour de simples plastrons. Non, là n’est point ce jouet des chasseuses, de quelques pouces à peine, mais bel et bien une chimère, longue de bientôt quatre pieds – trismégiste titan qui ne me cède que peu d’échappatoires : démesuré, il clôt le boyau tout à fait et me prive de toute fuite, et c’est bien prestement que ses multiples membres amènent jusqu’à moi ses assassines mandibules, promesses de carnage.
L’orbe entre les mains, je me redresse de toute ma grâce sur mon menu séant, et fébrilement jette un œil de gauche et de droite : une prière pour le salut de mon être me fait espérer une brèche dans le mur – mais rien. Mon cœur heurte une cadence déchaînée, et oscille en balance entre alarme et (quand même, hein, qu’est-ce que c’est beau !) admiration face à tant de splendeurs. Mais certainement n’est-ce point là le lustre de cette apparition qui draine dans mes veines cette froideur létale qui m’enserre la poitrine dans un étau glacé !
Quelle fatalité, tout de même, quand peu de temps auparavant je jurai devant Gaïa de ne point attenter à la vie de quiconque… ou de quoi que ce soit ! Funestes s’égrainent les instants que j’écris devant vous, car point ne vois-je ici de quoi tenir une promesse qui se joue et de mon obédience, et de mes propres jours.
Voyez en effet tout à coup la bête contre moi, et ses armes terribles en un moment lancées pour se frayer chemin sur la route que de mon corps je contrarie – les effroyables pinces dentelées comme l’est le sabre indigent fendent l’air dans un sifflement aigu qui me pénètre tout entière et insinue dans ma chair les premiers allants d’une réelle angoisse (parce que là, c’est sûr, je suis dans la fiente de lutinora jusqu’au cou) ; et tandis que la tête casquée de brun bascule dans une fatale giration, je me vois projetée au sol en prostration meurtrie : strident s’échappe de ma bouche le hurlement d’effroi et de douleur, tandis que déjà je pressens dans mes côtes myriade de fêlures tout prêtes d’éclater. Mes yeux se troublent dans la vision confuse et imprécise de mon meurtrier, qui semble difracté en diverses formations qui se superposent et s’écartent tandis que mon esprit s’enfuit dans un vague tourbillon. Et néanmoins il y a quelque chose que je vois bel et bien – ou alors, plutôt que je ressens en moi-même et qui existe en mon esprit comme authentique phénomène : il y a cet éclat soudain qui s’épanche de moi sans que je l’eusse agit le moins du monde, cependant que mon corps rencontre dans un fracas sans nom la dure paroi, comme une lame levée par l’instinct sans que le bras l’eût fait mouvoir. Faible est ce Trait de lumière qui, dans le labyrinthe que crée mon vertige incessant, évite mon ennemi de peu et frappe sans crier gare le plafond du tunnel – friable, il bruisse d’un murmure augurant mille peines. Car n’eût été ce coup qui fit effondrer une à une quelques pierres aiguës mais non mortelles, la bête point n’eût cessé son pas saccadé : m’ayant atteinte comme par mégarde, elle eût sans doute continué sans attendre son avancée dans la noirceur de la nuit – mais maintenant se voit-elle abasourdie par quelque cristal désolidarisé de la voûte, et conçoit-elle m’est avis un immense courroux tout aussi bestial que cruel à mon égard.
(Bravo. Extraordinaire. Je suis bien, moi, maintenant.)
Mon flanc toujours est-il aux prises avec de furieux élancements, mais point ne crois-je être déjà aux mains du noir Phaïtos qui, semble-t-il, m’attend et m’appelle en ce jour comme la reine que je suis. (Il doit se dire que ça serait classe, une princesse Aldryde aux Enfers…) Mais je refuse en mon fort intérieur que ce jour fût celui qui me verra mettre ma si noble élégance et les charmes de mon doux visage au service des ténèbres !
Mon esprit tout entier se tourne vers cette arme, l’unique que je possédai jamais, que je perdis naguère dans l’acide vicié et gangrené du Mantis – elle est sous mes yeux, tandis que nébuleusement je la rêve, indubitablement corrodée, verdissante et désormais vénéneuse. Elle, cadeau que Cérahe me fit au prix même de sa vie qu’elle mit en danger lorsqu’elle tua le loup… Etrange me vient cette pensée de Cérahe au moment où l’ennemi se exhibe ses menaces – pensée d’une seconde à peine est déjà si périlleuse ! Nonobstant, comment ne puis-je vers elle m’incliner en cette heure ? Alors que ce Maître de Lumière, toute entier versé au service de Gaïa, martela sa vie au contact des armes, moi-même je fis vœu opposé : quelle eût été son élan si en ma présente posture elle se fut trouvée ? Eût-elle aussitôt dégainé sa lourde épée arborant les glyphes de Gaïa ? Eût-elle saisi en son cœur les soubresauts puissants qui fondent sa magie, et en eût-elle usé à de malsaines actions ?
Ô, lecteurs, ainsi me voyez-vous, pitoyable gisante comme la pierre transfigurée, avec dans le cœur farouches bouillonnements de conjectures incongrues – et là, la bête qui tourne tout entière sa face contre moi. N’eussé-je chu en pareille position, ses mandibules criminelles m’eussent élaguée, mais la taille immense qui me brave et m’effraie le fait aux dépens de la célérité et de la souplesse des mouvements. Et la pince luisante sous la lueur miroitante des lucioles a beau vouloir racler le mur au-dessus de ma tête, rien n’y fait : l’envergure de son ellipse ne peut atteindre le faîte de ma chevelure à la blondeur de miel.
(HAHA ! Il fait moins le malin tout de suite, hein ?)
Aussi attends-je, l’ouïe perdue dans les crissements affreux de sa cuirasse et le grognement sinistre de la terre grattée. (Mais c’est qu’il s’entête !) Longuement s’étire l’attente, en effet, car la bête paraît prête à en découdre ici-même, en cet instant, et refuse tout autre issue à notre risible algarade – conflit qui ne dût même jamais avoir lieu. Et cette opiniâtreté, lecteurs qu’en mon cœur je ne peux qu’adorer, me confine à l’impatience – déjà, je vaticine : interminables jours, à gésir seulement sous la roide et inflexible férule de mon assaillant, sans pouvoir ni manger, ni boire, et point non plus, et ce moment viendra, respirer car l’air altéré insensiblement se raréfie. Toutefois, point ne suis-je Cérahe, et point ne veux-je aujourd’hui ni jamais, tant qu’en mon cœur résonnera le clair nom de Gaïa, voir de ma main périr nouvel être.
(Gaïa !)
Mes circonvolutions mentales ne me mènent qu’en portes qui se referment de toutes parts !
(Qu’attends-tu donc, pauvre Aro, que Zewen soit clément ?)
Ma posture, de plus, perd à mesure que ma patience s’évapore les derniers restes de confort qu’elle pût avoir. Je m’agite, remue, dans des accès d'agacement qui pourraient être laids si je n’étais de telle merveilleuse complexion. Et tandis que dans des sursauts malhabiles je tente d’offrir à mon flanc les douceurs de ma couverture de fourrure – elle-même pendue à mon côté – et ce sans rencontrer du sommet de mon crâne les pinces gigantesques du scarabée géant, je perçois sur ma hanche la rondeur désagréable de mon écoscarcelle. (Hm, comme si je n’étais pas assez mal installée…) Alors retiré-je de dessous moi ma bourse en écosse de petit pois, et afin de, pour ainsi dire, tuer le temps, j’en mire l’intérieur avec force attention – n’étaient-ce ces bruits écœurants de la bête creusant et creusant encore une excavation au-dessus de moi, qui mettent à mal les résurgences de volonté qui demeurent en moi. Je dénombre alors la flasque de potion que je préparai pour l’Aldryde scélérat, monceaux de trésors scintillants d’or, ainsi que…
(Heu.)
Avez-vous, ainsi que je ne le crois pas, plus de mémoire que moi des événements passés que j’eusse pu vous raconter ? Car se trouve là entre mes doigts un rutilant fragment de miroir brisé, qui ne ressurgit nullement entre mes souvenirs…
ARO ? - Hm ? C’EST CÉTAYALES QUI TE L’A DONNÉ, NE T’EN SOUVIENS-TU DONC PAS ?
Qu’est-ce à dire ? La voix de celui nommé Cobalt vibre en mon âme, mais ses paroles ne m’évoquent rien… L’empire de la divine Femme-Arbre sur mes sens et ma conscience ne me laissa que peu de traces de ce qui m’amena en Ynorie – alors que pourtant je traversai d’un bout à l’autre une terre dont je ne savais rien.
USE-EN À BON ESCIENT. - Comment ça ? TU VAS VITE LE SAVOIR.
L’affilé éclat hyalin glisse et roule entre mes doigts, qui ne savent comment et par où le saisir. Alors que je l’approche de mon visage, le spectre qui m’apparaît me fait soudain frémir : mais quelle est donc cette apparition, tenant plutôt des ombres que de la vie ? N’eût été le masque d’iris aux fastueux décors, je ne m’eusse reconnue dans ces traits : l’œil sombre et hagard, envolée d’un esprit dans les abîmes de déconfiture, d’abattement, tout autant que de peine, d’effroi et de chagrin ; le cheveu, quant à lui, entièrement défait des superbes sculptures qui le tenait en arabesques princières, et terne, et plein de sang et de fange ; la peau, d’ordinaire d’une opalescence de lait, brunie et défraîchie par de trop nombreuses heures d’angoisse… Que t’est-il arrivé, toi qui te présente sous les noms glorieux d’Yscaelle et de Cahië, et qui est à présent plus parente des chonkras dans leur boue ?
Mais l’image tout de suite disparaît, pour laisser place à un tourbillon de mots chantants qui me happent dans leur valse dorée – la magie qui s’acquière sans se courber au labeur ? Car, oui, lecteurs, sachez mon puits torrentueux de puissance s’éveille de la tangence de ces formules dont je m’abreuve sans même le vouloir ! Je goûte l’ascendant de ces mots sur mon esprit, et n’y puis rien ! Grande est la paix qui tout à coup me submerge, et je sais qu’à mon tour je saurai en envahir mon ennemi aux si féroces desseins. La magie noie mes pores, baigne mon regard, perce mon derme et fulmine dans l’air comme les crépitement de la foudre – la bête cesse en un instant son va-et-vient lugubre, du fait d’un Calme animal…
...
… mais il est trop tard ! Ouvrez l’oreille ainsi que moi, lecteurs, pour ouïr maintenant ces craquements mortels qui déchirent la terre !
(Ça sent pas bon. Pas bon du tout.)
Libérée de ma cage par le scarabée qui n’éventre plus la parois de sa pince, je me relève subitement, la poitrine rompue de battements sans frein – la panique plus que tout autre chose m’assaille en cet instant, car je crois reconnaître la facétie du destin. L’excavation peu à peu ouverte par l’ennemi rongeant la terre a tôt fait de rejoindre les fissures que moi-même j’ouvrai naguère de mon Trait de lumière, et la crypte tout entière est sur le point de se fendre en éboulements meurtriers ! Je ne crois qu’en mes jambes, et malgré la douleur qui me tenaille toujours les côtes, je me mets sous vos yeux à courir vers le fond du tunnel, mue par une force que jamais je ne connus : la peur, certainement, de se savoir mourir bientôt.
Point ne me retourné-je cependant que les grondements des pierres s’adjoignent au cri d’agonie lancé par la bête qui se trouve prise au piège dans un boyau trop étroit pour sa haute stature – bien trop affolée serais-je de connaître avec précision ce qui m’attend ! Mais le bruit, comme celui d’un torrent qui se déverse soudainement à la levée d’un barrage, me poursuit bien plus vite que je ne puis moi-même avancer. Le plafond tout entier s’ouvre, béant, abîme inversée qui me promet ma mort – et je cavale sans plus penser à rien qu’à ma fuite éperdue ! Soudain un coude. Soudain un autre. Soudain… soudain le corps sans vie d’un autre scarabée ? L’éboulement à sa rencontre forme un appel d’air qui me soulève comme une plume – et là, je sens tout à fait cette fin qui m’attend…
Pourtant non ! Je me vois propulsée en avant, dans une roulade digne des plus habiles acrobates – une pensée pour les lucioles qui j’espère n’auront point trépassé – et m’écroule contre l’Aldryde que je viens frapper avec toute la véhémence de mon envolée ! Tous deux, nous dévalons ce qui reste de tunnel, et, ne pouvant manifestement pas apprécier un nouveau virage, nous nous emplafonnons dans un mur – immédiatement crevé par la puissance de l’impact.
Me redressant sur lui, qui gît comme un damné, je ne peux qu’avoir le souffle coupé par la vue que l’on m’offre. A un grognement de lui, je lui jette un regard.
- Salut…
Mais mon esprit tout entier demeure dans la contemplation de cette merveille, songe solitaire, fantasme d’enfant, cristallines formations d’un monde que je veux mien.
(((Apprentissage par parchemin (miroir) de Calme animal.)))
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CAHIDRICE ARO. PRINCESSE ALDRYDE, ACTUELLEMENT DANS LA MERDE.
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