| Le petit matin était venu avec une excellente surprise.A son réveil, le soleil brillait de milles feux et la forêt semblaient bien moins menaçante, les rares poches de brume concentrées autour des points d'eau éparses qu'il avait raté en arrivant. Adnyen n'avait toujours pas émergé et respirait paisiblement à ses côtés. Maintenant qu'il pouvait voir à plus de dix mètres, les premiers signes de vie lui apparurent,
 sous la forme d'une biche effrayée disparue à peine le rôdeur levé, et quelques oiseaux un peu trop curieux accrochés aux branches au dessus de sa tête.
 
 Alors qu'il tentait d'extraire sa carcasse, les courbatures vinrent bien vite éveiller de nouveau ses sens et lui arrachèrent un long râle de douleur, sa jambe lui semblant pulser,
 enflée, la douleur irradiant depuis son pieds jusque son aine. Avait-il quelque chose de cassé ? Impossible à dire. Serrant les dents, Bo'rham se hissa sur son autre jambe et claudiqua jusqu'au premier arbre venu, empoignant une branche en bonne santé de ses deux mains avant d'y appliquer le poids de son corps, la faisant casser net à sa jonction avec le tronc.
 
 Le temps que la jeune enfant se réveille, le rôdeur s'était assis, dos à l'écorce, taillant la longueur de bois récupéré avec son Croc d'une façon rustique, artisanale, mais efficace.
 Admirant un instant son oeuvre et la beauté des lieux désormais plus calmes, un son parvint cependant à le faire bondir sur deux pattes d'un seul mouvement fluide alimenté par une véritable terreur : les tintements métalliques. Portés par le vent, ils étaient clairement audibles, et semblaient résonner par dizaines.
 
 Se plaquant au tronc, Bo'rham se prépara au pire, son couteau élevé à hauteur de son visage, prêt à frapper aux yeux le premier adversaire venu. En d'autres circonstances, il aurait tendu des fils, placé des pièges simples et sécurisé un minimum l'endroit où il comptait passer la nuit, mais il se trouvait ainsi pris au dépourvu.
 
 Après quelques minutes d'attente, et voyant que rien ne venait à lui, il se décida à passer prudemment la tête de côté, jetant un rapide coup d'oeil en direction du dernier bruit entendu. Un simple éclat se fit apercevoir et Bo'rham était déjà derrière le chêne protecteur. Adnyen, jusque là cachée dans son trou, se leva soudainement, ignorant l'exclamation énervée de son protecteur pour trottiner droit vers le danger.
 
 Perdant le contrôle de la situation, il tenta le tout pour le tout. Alors que la jeune fille passait à sa hauteur, le rôdeur surgit de son couvert pour faire barrage à toute flèche, se sacrifiant, bras tendus pour éviter que sa protégée n'ai l'idée de le contourner.
 Résigné, son regard balaya alors les environs, à la recherche d'un éventuel tireur embusqué, revenant sur l'éclat vu précédemment. Après une rapide inspection, le dangereux instrument se trouva être un porte bonheur Ynorien, accroché aux branches de la forêt par les habitants superstitieux. Il lui était déjà arrivé d'en rencontrer, mais leur tintement au vent n'avait jamais capté son attention autant que cette fois là.
 
 De rage, il s'empressa de l'arracher, faisant fi du métal ouvragé, de la soie travaillée ornée de brodures soignées et de messages protecteurs, pour jeter le tout au sol, lâchant son Croc en cédant un genou au sol, débordé par les évènements. Il revoyait sa fuite, la petite dans ses bras, les risques pris pour elle, pour de simples grigris.
 
 Pourtant, il ne pouvait se séparer de ce sentiment qui le prenait aux tripes, l'angoisse que quelque chose ai fait de lui sa proie et cherche à le traquer, lui et la petite.
 
 Dans un silence de cimetière, il prit la main d'Adnyen et commença à marcher, ignorant les grognements de son ventre et de celui de la petite, lui donnant à l'occasion quelques baies ou champignons sans pouvoir vraiment faire plus.
 Alors qu'ils marchaient tranquillement, comme une simple promenade, le doute commençait à l'assaillir, et les choses qu'il avait pu vivre se faisaient de moins en moins claires. S'il avait confondu un grigri avec des combats armés, qu'avait-il pu interpréter d'autre ?
 
 Alors qu'ils passaient le dernier arbre, les troubles se dissipèrent un peu, la campagne d'Oranan se voulant rassurante, les fermiers déjà à l'oeuvre vu l'avancée de la matinée,
 tandis que les remparts se dessinaient plus loin, légèrement en contrebas par rapport à la forêt située en colline, laissant voir les différents bâtiments majestueux qui l'ornaient comme autant de pierres précieuses sur un collier raffiné.
 Il aurait apprécié la vue plus longtemps si Adnyen ne l'avait pas pressé, le rôdeur claudiquant bien trop lentement à ses côtés pour ne pas frustrer l'enfant trop heureuse de retrouver les siens et qui déjà se prenait à courir en face de lui, souriante, radieuse même.
 
 Un léger cri chercha à attirer son attention, alors qu'un vieil homme et son fils, jeune adulte, l'interpellaient en agitant le bras, visiblement accueillants. La petite s'empressa de les rejoindre à grandes foulées, discutant déjà avec eux avant même qu'il n'eut franchi la moitié de la distance les séparant du fermier.
 Soulagé, Bo'rham regarda attentivement la discussion à défaut de pouvoir la comprendre,
 ne s'étant vraiment pas assez impliqué dans la culture locale pour comprendre autre chose que les bases, les paysans n'étant pas de bons professeurs.
 
 Le vieil homme s'avança le premier, mais aucun sourire n'ornait son visage. Le jeune homme, lui, attirait déjà la jeune enfant à l'écart, Adnyen lançant un regard intrigué à son protecteur, par dessus son épaule. Fronçant les sourcils, il tenta un simple hèlement pour la garder près de lui, répétant basiquement son nom. S'ensuivit un dialogue de sourd, les grands gestes imprécis ne servant qu'à irriter un peu plus le vieil homme, qui tenait de plus en plus fermement son outil de travail alors que son fils continuait d'attiser les ennuis en écartant toujours plus Adnyen hors de la discussion.
 
 Puis vint le drame. Excédé, Bo'rham laissa tomber sa béquille de fortune et chercha à décaler le vieil homme sur le côté pour rejoindre directement sa pupille. Il ne s'attendait pas du tout à se faire frapper violemment au visage, se retrouvant avant de trop comprendre au sol. Le vieil homme, trônant au dessus de lui, indiquait en alternance la jeune enfant, et les armes du fugitif aux airs de bandit. Un vieux dicton local disait qu'un couteau ne servait qu'à couper, mais son arbalète, quand à elle, passait vraiment mal. Le prenait-il pour un brigand ? Un braconnier ?
 
 Couvert de terre, blessé au pied, il aurait aussi bien pu passer pour un déserteur d'Oaxaca au point où il en était. Au fond de lui, il pardonnait volontiers au vieil homme de vouloir défendre également à sa façon la fragile Adnyen, et se doutait bien que ses intentions étaient bonnes.
 
 Mais voilà, Bo'rham n'en avait plus grand chose à faire. Si près du but, il n'allait pas se laisser mettre des bâtons dans les roues, même si les Treizes souhaitaient s'y mettre.
 D'un geste vicieux, il frappa du tibia la cheville du fermier qui flancha sans tomber pour autant, reculant par réflexe en lui offrant la place pour se redresser, s'appuyant avec difficulté sur son genou et son pied déjà douloureux, mal bandé et fraîchement blessé.
 
 Evidemment, le niveau de violence ne tarda pas à grimper et, s'il s'était jusque là contenté de le frapper du poing, l'homme tenait désormais sa fourche fermement. L'outil,
 recourbé, vicieux, sale, promettait au mieux une convalescence infernale et au pire, une agonie douloureuse : une épée donnait la mort rapidement, au moins.
 
 Lorsqu'il le chargea, ce fut de la façon la plus simple possible, courant droit devant en tenant fermement son hast contre lui, pour le propulser à quelques pas de son but : si Bo'rham n'était pas un combattant d'exception lorsqu'il s'agissait des duels honorables,
 il savait en revanche s'y prendre pour les coups vicieux : alors qu'il cherchait une botte intelligente où désarmer son adversaire et le maîtriser avec une clé de bras, la réaction élue fut de jeter purement et simplement son arbalète inutile, jusque là pendant à sa ceinture. La pièce de bois et de métal heurta sans grand dégât le lancier en plein visage,
 pour un effet presque comique. Les deux individus se regardèrent et, l'espace d'un moment, le fermier manqua de sourire, s'attendant au pire à mourir dignement. Se prendre un objet cassé dans la figure devait le rassurer de ne pas faire face à un ancien soldat.
 
 Mais cette fois, c'était au tour de Bo'rham de vouloir en découvre. Et alors que sa cible se voulait bien moins bagarreuse, lui avait atteint son point de rupture. Doucement, il saisit son écharpe de fortune et l'enroula autour de sa main gauche, son Croc déjà en place à sa droite. Plutôt que de tourner autour du paysan, il zigzagua, gênant la prise de l'homme qui se devait alors d'alterner. Il observait ses mains, et la façon dont il tenait son outil agricole, en tâchant de percevoir quand ce dernier pourrait lui vouloir du mal. Lui, avançait avec le plus d'assurance possible, ce que son handicap laissait difficilement paraître. Il boîtait.
 Lorsqu'enfin il fut suffisamment près, l'Ynorien, qui déjà hurlait à son fils d'emporter la fille à l'abri, tenta quelques bravades, reculant en même temps qu'il projetait ses estocades en visant tantôt la jambe avancée de Bo'rham, tantôt sa main lorsque celui-ci tentait d'agripper son fer en se protégeant avec la pièce de tissu l'enrobant.
 
 Un coup chanceux vient percer légèrement le mollet gauche de Bo'rham sans rencontrer de conséquences, le rôdeur reculant en grognant alors qu'un léger filet de sang s'en écoulait sans plus de gravité. Mais il était parvenu au point qu'il souhaitait. D'un geste, il s'effrondra sur lui même, genou à terre, pour empoigner l'arbalète volante qui avait marqué son premier geste. Une fois de plus, l'objet s'envola, mais en une jolie courbe, presque une passe. Instinctivement, l'homme la récupéra d'une main, sans effort. Saisissant l'occasion, Bo'rham se saisit alors de sa hampe et le tira à lui, lui brisant le nez d'un coup de coude méchamment placé sur son arête, avant de s'envoyer rouler à terre avec lui, l'empoignant désormais au poignet pour lui faire lâcher son arme de fortune, désormais obsolète.
 
 Cependant, même dans la force de l'âge, l'homme gardait une certaine force et une envie de vivre, et ce qui aurait dû être un coup fatal ne donna rien de concret : alors que Bo'rham balança son arme, le couteau vint se planter dans le sol en se contentant d'entaille l'épaule du malheureux sous lui. Un coup de genoux au bassin le fit rouler de côté tandis que sa proie libérée rampait déjà vers la fourche délaissée.
 Lorsque le deuxième coup de Croc partit, ce fut cette fois dans la lignée des techniques déloyales tant de fois apprises sur des individus à terre. La lame vicieuse, crantée, vient mordre dans la chair et les ligaments du tendon d'Achilles sans le couper net, l'arrachant plus qu'autre chose.
 
 Le cri de l'homme signifia le succès à Bo'rham avant même que le sang ne coule et déjà ce dernier se tenait au dessus de lui, interférant avec les larges mouvements que faisaient l'outil dans les mains paniqués de l'Ynorien blessé. Plusieurs fois, le fer passa trop près de sa tête pour l'assurer d'un coup facile, et son mollet manqua de le faire trébucher à deux reprises. Lorsqu'enfin Bo'rham réussit à battre le fer, il s'écroula sans plus de finesse sur le vétéran pour reprendre leur lutte, roulant, cognant et mordant malgré l'épuisement et les blessures.
 
 Un oeil au beurre noir, un bras mordu jusqu'au sang et un mollet piqué plus tard, la lame honnie pendait telle une vieille légende au dessus de la gorge de l'Ynorien, dont les mots semblaient déjà bien plus clairs aux oreilles du rôdeur. Lorsque celui-ci arracha désespérément son collier, il répliqua d'un nouveau coup de coude au nez et la poigne du fermier ne devint plus un obstacle suffit pour empêcher le Croc de venir mordre à travers la chair de son buste, pressant d'abord lentement à la manière d'une lame émoussée avant de scier en travers de ses chairs, la douleur amplifiée par la lenteur de la pénétration, tout à l'honneur de l'homme qui luttait encore malgré la fin évidente.
 
 Loin de témoigner de pitié, et hurlant une dernière fois sa rage, Bo'rham se pencha en avant, essuyant un coup de poing, pour appuyer le poids de son corps sur sa prise, achevant de fendre le fermier au point de le traverser, brisant une côte au passage.
 
 Essuyant du revers de la main le léger filet de sang qui s'écoulait de son nez, le rôdeur se redressa à genoux, à cheval sur sa victime, jetant un regard fou sur sa protégée qui déjà s'éloignait de lui. Il ne voyait déjà plus le blanc de ses yeux, mais l'empressement du jeune homme qui la portait au loin lui laissait croire qu'elle avait tout vu.
 
 Il hésita alors, torturé entre l'envie de suivre Adnyen, l'amener de lui même auprès d'une personne de confiance qui prendrait soin d'elle, et la satisfaction de se savoir parti en monstre et non pas en héros, que des personnes respectables l'aient prise en charge.
 
 Doucement, il s'aida de la fourche du vieil homme pour se redresser, venant finalement récupérer son bâton et son arbalète afin de claudiquer plus loin, en direction de la capitale, ignorant simplement l'homme, le sang, la boue, les blessures, pour suivre de loin Adnyen.
 
 Tout ce qui comptait, c'était de savoir qu'elle serait en sécurité. Après ça, il serait libre de partir. De disparaître.
 
 Et le goût du sang ne l'avait pas quitté.
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